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Question du chomage Un homme et une femme aujourd’hui Demain

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Q. Le chômage, lorsqu’il devient massif et une menace pour une grande partie de la société encore au travail, agit en profondeur sur les relations sociales. Ne peut-on pas dire qu’il est alors une situation limite où apparaissent de façon révélatrice beaucoup de problèmes souvent occultés ?

R. Oui, tu as raison de parler de situation limite. Qu’est-ce qu’une situation limite ? Une situation où l’affrontement d’un antagonisme ne se noue plus dans une dynamique d’ensemble, mais dessine au contraire la frontière où cela va faire rupture, le point de non-retour où la vie et la mort ne sont plus liées dans le temps, comme temporalité, mais se donnent dans l’instantanéité de l’urgence: vivre ou mourir. Ces situations limites sont en même temps les situations les plus désespérées où le désespoir atteint son fond qui est en général sans parole et en même temps les situations où peut se poser un acte qui en coupant va rouvrir un sens. C’est dans ces situations limites que la vie et la mort sont convoquées dans leur acuité, ce sont des situations éminemment politiques dans le sens où la politique, comme le dit Machiavel, révèle la vérité de la chose, c’est-à-dire la vérité de ce qui est, éminemment singulière dans le sens où une situation limite, par la souffrance qu’elle mobilise, convoque en chacun d’entre nous ce je ne sais quoi et presque rien qui tient à un cheveu, c’est-à-dire à ce l’on risque de soi ou pas.

Or le chômage révèle en effet la vérité de ce qui est en accentuant les dissociations, en tendant au maximum des antagonismes qui ne trouvent plus leur solution dans la répétition de la dialectique luttes/relance du capital. Non pas que le chômage ne soit pas en soi une relance du capital. Le chômage est en effet la manière particulière que le capital a de se recomposer dans sa productivité en jouant sur la politique des déplacements de la force de travail, une politique de flexibilité, de précarité, où elle peut ajuster la force de travail à la demande, flexibilité qui est en même temps domination politique et soumission idéologique des individus à la nécessité de la préoccupation et de la dispersion.

La préoccupation abolit la pensée et l’acte ; elle colle l’individu au retour implacable du même sans-jeu possible. Elle nous livre au discours de l’Autre, nous insère dans la fatalité des choses de la vie à résoudre au jour le jour. Lorsque cette préoccupation se couple avec la solitude forcée et donc ne trouve pas de tiers à qui parler, avec qui faire face, et que le sens de la communauté fait défaut, ou plutôt se trouve, je dirais, du côté d’un irréalisable et même d’une irréalité, alors c’est en effet l’effondrement subjectif et politique. En cela le chômage est un puissant moteur de consolidation de la domination.

Si de l’autre côté le chômage se pose comme position antagonique non surmontable face au capital, c’est que sa réabsorption devient impossible et que, donné en tant que tel, il est une béance et non plus seulement un point d’appui. Mais bien sûr, ne nous leurrons pas, rien n’est significatif en soi. Une béance on peut la colmater et colmater les interrogations les plus aiguës qu’elle pose lorsque la lutte politique fait défaut. On suture, comme on dit, et nous avons, il faut le dire, tendance dans tous les discours sur le chômage à suturer, à aménager. Penser le chômage c’est d’abord faire surgir tout ce qu’il dévoile, casse, vient interrompre et mettre en place, c’est élever ce mot à sa dignité de concept et donc le faire travailler au vif des articulations et des antagonismes.

Cet antagonisme qui ouvre sur une béance nous accule bien sûr à repenser ce que l’on appelle les relations sociales et peut-être les nouvelles “figures de l’individualité”. Lorsque l’on parle de nouvel individualisme ce n’est pas seulement à un individualisme à idéologie néo-libérale qu’il faut penser, celui qui défend sa toute-puissance et sa sécurité mais aussi et peut-être plutôt à cet individu jeté sur le marché du chômage (car c’est devenu un véritable marché) et qui, dans sa trajectoire de solitaire, dessine dans cette situation limite, fait surgir d’autres interrogations, ouvre une angoisse, un tâtonnement, un dénuement propre à dessiner une figure imprévue, parce que cette situation vient de plein fouet remettre en question des identités jusque-là fixées à quelques référents majeurs, à des discours maîtres qui se trouvent menacés d’effondrement. On l’a assez dit d’une manière ou d’une autre, mais il faut insister : le chômage, ce n’est pas un à-côté du travail, c’est une forme qui structure le marché du travail – et qui symboliquement vient prendre en charge la notion même de travail, lui donne sa configuration et ses enjeux. Que chacun se sente désormais concerné est un véritable ébranlement psychique, idéologique et politique.

