A l’approche des échéances électorales de 1992 et 1993, le RPR et l’UDF sont à nouveau à l’offensive et s’estiment certains de parvenir à conjurer leurs échecs successifs de 1981 et 1988. Parallèlement, le Front national poursuit méthodiquement son enracinement dans la société française, avançant pas à pas des analyses et projets au contenu ouvertement raciste et fascisant. Tenter de comprendre une telle situation, ses origines et ses ressorts apparaît d’autant plus important que la droite ne fait que trop rarement l’objet d’études approfondies. Dans les limites de cet article on tentera d’apporter quelques éléments pouvant contribuer à éclairer les forces et faiblesses de la droite en France. Il n’est pas inutile de commencer par revenir à grands traits sur certaines caractéristiques qui ont marqué son histoire récente.
Le virage idéologique des années 80
De Gaulle a toujours assigné un rôle déterminant à l’État: “L’économie commande directement le destin national et engage à tout instant les rapports sociaux… Cela implique une impulsion, une harmonisation, des règles, qui ne sauraient procéder que de l État. Bref, il faut le dirigisme”[[De Gaulle, Mémoires d’espoir I, Plon, p. 159.. Cette orientation s’est traduite aussi bien à la Libération par d’importantes nationalisations, l’instauration de la Sécurité Sociale ou de la planification à la française, qu’après 1958 dans les politiques volontaristes de modernisation et de concentration du système productif, d’aménagement du territoire ou de recherche scientifique. En même temps, de Gaulle ambitionnait un grand rassemblement unissant l’ordre et le mouvement, la gauche réformiste et la droite, dans un élan national, derrière le maître-mot de participation.
Cette double orientation résume bien les spécificités du “fordisme à la française” tel qu’il s’est développé depuis 1945 au travers du rôle déterminant de l’État, que cela concerne le régime d’accumulation ou le mode de régulation[[Cf. Pierre Bauby, L’État-stratège, Éditions ouvrières, 1991.. Jusqu’à la fin des années 1970, l’idéologie de droite est dominée par les doctrines issues de la Résistance : catholicisme social et gaullisme. Celles-ci ont des caractéristiques communes : confiance dans le rôle interventionniste de l’État, aussi bien au niveau économique et social, que réformisme qui vise une redistribution des richesses au nom du principe d’égalité.
Une fois passé le choc de mai 1968, les tentatives de poursuivre dans la même voie ne manqueront pas : reconnaissance de la section syndicale d’entreprise en 1968 même ; projet gaullien de relance de la participation et de régionalisation en 1969, qui n’échouera que par la conjonction de l’opposition de la gauche et de la mobilisation des vieux notables menacés ; tentative de “nouvelle société” de Jacques Chaban-Delmas, inspirée notamment par Simon Nora et Jacques Delors se traduisant par la mensualisation des salaires (1970) ou le congé-formation (1971) ; réformisme du début du septennat giscardien (de la majorité à 18 ans au licenciement économique, en passant par la contraception, le divorce ou l’IVG). Parallèlement, l’État conduit l’ “impératif industriel” (VIe Plan) visant à accélérer la modernisation et la concentration de l’appareil productif et à renforcer sa capacité de pénétration sur le marché mondial.
Les premières réactions à la crise économique de 1973 seront guidées par la même logique : relance classique reposant sur le déficit budgétaire, poursuite de l’augmentation des salaires, mesures d’élargissement de l’État providence (extension du champ de la Sécurité Sociale, allocations chômage) ; dans les faits, les entreprises payeront les effets du premier choc pétrolier.
A partir de 1976, intervient cependant une inflexion que manifeste la série de plans de redressement de Raymond Barre, qui inversent graduellement les priorités dans le sens du redressement de la compétitivité des entreprises, mais sans remettre en cause le rôle décisif de l’État. A partir de ce moment, l’emploi cesse d’être un objectif pour devenir un solde. La réorientation sera d’autant plus limitée qu’elle se mènera sous de fortes contraintes politiques (législatives de 1978 et présidentielles de 1981) tenant à la montée de la gauche, qui apparaît alors porteuse d’une issue à la crise.
Ce n’est, en fait, qu’après 1981 que la droite mènera à son terme l’analyse de la crise et la remise en cause de ses orientations antérieures, puisant dans le libéralisme anglo-saxon. De manière feutrée en 1979 et de façon beaucoup plus franche à partir de 1981, le RPR s’engage dans un intense processus de renouvellement intellectuel qui l’éloigne de ses vieilles hérédités gaullistes et s’inscrit dans le sillage immédiat de cette grande mythologie libérale qui semble essaimer dans toutes les sociétés occidentales. Le RPR inverse la dualité caractéristique de l’ère giscardienne : au couple dirigisme économique-libéralisme culturel, il oppose le couple libéralisme économique-ordre moral. Il tente ainsi de fédérer les composantes plus ou moins éparses de la droite autour d’un grand projet libéral et conservateur dont il serait tout à la fois l’inspirateur privilégié et l’exécutant principal. En même temps, le RPR opère un recentrage idéologique, se renforce, se rajeunit, se notabilise, ce qui amène une érosion de sa base populaire et un éloignement croissant du gaullisme historique qui se voulait résolument “interclassiste”.
Dans la foulée, l’UDF se rallie également au libéralisme, même si la CDS traîne les pieds, et à l’entreprise chiraquienne. Pour la première fois, le RPR et l’UDF acceptent le qualificatif de “droite” au lieu de se réfugier derrière le paravent du “centre”. Les échecs et reculs de la gauche ouvrent un espace au développement de la doctrine libérale et à son implantation dans l’opinion.
Comme celui du XIXe siècle, ce libéralisme cultive le credo de la liberté de l’entreprise et de l’individu et celui de la toute-puissance du marché, hors de toute intervention de l’État ; il célèbre l’élite et les inégalités, louange l'”enracinement national” et la famille, dans la tradition de la droite nationaliste.
Mais ce libéralisme est en prise avec les défis des années 1980, adapté aux réalités de la France et non pas copie conforme du reaganisme ou du thatchérisme. Fondamentalement, il repose sur une analyse de la crise comme blocage du modèle de développement, du régime d’accumulation fordiste. Il accepte et revendique la rupture d’avec ce modèle et ne propose pas un illusoire retour à avant la crise. Ce qu’il recherche et propose, c’est un nouveau modèle qui se veut hégémonique, un modèle de sortie de crise, de nouveaux rapports sociaux, de nouveaux rapports de force, en France comme à l’échelle mondiale.
Le libéralisme fusionne avec des réalités concrètes, politiques, sociales et culturelles de la société française d’aujourd’hui : il active et réactive des liens et réseaux sociaux, notabiliaires, associatifs ou “professionnels”[[Raymond Barre se montrera particulièrement actif en la matière, cf. Jean-Louis Rémilleux, Les Barristes, Albin Michel; Michel Chamard et Joseph Macé-Scaron, La galaxie Barre, La Table ronde. ; il utilise ses reconquêtes du “local” (municipalités, conseils généraux et régionaux) et bénéficie pleinement de la décentralisation; il tire profit de ses investissements démultipliés dans les médias nationaux et locaux, de l’empire Hersant à bon nombre de radios privées ; il suscite un travail de renouvellement, de radicalisation et de cohésion idéologiques, qui s’appuie sur les inquiétudes liées à la crise et le repli sur la sphère privée.
Avec ce libéralisme, les droites françaises rencontrent un certain nombre d’évolutions profondes socio-culturelles liées à l’augmentation des qualifications, des niveaux d’éducation, d’information et de culture, comme aux aspirations exprimées en mai 1968 et depuis. Ainsi, l’anti-étatisme libéral rencontre un écho dans les rejets d’un appareil d’État bureaucratique, envahissant et tatillon, dans le refus du dirigisme et de la dépossession de la maîtrise des choix. Pour autant, cet anti-étatisme ne correspond pas tant à une diminution de l’intervention de l’État, prétendument confiné à ses tâches “naturelles” – souveraineté nationale et justice – qu’à un recentrage de celle-ci dont la finalité est le redéploiement des capitaux : priorité absolue au profit et à la concurrence, privatisations, libération des prix, des charges du travail et désengagement des secteurs sociaux[[Cf. RPR, Libres et responsables, 1985. ; le credo libéral rejoint ici l’exaltation des inégalités qui fonde une double filière en matière d’école, de santé, de protection sociale. En même temps, l’État doit renforcer sa fonction répressive selon une logique sécuritaire qui associe étroitement insécurité, chômage, immigration et terrorisme.
Malgré l’étroitesse de sa majorité parlementaire et la stratégie anti-cohabitationniste de Raymond Barre, Jacques Chirac choisit en 1986 d’appliquer rapidement ce programme, obligé qu’il est de “réussir” pour préparer l’élection présidentielle de 1988. En six mois, d’importantes réformes interviennent, de la libération des prix à la suppression de l’autorisation administrative de licenciement en passant par la baisse des impôts directs, l’institutionnalisation de la précarisation de l’emploi, le démantèlement de la recherche, les privatisations et une série de mesures en faveur des possédants, rentiers et thésaurisateurs (loi en faveur des copropriétaires immobiliers, rétablissement de l’anonymat sur la possession d’or, suppression de l’impôt sur les grandes fortunes et des tranches d’imposition supérieures, “blanchissement” du rapatriement des capitaux évadés…).
Les privatisations sont menées tambour battant, comme symboles du recul de l’État, de la liberté individuelle, du capitalisme populaire, du renouvellement et de la démocratisation des élites économiques[[Cf. Edouard Balladur, Je crois en l’homme plus qu’en l’État, Flammarion.. La manière dont ces privatisations ont été mises en oeuvre ne correspond cependant pas à un désengagement total de l’État : la constitution des “noyaux durs” d’actionnaires stables, et les participations croisées qui en découlent, permettent la permanence de l’élite politico-administrative dans laquelle la haute fonction publique joue un rôle déterminant.
Parallèlement, la doctrine sécuritaire est moins pensée que professée sous la pression du Front national. La droite prend le risque de mécontenter les franges les plus modernistes ou les plus chrétiennes de son électorat et assume celui de faire le lit de Le Pen qui dit tout haut ce dans quoi l’UDF et le RPR s’embarrassent.
Le virage idéologique libère des espaces sur la gauche du RPR et de l’UDF et recrée en partie un centrisme libéral et social, alors que l’un des acquis principaux de la droite depuis 1974 avait été justement de fondre dans un même ensemble ses composantes “gaullienne” et “centriste”. Au processus d’homogénéisation progressive de la droite, liée aux contraintes bipolaires du système politique, succède une tendance à l’émiettement.
Les obstacles n’ont pas manqué dans la mise en oeuvre du programme libéral, amenant à partir du début 1987 une atténuation de son rythme et de son ampleur. Obstacle politico-institutionnel, avec la présence à l’Élysée de François Mitterrand qui, s’il ne disposait plus des ressources lui permettant de conduire la politique du pays, a pu freiner, par ses actes comme par ses déclarations, la mise en oeuvre de la politique gouvernementale. Obstacle tenant aux mouvements sociaux de l’hiver 1986-1987 (lycéens et étudiants, cheminots), qui ont confirmé que la société française n’est pas convertie à un libéralisme doctrinaire[[Les sondages montrent que, dès avant mars 86, une majorité d’électeurs RPR-UDF était contre la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes, la limitation des remboursements de la Sécurité Sociale, la diminution des indemnités de chômage ou la suppression des diplômes nationaux dans les Universités, et plus généralement contre la remise en cause d’un certain nombre d’acquis sociaux égalitaires., que l’expression de l’individualité pouvait se conjuguer avec solidarité et refus de l’exclusion. Obstacles économiques, le regonflement des profits, réalisé et attendu, n’ayant pas entraîné mécaniquement la reprise promise des investissements et de la croissance, compte tenu, en particulier, des incertitudes économiques, financières et monétaires internationales. Obstacle politique, avec l’existence, aux franges de la majorité RPR-UDF d’un Front national ultraconservateur qui effrite sa capacité de rassemblement. Le glissement conservateur du discours de la droite avant 1986 avait créé une brèche dans laquelle s’est engouffré Le Pen en poussant à l’extrême la logique libérale et en jouant de l’idéologie sécuritaire, xénophobe et raciste. La présence du Front national a créé une situation nouvelle à droite, faite de concurrence, en même temps qu’il continue à y avoir connivences et interpénétrations à tous les niveaux.