Q. Le chômage massif atteint différemment les hommes et les femmes. Comment cela se manifeste-t-il ?

R. Rappelons-le d’abord, car le concept global de chômage ou de chômeurs masque le fait prédominant du chômage : il est lui aussi traversé par la division sexuelle ; en effet il atteint majoritairement les femmes et les jeunes. En cela il est révélateur de la structure même du marché du travail d’une part et de la structure de la société tout entière. Savoir cela, c’est positionner tout autrement la question du temps libéré qui est au centre des débats sur la signification du chômage mais c’est aussi lever le voile d’un non-dit et d’un scandale : croire que l’on pourra résorber le chômage en développant les emplois comme on dit de proximité ou de services ; là-dessus A. Gorz est clair et rappelle qu’une telle utopie favorise la régression vers une division maître et serviteurs. Mais j’irai plus loin : je pense que si l’on propose ces solutions c’est justement pour résorber le chômage féminin, caser les femmes afin qu’elles libèrent un marché du travail dès lors rendu aux compétences masculines plus “productivistes”. Les femmes on le sait sont “faites” pour aider, soigner et travailler sans être payées… Bien sûr les jeunes sont compris dans ce projet parce qu’ils sont malléables et corvéables à merci (croit-on. Or l’histoire du CIP a donné un coup d’arrêt à ce mépris immense). Les lois Veil sur le retour des femmes au foyer vont dans le même sens. C’est une véritable guerre qui se mène contre les femmes et les jeunes.

Que le chômage concerne plutôt les femmes et surtout révèle comment se fabriquent des chômeurs doit réorienter le débat sur la relation travail/non-travail. Rappelons-le “Dans les trajectoires professionnelles des femmes rencontrées, emploi, travail et famille sont liés, se combinent. L’exclusion se construit dans cette articulation bien avant l’expérience du chômage”. “Qu’il y ait ou non des enfants à charge, la pauvreté ou la menace de pauvreté s’est construite dans l’itinéraire professionnel antérieur ruptures plus ou moins longues de l’activité professionnelle liées à l’éducation des enfants, emplois non déclarés partiellement ou totalement… emplois peu qualifiés et peu rémunérés… Les femmes subissent en conséquence une perte de revenus importante, tant pour le montant des allocations de chômage que pour la retraite ultérieure. L’isolement (célibat, veuvage, divorce) est un facteur aggravant de cette pauvreté.”[[Cf Chômage féminin de longue durée, division sexuelle du travail et santé, in Horizons Ile de France, numéro spécial “femmes” dec 1993. Cela veut dire que le chômage commence et dans la manière même dont on s’insère sur le marché du travail et dans la manière dont se conjuguent travail salarié/travail domestique, dont s’articulent entreprise/espace social, travail/non-travail. Et là le non-travail renvoie à un travail à plein temps. Le chômage dès lors menace particulièrement les femmes à cause des déséquilibres et des handicaps qu’elles cumulent : fatigue, stress, problèmes de santé, harassement, responsabilités familiales… Rappelons pourtant qu’il ne s’agit pas de mettre en cause leur haut niveau culturel puisqu’elles sont en majorité plus diplômées que les hommes… Et il est vrai que les plus diplômées résistent mieux, se défendent mieux. Mais elles sont minoritaires dans une population où les plus défavorisées sont les premières et les plus durement touchées.

Cela révèle le problème de société qui favorise le chômage des femmes et oriente les discours officiels dans les solutions qu’ils préconisent: le fait que tout le système éducatif et tous les dispositifs de pouvoir fixent encore les hommes et les femmes dans des rôles différents. Du coup les femmes qui se dirigent vers le tertiaire en majorité et peuvent parfois plus facilement trouver du travail que les hommes dans le secteur productif font bouchon dans certains métiers et ne trouvent plus de place. Elles ont alors de la difficulté à se réorienter et à trouver des formations dans des secteurs dits “réservés” aux hommes…

Nous y voyons là encore se mener une bataille sans pitié, mais aussi fonctionner une inertie psychique et politique considérable. Cela dit, si les femmes sont les plus durement touchées par le chômage, d’une part parce qu’elles sont les premières concernées, d’autre part parce, qu’elles sont alors confrontées en temps de chômage à des difficultés parfois inextricables-assurer la survie, l’éducation des enfants, trouver des gardes souvent impossibles pour pouvoir chercher du travail ou entrer en formation, s’occuper d’un logement, c’est-à-dire être partout à la fois avec la même efficacité -, elles réagissent souvent plus positivement que les hommes. Non pas qu’elles ne soient pas très souvent touchées par les dépressions et le découragement devant l’héroïsme au quotidien qu’il leur faut avoir, mais je dirai que malgré cela et peut-être à cause de tout cela, elles résistent mieux, en silence très souvent, mais adossées à un entêtement de survie et de vie que les hommes n’ont pas habituellement.

Il y a toujours un nœud d’insertion pour une femme par le fait même qu’elle a des enfants, mais aussi parce qu’elle habite l’espace social dans un sentiment de responsabilité (elle est toujours responsable de quelqu’un ou de quelque chose même imaginairement). Ce sentiment de “responsabilité” peut étouffer les femmes et même les étouffe, mais dans les moments cruciaux c’est un lien qu’elles peuvent raviver, comme responsabilité, de se maintenir dans la vie et en vie.

Q. Que deviennent les identités masculines et féminines dans les situations de chômage ?

R. Si le travail est perdu pour un homme, le sentiment d’exclusion et de dévalorisation est immédiat. Habitué à être “cadré”, encadré, fixé dans une représentation de lui comme identité au travail et par le travail, un homme se trouve sans ressource psychique lorsqu’il aborde le chômage. Ayant toute sa vie confondu travail et virilité, il ne va plus se sentir un homme face à une femme, il n’ “assure” plus comme on dit, d’où souvent les cassures familiales. L’angoisse n’est pas la même pour un homme et pour une femme. Pour un homme c’est au niveau symbolique que ça s’effondre, pour une femme bien sûr aussi, mais elle a de quoi déplacer sa subjectivité dans le champ social ; elle sait y faire, s’y débrouiller seule, s’y reconnaître, car disons-le elle sait vivre comme “reste”, dans les interstices du système, les déplacements constants, les choses partielles, les démultiplications d’activité…. C’est ce reste qui fait tourner la machine. Le reste pour elle, s’il est difficile, n’est pas dégradant dans l’absolu, mais peut lui permettre de prendre un appui, aussi minime soit-il. Bien sûr une femme trop souvent se trouve coincée dans ce reste et on l’y coince, mais dans une société où il faut de plus en plus faire avec les restes qui deviennent primordiaux, les femmes dessinent peut-être une autre manière de tissage symbolique avec le réel.

Elles creusent ainsi une liberté au quotidien qui pour l’instant ne trouve pas son expression politique et ne trouve pas de quoi prendre son extension mais préfigure si on veut bien y prêter attention les capacités subjectives de demain. Disons même qu’elles sont peut-être les mieux préparées à aborder les compétences exigées pour les nouvelles technologies… Que le travail passe en effet du poste ou de la fonction à la reconnaissance des compétences peut donner aux femmes la chance de faire valoir ce qu’elles ont appris au niveau de leur vie quotidienne et de leurs capacités à (se) débrouiller: comprendre vite, passer d’une activité à l’autre, savoir nouer et dénouer les situations intersubjectives, impulser… Mais là encore la structure patriarcale bloque toute évolution de la société, tout bond en avant de la pensée et de la pratique. On tourne en rond… On tourne en rond dans la tête des femmes aussi qui, face à l’ampleur de la crise, peuvent être tentées de régresser dans l’imaginaire, de revenir, au souhait d’avoir un homme qui assure le gagne-pain et … la liberté. Rêve de s’en remettre tout entière à un homme qui tiendrait le coup au moment même où il ne peut plus rien tenir. Contradictions normales d’une société qui a du mal à “passer”, à faire passage. Notons que face parfois à ces retours d’un imaginaire régressif, on voit chez les jeunes, atteints de plein fouet par le chômage, s’instaurer une nouvelle relation hommes – femmes : beaucoup de jeunes hommes recherchent des jeunes femmes qui travaillent et s’installent chez elles… petits bouts de déplacements dont on ne sait pas encore ce que cela donnera car la rigidité des rôles est encore très prégnante dans notre société malgré les évolutions.