C’est dans ce contexte et pour ces raisons que la droite a de nouveau perdu l’élection présidentielle de 1988, accentuant encore ses interrogations existentielles. La crise de la droite est manifeste : pluralité de leaders, dont aucun n’est en mesure de s’imposer comme fédérateur; difficulté de l’UDF à maintenir sa cohésion; compétition électorale non seulement avec la gauche mais aussi avec le Front national ; impasses stratégiques et idéologiques. La droite modérée apparaît singulièrement fragile, incapable d’abord de contenir la gauche, incapable de gérer l’émergence du Front national, incapable de consacrer ses victoires électorales des années 1982-1986.
RPR : que reste-t-il du gaullisme ?
Le RPR est un parti solidement structuré, maillant l’ensemble du territoire. Il se veut parti de masse et de militants, à la différence de ce que furent l’U.N.R. et l’UDR. Cette caractéristique, qui renoue avec une part de l’héritage gaulliste, est à rattacher à la période d’exclusion du pouvoir dans laquelle se sont trouvés les gaullistes depuis 1976. Si le RPR revendique 700 000 adhérents, la consultation de son fichier à la fin de 1986 ramène cependant le chiffre à moins de 100 000. Cet aspect parti de masse remplit plusieurs fonctions (de manière semblable à ce qui intervient au PS) : la vie organisationnelle en fait un lieu de socialisation politique et d’émergence, pour de nouveaux cadres ; c’est un réseau permettant la mobilisation et la participation politique ; c’est aussi un moyen de recaser les anciens ministres…
Le président du RPR est de fait le candidat à l’Élysée. Élu au suffrage universel et sans concurrent, il n’a à souffrir aucune contestation, au moins aussi longtemps qu’il réussit. Mais, du coup, il devient l’homme d’un parti, ce qui limite d’autant sa capacité d’en dépasser le cadre. Quoi qu’il ait essayé de faire croire, Chirac ne fut en 1981 et 1988 que le candidat du RPR et ses deux candidatures ont obtenu des résultats comparables au premier tour (18 et 19,9 %).
C’est un véritable traumatisme qu’a subi le RPR après son double échec de 1981 et 1988. Alors qu’il avait été créé en décembre 1976, quelques mois après la rupture intervenue entre Giscard d’Estaing et Chirac, pour propulser ce dernier à la présidence de la République, il s’en est révélé incapable; conçu et organisé au service du candidat Chirac, le RPR a en même temps limité sa capacité d’en dépasser le cadre. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que les interrogations aient porté tout à la fois sur le leadership du mouvement (Chirac n’est-il pas marqué par le syndrome de l’échec ?), sur l’organisation (le RPR est-il adapté aux années 1990 ?), sur la stratégie de reconquête (les primaires avec l’UDF ayant révélé leur caractère néfaste, comment aboutir à une candidature unique ? quelle attitude adopter par rapport à Le Pen avec lequel/sans lequel il est impossible de gagner ?), sur le contenu politique (l’échec du libéralisme pur et dur des années 1980 est-il conjoncturel ou structurel ?).
Reste la référence mythique au gaullisme. De Gaulle opposait à l’existence d’un parti traditionnel la conception d’un vaste rassemblement à l’image de la société, largement ouvert sur ses forces vives ; aujourd’hui le RPR représente la caricature de la forme partidaire ultra-centralisée : c’est un parti de militants, solidement structuré, fortement ancré dans les couches moyennes traditionnelles. Une évolution similaire est intervenue dans la composition de l’électorat. Alors que de Gaulle avait réussi à rassembler largement dans toutes les couches de la population, y compris les milieux populaires, l’électorat Chirac de 1988 ne présente plus aucune spécificité du gaullisme et a toutes les caractéristiques sociologiques du conservatisme (cf. encadré).
De Gaulle avait été amené à se démarquer des visions les plus xénophobes, frileuses, passéistes et conservatrices pour promouvoir cette “certaine idée de la France” à laquelle il tenait tant; au contraire, le RPR de Chirac apparaît replié sur la défense des valeurs les plus traditionnelles, incapable d’esquisser une alternative aux valeurs véhiculées par le Front national.
Le nouveau programme, “La France en mouvement, rassembler pour changer”, adopté lors du Congrès du RPR des 26-27 octobre 1991, peut prêter à sourire. Présenté comme contribution du RPR au futur programme commun RPR-UDF, il se révèle être un catalogue de promesses électoralistes tous azimuts : baisses des impôts pour tous, aides aux paysans, aux familles, aux jeunes, aux vieux, aux handicapés, aux exclus, augmentation des dépenses pour la sécurité, l’éducation, la justice, l’emploi, la défense, références appuyées à la protection de l’environnement, etc. Rien n’y manque, sauf les moyens de financement, même si la reprise des privatisations est censée donner un peu de “grain à moudre”.
On aurait pourtant tort de s’en tenir à cette vision des choses. Le congrès du RPR apparaît comme une étape dans la mise en oeuvre de la stratégie de reconquête du pouvoir pour les prochaines législatives et présidentielles. Il convient d’autant plus de s’y intéresser que le RPR continue à représenter la principale force politique à droite, l’élément moteur de l’alliance RPR-UDF, nettement préféré à l’UDF dans les sondages par les électeurs de droite.