Cette rigidité vient buter contre la crise qui disloque tout en ne proposant rien de nouveau encore ou alors nous le voyons sous la forme de certains entêtements à vivre, à mener les choses, où les femmes maintiennent un sens coûte que coûte, un sens non libéré encore de tout espace newtonien mais au moins cet espace leur permet de tenir le coup. Espace newtonien certes, mais pourtant lorsque nous rencontrons des femmes au chômage et en formation (elles y ont plus souvent recours que les hommes), on est frappé par leur force de curiosité et leur pouvoir d’ouverture, et surtout, lorsqu’on le leur permet, par la liberté de leur parole. Je pense que là se trouve la source d’une réelle transmutation : la parole au vif de leur blessure, de leur souffrance, où elles sont capables de partager cela et du coup de transformer une expérience douloureuse et de passer plus facilement que les hommes à l’élaboration d’une pensée. Mais elles ont besoin de communauté et malheureusement on tend à les enfermer.

Mais si je dis que la rigidité du partage des sexes et de leurs référents vient buter contre la crise, c’est pour signaler aussi que ce qui rentre en crise d’une manière aiguë et sans fard dans le cadre du chômage ce sont les relations hommes/femmes où la violence des haines se dit abruptement. Les femmes en veulent aux hommes: il y a de la rancœur devant leur incapacité à bouger, à comprendre, à les comprendre en tant que femmes, devant leur irresponsabilité… Ce qui se développe du coup en parallèle, c’est une tendance à une toute-puissance des femmes : elles se débrouillent seules, font seules, et à la limite se demandent à quoi sert un homme surtout s’il ne gagne plus d’argent. Voilà le revers de la médaille. Quand un homme s’est défini toute sa vie par rapport à un travail et s’est représenté devant une femme avec les seuls emblèmes de son travail, comment peut-il imaginer exister autrement et pour une femme comment peut-elle accepter qu’un homme soit autre chose qu’un gagne-pain ?Car les femmes bien sûr reproduisent aussi l’idéologie dominante. Mais comme Ève elles osent plus poser des questions et même s’aventurer. Elles ne sont pas obsédées par l’Autorité et du coup peuvent être capables de forger leur identité autrement, que dans une réponse à l’appel. Nous rencontrons toutes ces contradictions qui accentuent la solitude non seulement de chacun mais séparent les deux sexes.

Q. Que devient le pouvoir d’agir dans le cadre du chômage ?

R. D’abord se remettre en question, décoller de l’urgence culpabilisante de retrouver un travail alors même que cela devient de plus en plus impossible et que l’on enferme les chômeurs dans un double bind terrible trouver un travail alors qu’il n’y en n’a pas. D’ailleurs le pouvoir d’agir reste paralysé par l’urgence dans le chômage, mais aussi par la fausseté des analyses, le discours lénifiant de la solidarité et du partage… Que le chômage soit devenu une “question sociale” et non d’abord une question politique liée, non pas à la culpabilisation de ceux qui ont du travail face à ceux qui n’en n’ont pas, mais aux processus économiques et de pouvoir (on parle de partager le travail mais jamais le capital parce que nous savons que le capital ça ne se partage pas alors que nous espérons que les travailleurs voudront bien eux, partager le travail) tout le monde fait semblant et les travailleurs sociaux, les assistantes sociales, les formateurs sont coincés entre la réalité et ce que le pouvoir demande.

S’il y a une chance-dans le temps du chômage c’est qu’il devienne un temps privilégié pour se former aux nouvelles problématiques. Jamais la question philosophique et la puissance critique ne se trouvent autant sollicitées. Dire la vérité aux chômeurs c’est-à-dire l’abrupt d’une situation et leur proposer d’autres analyses que ce qu’on leur sert tous les jours, c’est les délivrer d’une “demande” et d’une rancœur, d’une espérance pour laisser la place à une opposition constructive, à une possibilité de retrouver un sens, c’est-à-dire une parole propre. Les chômeurs y sont très sensibles et peuvent se rendre compte de l’espace politique et de pensée qui s’offre à eux. Je suis très sensible à cette phrase de René Char “Le réel quelquefois désaltère l’espérance c’est pourquoi contre toute attente l’espérance survit”. C’est le “contre toute attente” qui est important car c’est de l’attente qu’il faut nous délivrer. Bien sûr il faut signaler l’existence peu à peu reconnue des associations de chômeurs. Mais je crains là encore que la parole y soit plus tenue par des ténors intellectuels et politiques que par les chômeurs et aussi il faut voir quel rôle politique ils joueront… Rôle politique et de véritable force d’opposition et de propositions ou agencement d’une pièce en plus ? Puissance de déplacement ou simple relais ?