Par-delà la multiplication des promesses, le nouveau programme du RPR se distingue par un net recentrage par rapport à la reprise des thèses ultra-libérales qui avait marqué la période 1981-1988. Le projet adopté par le congrès apparaît bien moins dogmatique: il n’est pas question de revenir sur l’ISF, sur le droit à la retraite à 60 ans, sur le système de répartition pour les retraites, sur les accords concernant la Nouvelle-Calédonie, sur le droit du sol ; est supprimée la volonté de retrouver le “sens de l’État” et de lui redonner sa place, comme “garant de la cohésion nationale”, de “sauver la conception française de l’assurance maladie”, de “discipliner l’économie libérale” à l’égard de la protection de l’environnement, etc.
Pour autant, il ne faudrait pas négliger les dangers dont le nouveau projet est porteur. Ainsi, l’élargissement du champ d’application du référendum, destiné à permettre aux Français de “prendre directement les décisions qui les concernent”, vise à limiter l’attribution de certains droits sociaux aux seuls détenteurs de la citoyenneté française, ce qu’a toujours refusé le Conseil constitutionnel, et à mettre en oeuvre une réforme de l’enseignement fondée sur l’autonomisation des établissements, donc aboutissant à des disparités croissantes. En matière d’immigration, l’objectif est clairement d’abroger la loi Joxe pour en revenir à la loi Pasqua-Pandraud, permettant “de mener avec efficacité les procédures d’identification et d’éloignement des étrangers en situation irrégulière”.
Les privatisations visent non seulement la liste prévue en 1986, mais également l’aéronautique, l’automobile (Renault), les compagnies aériennes; la Caisse des Dépôts, le Crédit National, le Crédit Foncier, etc. voient la suppression de leurs statuts particuliers ; le capital d’EDF et de la SNCF est ouvert “notamment (sic) à leurs salariés et à leurs usagers” et tous les services publics sont soumis au droit de la concurrence. La volonté d’instaurer une année de métier s’accompagne de la création d’une “garde nationale” constituée d’appelés du contingent, destinée à renforcer massivement les effectifs de sécurité, “en priorité dans les zones difficiles”.
Sur chacun de ces points, le congrès du RPR prépare les conditions d’une offensive dont il espère qu’elle permettra de venir à bout de la succession des échecs des années 1980. Il vise à refuser de se laisser enfermer dans le piège de ses rapports avec le Front national, pour élargir le terrain de bataille, proposer des alliances aux écologistes dès les régionales de mars prochain et se présenter comme le champion du changement et du rassemblement. On aurait tort de le sous-estimer.
UDF : une faiblesse congénitale
A la différence du RPR, l’UDF n’est pas un parti mais une confédération créée par Giscard d’Estaing en 1978 pour soutenir son action et surtout tenter de réduire l’influence du RPR. Elle constitue, dans une large mesure, une machine fonctionnant au profit de quelques leaders en vue de la conquête du pouvoir. Les différentes tentatives visant à unifier les composantes au sein d’une organisation ont débouché sur un statu quo organisationnel du fait des rivalités internes. En fait, l’UDF s’est essentiellement concrétisée en un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale et n’a manifesté véritablement son existence qu’à chaque consultation électorale. Mais son action est beaucoup plus efficace à l’occasion des élections législatives, régionales, cantonales ou municipales qu’à l’occasion des présidentielles.
L’échec de Raymond Barre en 1988 tient à la conjonction de la faiblesse de l’encadrement politique de l’entreprise, des hésitations quant à la formation d’une force politique, du rassemblement de soutiens peu homogènes et parfois même contradictoires, de la reproduction des querelles internes à l’UDF, du refus de l’appui de la plupart des figures politiques de l’UDF… Autant d’éléments qui se sont cumulés à des conditions exogènes: les effets de la cohabitation, l’érosion globale de l’électorat centriste, des sondages disqualifiants, une image brouillée, une communication mal menée, une mobilisation avortée…
Pour autant, on aurait tort de considérer qu’il s’agit d’un échec irrémédiable. La carte des voix obtenues par Raymond Barre témoigne de la permanence d’un courant centriste-démocrate chrétien (elle est le décalque de celle de Jean Lecanuet en 1965). La défaite de Raymond Barre a conduit à un commencement de dislocation de l’UDF ; le groupe parlementaire, qui témoignait de l’existence de l’UDF, est divisé en deux. Mais le processus a été freiné, notamment en raison de considérations électorales ; le cartel électoral que représente l’UDF est nécessaire à certains leaders ou à certains partis pour subsister dans le cadre d’un système politique dominé par la bipolarisation et l’emprise du scrutin majoritaire.
Le Parti républicain est favorable à la formation d’un grand parti libéral conservateur avec le RPR. Si l’éclatement de. l’UDF n’a rien d’inéluctable, les conditions n’en ont jamais été plus favorables tant s’estompe, en particulier au Parti républicain, l’allergie à l’égard du RPR, véritable ciment des composantes de la confédération depuis dix ans. Le CDS (Centre des démocrates sociaux) est de son côté plus que jamais “assis entre deux chaises” : d’un côté, il se définit comme membre à part entière de l’UDF et se conçoit comme faisant partie intégrante de l’opposition, de l’autre, il a constaté des convergences avec la politique du gouvernement Rocard et la philosophie qui la sous-tend.
En se donnant une nouvelle organisation les 9 et 10 novembre 1991, l’UDF a voulu prendre un nouveau départ et tenté de se donner les moyens de rivaliser avec le RPR. Réuni deux fois par an, un Conseil national est censé arrêter la ligne politique de l’UDF en lieu et place des structures restreintes antérieures. Mais le Bureau politique, composé de Giscard d’Estaing, réélu président avec 86 % des voix, des présidents des groupes parlementaires, de deux représentants de chaque formation membre (Parti républicain, CDS, Parti radical, Parti démocrate-social, Clubs Perspectives et réalités, adhérents directs), ainsi que de 12 membres élus par le Conseil national, reste l’instance décisive, fonctionnant selon le principe confédéral. La faiblesse de l’UDF reste congénitale.
Les timidités des “rénovateurs”
En démissionnant du RPR et de son mandat de député en décembre 1990, Michel Noir a voulu appeler à un “sursaut national ceux qui n’acceptent plus que soient sacrifiés aux jeux partisans les questions de l’avenir de notre société”. Soulignant qu’il ne reconnaissait plus les structures politiques “aptes à assurer le renouveau de la vie politique nationale”, il dénonçait la classe politique qui “se livre à ses jeux favoris que sont les luttes intestines pour le pouvoir, les manœuvres de chefferies et autres clans, les faiblesses trop nombreuses qui créent ce climat détestable autour des ‘affaires'” et voulait “redonner au peuple le pouvoir de décider”.
Cette démission, de même que celle de Michèle Barzach, la mise en congé du RPR d’Alain Carignon ou les tentatives successives des “rénovateurs” témoignent de l’ampleur du désarroi qui frappe aujourd’hui la droite. Ceux-ci peuvent-ils proposer une alternative ? Sans doute ont-ils pris clairement position contre toute alliance avec le Front national (le fameux “mieux vaut perdre les élections que son âme” de Michel Noir). Mais cela ne suffit pas à définir un projet politique. Davantage que par une problématique de refondation ou de recomposition, les “rénovateurs” semblent animés par une démarche de relève de génération et de positionnement tactique.
Tout comme François Léotard, qui a abandonné la présidence du Parti républicain (“nous préférons la République au parti”…) pour annoncer ensuite sa candidature à l’élection présidentielle, les “rénovateurs” ont tenté de prendre appui sur le discrédit des appareils partisans pour se positionner en recours pour l’avenir: aux municipales de 1989, les électeurs avaient donné raison à des hommes seuls rejetés par leurs appareils nationaux, tels Robert Vigouroux à Marseille ou Robert Jarry au Mans. Il y a cependant une forte différence entre des maires estimés et reconnus localement et la vie politique nationale qui ne saurait dépendre d’un homme providentiel. Toutes les tentatives en ce sens ont échoué ces dernières années : l’appel de Cochin de Chirac, qui a cependant contribué à l’échec de Giscard en 1981 ; l’appel de Conflans de Michel Rocard, qui a bien vite dû se rallier à François Mitterrand ; les tentatives de Raymond Barre ou même de Pierre Juquin.
Les initiatives des “rénovateurs” n’en posent pas moins la question de la forme d’organisation en partis, qui apparaît de plus en plus en décalage par rapport aux aspirations de la population. Cette forme traditionnelle repose explicitement ou implicitement sur une conception d’ “avant-garde” impliquant, dans les faits, une coupure entre ceux qui y adhèrent et les autres, une forte délégation de pouvoir et une centralisation des décisions par les états-majors, des cloisonnements verticaux. Alors qu’ils développent des demandes de participation aux décisions et à leur mise en oeuvre, de souplesse, de transversalité et de démocratie, les citoyens sont dépossédés de toute influence réelle, en dehors du bulletin de vote qu’ils sont amenés à mettre dans l’urne à intervalles réguliers pour des candidats que les structures politiques leur imposent. Mais les tentatives successives des “rénovateurs” ont jusqu’ici avorté, tant fut grande leur timidité à affronter le RPR et l’UDF.
Le Font national tisse sa toile
Comment ce qui n’était lors de sa création en 1972 qu’une petite fédération hétéroclite de chapelles d’extrême-droite à l’influence marginale a-t-il pu au cours des années 1980 construire, enraciner et structurer un électorat et une forte influence dans la société française ? Quelles sont ses caractéristiques, ses fragilités, mais aussi ses potentiels de développement ?[[Voir en particulier Le Front national à découvert, sous la direction de Nonna Mayer et de Pascal Perrineau, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989..
La création du Front national, le 5 octobre 1972, repose sur l’ambition de fédérer les différents groupes d’extrême-droite pour peser électoralement. Pourtant, pendant dix ans, les différentes consultations se traduiront par des résultats marginaux (0,8 % pour Le Pen aux présidentielles de 1974, impossibilité d’obtenir les 500 signatures en 1981) et il faudra attendre 1982-1983 pour assister aux premières percées locales (Dreux, Pont-de-Chéruy, Grande-Synthe, lors des cantonales de mars 1982 ; Paris 20°, Roubaix, premier secteur de Marseille aux municipales de mars 1983). Le FN recueille ensuite 16,7 % lors des municipales partielles de Dreux en septembre 1983 (fusion avec la liste de droite, élue au second tour), 12 % pour Le Pen lors de l’élection législative partielle du Morbihan en décembre 1983. En dehors de ce dernier cas, où Le Pen joue sur son origine, ces résultats sont enregistrés dans des contextes urbains à forte population immigrée et où le sentiment d’insécurité est aigu : le triptyque immigration-insécurité-chômage permet au FN d’y capitaliser le mécontentement politique à l’égard de la gauche au pouvoir, qui ailleurs profite à la droite traditionnelle, sur des thèmes d’ailleurs souvent proches.
L’émergence nationale se produit aux européennes de juin 1984, avec 11,2 % des exprimés et 6,1 % des inscrits. La ressemblance avec le niveau atteint par les listes Poujade aux législatives de 1956 (12,8 %) et la filiation poujadiste de Le Pen conduisent alors la plupart des analystes à considérer qu’il s’agit de la même “poussée de fièvre sans lendemain” ; quant aux scores réalisés dans le midi (Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte-d’Azur), ils sont rapidement mis en rapport avec la présence de Pieds-Noirs. En fait, si l’influence par catégories sociales montre une forte présence des artisans et commerçants et si le Front national réalise des scores médiocres dans la plupart des anciens bastions du poujadisme, il obtient des résultats élevés chez les cadres moyens et supérieurs et ses zones de force ne se limitent pas à la bordure méditerranéenne mais atteignent la France urbaine du Sud-Est, de l’Est et du Nord.