La question du temps libéré et la garantie d’un revenu minimum ne doit pas ici venir cautionner le chômage lui-même et servir de soupape de sécurité. Se battre contre l’idéologie du travail et les ravages subjectifs qu’il normalise, repenser la place du travail, oui, et déjà Marx positionne très bien la question. Mais passer du concept de travail à la notion d’activité n’est pas sans danger. “Activité d’utilité sociale”, nous dit-on. Pour la société de demain. Mais l’utilité sociale, les femmes connaissent… Sans bouleversement de toute la structure patriarcale, sans révolution dans la relation entre les hommes et les femmes, dans cette nouvelle société, les femmes risquent d’être encore plus cantonnées dans leurs activités traditionnelles. On sait les “services” qu’elles peuvent rendre. Nous parlons beaucoup d’activité sans connaître la valeur symbolique de ce mot ni analyser à quelles réalités il renvoie: à la charge morale et culpabilisatrice qu’il peut par exemple véhiculer, au danger d’une proximité trop grande. Le mot social y est rabattu vers les notions de solidarité, d’intersubjectivité … et je suis frappée de voir la question politique en être complètement exclue.

Je pense que là encore A. Gorz a raison de rappeler aussi le caractère émancipateur du travail … en tant qu’il serait possibilité de transformation, d’instauration de nouveaux liens… caractère sur lequel Marx n’a cessé d’insister tout en en montrant les contradictions : le travail lié à la circulation monétaire donc rétribué et lié au contrat, le travail dans le processus capitaliste, dessinant en même temps un autre espace public de socialisation, décuple pour l’homme sa puissance d’abstraction. La circulation monétaire dissout les liens de dépendance personnelle, crée un espace de jeu possible entre l’autre et moi, en un mot permet la naissance de l’individu quelconque, celui qui peut ainsi se déplacer librement sans être partout repérable et fixé. Si les hommes doivent apprendre à habiter leur corps propre et leur identité dans une mobilité plus grande vis-à-vis des modèles du travail et donc à habiter l’espace du quotidien, les femmes n’ont pas encore complètement conquis l’individualité quelconque du travail sous sa forme productive et monétaire, d’où leur tendance d’ailleurs à tout prendre en charge, à ne pas pouvoir s’abstraire de….

Aussi le chômage devrait-il être un temps privilégié pour que les hommes et les femmes se rencontrent autrement, élaborent ensemble. Car c’est aussi dans cet espace-là de “l’exclusion” que la fragilité d’un être, la perte de ses certitudes lui ouvrent des espaces inconnus, une chance de séduire l’événement… Malheureusement les démarches administratives, les questions de survie sont telles qu’en dehors de certains temps privilégiés c’est le chacun pour soi. Pourtant c’est dans le chômage que les catastrophes psychiques se révèlent et c’est aussi là que l’on peut repenser une autre approche.

Le chômage active le désarroi des hommes et des femmes face à eux-mêmes. Surtout le désarroi des hommes. Comment être, qui suis-je désormais ? Le travail a aussi été inventé pour éviter qu’un homme et une femme se rencontrent et s’excluent de la communauté homosexualisée, pour éviter peut-être que les hommes ne se posent la question qui les hante depuis toujours : mais que veut une femme ? Éviter aux hommes qu’ils se posent la question de leur propre féminité. C’est de notre identité sexuée qu’il s’agit, identité qui ne peut pas se confondre avec des rôles, ni avec la simple anatomie. C’est cette question qu’ouvre le temps libéré, qui pourrait en ce sens ne pas être “libéré” du tout. Et je pense qu’il y a là beaucoup d’angoisse en dehors des relations idylliques que l’on nous promet sous la forme des activités multiples que nous pourrions développer. Remarquons là encore que les associations de chômeurs se constituent sur les vieilles structures patriarcales de pouvoir, de parole… River la problématique du chômage au “social”, à une conception politique molle, gestionnaire du temps (avec la liste des activités) et du simple imaginaire, c’est éviter cette déchirure idéologique et politique que pose la question du sujet sexué.