Les meilleurs chiffres du Front national correspondent à la France des grandes métropoles urbaines, dans lesquelles existent d’importantes concentrations de population immigrée; mais la forte corrélation qui existe au niveau départemental entre niveau de vote FN et pourcentage de population immigrée devient inexistante au plan communal ; les zones où l’extrême-droite réalise ses meilleurs scores sont souvent des centres dont les périphéries connaissent de fortes concentrations immigrées : le vote lepéniste se nourrit des fantasmes de l’immigré que l’on ne côtoie pas mais que l’on devine aux marges du quartier et que l’on rend responsable du chômage et de l’insécurité. Le vote FN en 1984 ne traduit pas tant l’expression d’intérêts anciens que le mal-vivre d’une France urbaine et moderne touchée par la crise ; il exprime alors surtout la radicalisation politique d’une fraction de l’électorat de droite après trois ans de gouvernement de gauche, qui n’est pas satisfaite par la liste commune RPR-UDF conduite par Simone Veil.
On pouvait penser que ce succès, enregistré dans une élection européenne sans enjeu de pouvoir et à la proportionnelle, serait précaire ; mais le Front national avait acquis une crédibilité qui allait peser lourd par la suite. Lors des cantonales de mars 1985, élection locale, à forte dimension notabiliaire et au scrutin majoritaire, le FN n’en progresse pas moins dans de nombreux cantons urbains où il est présent et développe son implantation et sa présence militante dans les quartiers.
Sans doute les législatives et régionales de mars 1986 présentent-elles l’avantage pour le Front national de se dérouler à la proportionnelle; mais il semble pouvoir être victime du fameux “vote utile” dans une élection décisive. Les sondages “sortie des urnes” montrent d’ailleurs qu’environ un tiers des électeurs de 1984 ont rejoint la droite classique en 1986. Pourtant, les listes FN rassemblent 9,9 % des exprimés et 7,4 % des inscrits, soit 500 000 voix de plus qu’aux européennes. De nouveaux électeurs, moins politisés, ne s’inscrivant dans aucune tradition politique préexistante, souvent habitués de l’abstention ou non-inscrits, sont venus soutenir l’extrême-droite, lui permettant d’obtenir 35 députés et, phénomène souvent sous-estimé, 130 conseillers régionaux dans 21 des 22 régions, bases de négociations et d’alliances avec la droite classique, points d’appui pour l’enracinement sur le terrain et les échéances électorales ultérieures. Cette implantation renforcée a les mêmes assises géographiques qu’en 1984 : les départements où le FN progresse sont situés à l’Est de la ligne Le Havre-Valence-Toulouse. Le terrain de l’urbanisation et de l’immigration alimente continûment l’électorat du FN ; l’analyse par catégories sociales montre une influence plus homogène qu’en 1984.
L’élection présidentielle de 1988 apparaissait peu favorable au Front national, du fait du scrutin majoritaire, du vote utile à droite et de la mauvaise image de Le Pen comme présidentiable. En fait, il obtient 14,4 % des exprimés et 11,5 % des inscrits (soit près du double de voix qu’en 1984, résultat qui ne sera à nouveau atteint que lors de certaines élections partielles de 1989-1990). Cette forte poussée est inégalement répartie. Géographiquement, les zones de force restent les mêmes qu’en 1984-1986, la progression étant d’autant plus nette que l’influence antérieure est élevée. Mais cette fois, Le Pen réussit à puiser sa substance électorale auprès de tous les courants politiques : plus les autres forces (PCF, RPR-UDF) perdent (ou gagnent peu) de suffrages entre 1981 et 1988, plus le niveau électoral de Le Pen est élevé[[Les études détaillées menées ces dernières années montrent que, contrairement à une idée reçue, un faible nombre d’électeurs n’est passé directement, d’une élection à l’autre, du vote PCF au vote FN.. Sociologiquement, il plonge ses racines dans tous les milieux sociaux, mais atteint ou dépasse 20 % chez les agriculteurs, commerçants et artisans, ainsi que chez les ouvriers.
En fait l’élection présidentielle de 1988 a permis au Front national de faire converger dans une protestation commune des électorats aux caractéristiques fort différentes : un noyau dur d’extrême-droite, politisé et à forte teneur idéologique, avec une masse s’intéressant peu à la politique et donnant à son vote un sens de protestation globale ; une minorité composée d’intégristes catholiques militants à côté d’une forte majorité détachée de toute pratique et référence religieuse ; le monde de la boutique, sensible à la thématique anti-fiscale et anti-étatique, un électorat populaire et urbain déboussolé, plus ou moins exclu, ainsi que la résurgence d’une vieille tradition nationaliste (en particulier à l’Est, Meuse, Vosges, Moselle, Bas-Rhin, Haut-Rhin), inquiète à l’égard du marché unique de 1993, recroquevillée sur la défense de l’identité nationale et délaissée par l’évolution libérale et européenne du mouvement gaulliste.
Les motivations ayant amené au vote Le Pen sont diverses sinon contradictoires et attestent de l’hétérogénéité de l’électorat, donc de sa fragilité. Elles se sont traduites au second tour de l’élection présidentielle par un éclatement entre l’abstention, un vote (minoritaire, mais non négligeable quant au résultat final) pour François Mitterrand et le ralliement à Chirac, ainsi que par un abstentionnisme élevé lors des législatives de juin 1988, marquées par le scrutin majoritaire et une forte prégnance notabiliaire, mais aussi par l’accord des Bouches-du-Rhône qui, à défaut d’élus, donne au FN une reconnaissance et une respectabilité tant recherchées. Pour autant, un fait politique majeur est intervenu : cette conjonction a été possible à un moment donné et marque dorénavant la vie politique française. Elle ressurgira localement lors des cantonales d’octobre 1988, des municipales de mars 1989, qui aboutissent au renforcement de l’implantation locale du FN, des européennes de juin, qui confirment les zones géographiques et sociales, à un niveau équivalent à celui de 1984, et surtout lors de certaines élections partielles comme à Dreux, où les candidats FN profitent d’une forte démobilisation à gauche comme à droite et parviennent à l’emporter au second tour dans un scrutin majoritaire.
Si le Front national fait l’objet d’un rejet nettement majoritaire (selon le sondage SOFRES d’octobre 1991[[Le Monde, 25 octobre 1991., 65 % contre 27 % considèrent qu’il représente un danger pour la démocratie), il dispose de réserves et de potentialités non négligeables. Ainsi, 38 % des Français expriment leur accord avec le FN sur l’immigration et 31 % sur l’insécurité et la délinquance. Outre qu’il est devenu le marqueur politique par rapport auquel s’ordonnent dorénavant les différentes stratégies, en particulier à droite, il apparaît en mesure de provoquer à son profit un éclatement de l’électorat RPR-UDF. Selon le sondage SOFRES, 55 % des électeurs RPR-UDF souhaitent qu’aux prochaines régionales les élus UDF et RPR ne fassent pas d’accord avec le FN, même si cela peut faire élire un socialiste, mais 34 % veulent qu’ils fassent un accord pour obtenir la présidence de région.
La question des alliances avec le Front national divise en profondeur les électeurs RPR et UDF : chez les premiers le FN n’a que 3 % de bonnes opinions et autant souhaitent que Le Pen joue un rôle plus important dans l’avenir, alors que chez les seconds 49 % ont une bonne opinion du FN, 47 % souhaitent que Le Pen joue un rôle plus important et autant considèrent qu’il est la personnalité qui s’oppose le plus aux socialistes. On retrouve le même éclatement quant aux thèmes sur lesquels l’opposition devrait mettre l’accent : les premiers mettent en avant la préparation de la France au marché unique de 1992 (64 %) et l’éducation (43 %), alors que les seconds privilégient l’immigration (54 %) et l’insécurité (44 %).
Continuant à être porté par une dynamique, le Front national semble durablement installé dans la vie politique française. II est parvenu à la fois à exprimer la radicalisation politique d’une fraction de l’électorat conservateur et à faire passer son message d’exclusion et de rejet de l’immigré comme une issue pour une partie de l’électorat populaire déboussolé ; il est apparu pour beaucoup comme la seule force politique en phase avec les inquiétudes et angoisses issues de la crise, la seule à offrir une réponse simple mais globale au chômage, à la délinquance, au rejet de la politique politicienne, à la crise de la représentation et aux interrogations sur l’identité nationale, la seule force dont les solutions, qui n’ont pas été mises à l’œuvre, peuvent encore faire rêver ou tenir lieu d’utopie. De ce point de vue, ce qui a souvent été considéré comme des dérapages de Le Pen, de “Durafour-crématoire” au “détail” en passant par “l’internationale juive” ou le soutien à Saddam Hussein, s’est en fait intégré au contenu protestataire et populiste global du Front national. Et il ne serait pas étonnant qu’il approche ou dépasse 20 % des exprimés aux régionales de mars 1992, surtout si l’abstention est élevée, ce qui serait un fait politique majeur pour l’avenir.
Quelle stratégie pour l’UDF ?
Au point où en est aujourd’hui l’influence de l’extrême droite, le RPR et l’UDF sont piégés: ils ne peuvent prétendre gagner les prochaines consultations décisives sans les voix du Front national, mais ne peuvent davantage le faire en alliance avec lui. Tour à tour ces dernières années, différents scénarios ont été mis en oeuvre par les états-majors du RPR et de l’UDF, de l’alliance locale en bonne et due forme à l’affrontement, en passant par les connivences et la courtoisie chère à Giscard, sans qu’aucun permette, bien au contraire, de réduire l’influence du FN.
La stratégie officiellement retenue ces derniers mois – ni Le Pen, ni Mitterrand – apparaît clairement comme un compromis qui cache des divergences persistantes, d’autant qu’elle ne se traduit pas en mise en cause des accords locaux dans les Conseils régionaux, et n’a que peu de poids dans l’opinion. Elle s’accompagne d’ailleurs de la reprise par le RPR et l’UDF de nombre des principales thèses du Front national, en particulier sur l’immigration et l’insécurité. Au niveau des élus, la tentation de l’alliance semble encore plus marquée, en particulier dans les endroits de plus en plus nombreux où elle conditionne les possibilités de réélection.
Devant l’imminence des échéances électorales de 1992 et 1993, le RPR et l’UDF ont été amenés à redéfinir leurs positionnements. Dans la foulée des déclarations de Giscard d’Estaing qualifiant d’ “invasion” la présence des immigrés et prônant le droit du sang en lieu et place du droit du sol en matière de citoyenneté, le président d’honneur du Parti républicain, Michel Poniatowski s’est ouvertement prononcé pour des alliances avec le Front national. Plusieurs jours durant, nombre de responsables de l’UDF, en particulier Giscard d’Estaing, ont tergiversé et il a fallu la publication des 50 propositions sur l’immigration de Bruno Mégret pour que cette perspective soit officiellement refusée par l’UDF. De son côté, le RPR a réaffirmé son refus de toute alliance avec le Front national. Mais ni Jean-Claude Gaudin pour la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, ni Jacques Blanc pour le Languedoc-Roussillon n’ont pris l’engagement de refuser le renouvellement de leurs accords de 1986. La question risque de se poser localement avec d’autant plus d’acuité en mars 1992 qu’avec l’émiettement de la bipolarisation droite-gauche et le mode de scrutin proportionnel, il devra y avoir des alliances ouvertes ou tacites dans la majorité des régions pour désigner un exécutif.
Parallèlement, le RPR et l’UDF continuent de miser sur la tactique consistant à reprendre nombre de thèses du Front national dans l’espoir de réduire son influence, alors qu’elle conduit le plus souvent à le légitimer. Mais le piège Front national n’est que le révélateur d’interrogations plus globales. Aujourd’hui, le RPR et l’UDF sont orphelins de tout projet idéologique et politique, d’autant que la politique gouvernementale, à défaut de répondre à nombre d’aspirations de l’électorat de gauche, se révèle apte à satisfaire des fractions de l’électorat centriste ou de droite.
Cette impasse stratégique se double de l’absence d’un leadership reconnu. Alors que les “rénovateurs” ont tenté d’opérer une relève des générations, Chirac et Giscard ont réussi à conserver le contrôle des appareils et chacun prétend être le mieux placé pour l’élection présidentielle de 1995 ; leur rivalité – qui marque la droite depuis quinze ans – n’est en rien atténuée et continue à donner un fort contenu tacticien à chacun des débats.
Dans ces conditions, le projet de Confédération RPR-UDF, “L’Union pour la France”, et de primaires pour désigner un candidat unique aux présidentielles apparaît largement artificiel. D’abord parce que bon nombre de responsables de l’UDF, ainsi que les néo-rénovateurs de la Force unie, prônent la fusion en une formation unique, alors que la grande majorité du RPR refuse toute mise en cause de ses spécificités. En fait, chacun ne conçoit le processus d’unité qu’à condition qu’il lui permette d’établir son hégémonie.
Bien d’autres obstacles existent sur le chemin de l’union entre le RPR et l’UDF. Le premier dispose d’une force militante nettement supérieure qui tient à la fois à son nombre d’adhérents et à son organisation interne, qui continue à être marquée par la discipline, la hiérarchie, le culte du chef, alors que l’UDF n’est jamais parvenue à dépasser son statut initial de cartel électoral. Plus généralement, les deux organisations sont marquées par deux cultures différentes, toutes deux, au demeurant, peu démocratiques : le RPR se caractérise par la légitimité du chef qui impose ses idées à ses collaborateurs et à une base qui se reconnaît en lui, alors que l’UDF est régie par des jeux de coopération et de rivalité entre responsables et notables.
L’accord RPR-UDF du 10 avril 1991 porte à la fois sur l’élaboration d’une plate-forme commune de gouvernement dans un délai d’un an et sur la désignation de candidats commune pour les régionales, législatives et présidentielles. A moins d’un an des régionales et à moins de deux des législatives, il devenait urgent de mettre un terme aux divisions et polémiques et de tenter une relance de l’UPF.
Pour autant, rien n’est réglé, bien au contraire. Les dirigeants de la droite continuent à rechercher une stratégie et des orientations ; leurs rivalités ne sont en rien estompées. Si l’accord entérine le système des primaires pour désigner le candidat unique aux présidentielles, l’obstacle sur lequel avait éclaté la crise de l’automne 1990 – comment faire en cas d’élection anticipée ? – n’est pas levé : un Comité des “sages” paritaire sera chargé le moment venu de trouver “la procédure la mieux adaptée” à la majorité des trois quarts. Chirac et Giscard continuent de se marquer étroitement et de rechercher la méthode qui leur permettra de prendre le dessus.
Pour les régionales et législatives, la situation reste conflictuelle : l’accord prévoit de donner le label de candidats uniques aux sortants, mais le RPR veut rééquilibrer en sa faveur le rapport de forces régional (13 présidents UDF contre 7 RPR) et chacun veut prendre l’avantage aux législatives de 1993, espérant avoir le groupe le plus important pour prétendre à Matignon en cas de nouvelle cohabitation : aussi l’accord prévoit-il des entorses aux candidatures uniques, “justifiées par la recherche de la plus grande efficacité électorale”… dans les circonscriptions à conquérir.
En matière de programme, tout reste à faire. Les travaux des états généraux de l’opposition serviront de base. Mais les divergences ne manquent pas, en tout premier lieu sur l’Europe, sujet évidemment décisif des prochaines années. L’accord prévoit de réunir un groupe de travail sur le sujet, mais les orientations sont à ce point opposées qu’un compromis ne satisfera personne et ne pourra qu’éclater à l’épreuve des événements.
C’est contraints et forcés par leur délitement antérieur et par l’approche des prochaines échéances électorales que les dirigeants du RPR et de l’UDF se sont lancés dans la construction de l’UPF comme dans une fuite en avant. La permanence des calculs, arrière-pensées et rancunes lui donne un fort contenu tacticien.
Si la droite apparaît en ce début 1992 de nouveau conquérante, malgré son impasse stratégique et ses faiblesses structurelles, c’est bien davantage le résultat de l’écroulement de la gauche que la conséquence de ses projets. Ainsi, alors que, selon un sondage IPSOS[[Le Point, 30 novembre 1991., 73 % des Français se déclarent mécontents de la politique sociale du gouvernement, 74 % pensent que la droite ne ferait pas mieux.
Déjà, en 1981 et 1988, la gauche avait gagné plus par rejets de la droite et de ses divisions que portée par une mobilisation populaire. Sommes-nous condamnés à une succession d’alternances par l’échec ?
———————————-
Les électorats de droite en 1998
( source : sondage Sortie des urnes BVA, 1988)
L’électorat de Jacques Chirac était le plus proche du profil sociologique traditionnel de l’électorat conservateur : il est âgé (31 % chez les plus de 65 ans contre 13 % chez les 25-34 ans), marqué par le poids des agriculteurs (36 %) et des professions libérales (36 %) et la faible influence dans les couches salariées, en particulier les ouvriers (7 %). On est loin de 1965 où de Gaulle obtenait 42 % chez les ouvriers.
L’électorat de Raymond Barre était plus homogène, avec cependant des zones de force chez les commerçants (23 %), les cadres supérieurs (22 %) et les employés de commerce (21 %), mais une influence limitée chez les ouvriers ( 7 %) et les salariés du secteur public (11 %).
L’électorat de Le Pen est nettement masculin, relativement jeune, fortement ancré chez les commerçants et artisans (31%), les professions libérales et les employés de commerce (21%), mais aussi les chômeurs (19 %), les cadres moyens et les ouvriers (16 %). Les enseignants (6 %) et les employés de bureau (11 %) sont les moins sensibles aux thèses du Front national.