LE MONDE | 10.05.05 |Célébrée dans le préambule et ensuite longuement décrite, l’Europe unie n’est, avec le traité constitutionnel, pas plus qu’avant, identifiée et stabilisée. Elle tourne le dos à une histoire qui ne fut, paraît-il, qu'”expériences douloureuses” et reste indéfiniment extensible, quant à sa géographie et à ses compétences.
Cette prolifération du flou est une manière d’être de l’Union européenne (UE), à quoi la Convention
Mais justement, ce rassemblement baroque des “acquis”, ce canon, cette Bible, ne peut manquer de réveiller l’inquiétude refoulée : est-ce que vraiment tout cela a été bien fait ? On ne peut répondre ici complètement à cette question. On ne peut que la détailler, montrer qu’elle n’est pas illégitime, qu’il y a donc lieu de faire ce dont la Convention s’est gardée : un bilan des manières d’être de l’Union, et pour cela de rompre le fonctionnement pour réfléchir, ce que permettrait un vote non.
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Ces questions paraîtront à certains une complication inutile, et surtout le symptôme d’un refus du mouvement, de “l’avancée” à quoi on nous invite. Mais pourquoi, en Europe, la rhétorique devrait-elle remplacer la réflexion, pourquoi croit-on faire de grandes choses en laissant aller, avec des idées courtes, ou pas d’idées du tout ? En fait, le refus de nos politiques de penser ce qu’ils font va de pair avec leur refus d’en rendre compte. Il faut donc les obliger à réfléchir, et pour cela les interrompre, les contraindre à s’arrêter pour voir, évaluer, juger, décider, enfin !
Le non ne ferait d’ailleurs pas s’écrouler une construction harmonieuse. Le texte même du traité en montre les déséquilibres, qui subsisteront si on ne change pas les assises de l’édifice. La question n’est pas compromettre ou non le succès de l’Europe, mais reconnaître ou non sa crise, pour entreprendre de la surmonter.
Deux objections d’apparence naïve se présentent ici.
Premièrement, la coalition du non “est monstrueusement hétérogène” . Certes. Mais il ne s’agit pas de choisir un gouvernement, il s’agit de refuser une avancée à l’aveugle. Que pour le dire ne se présentent guère que des politiciens marginaux, décalés, archaïques n’infirme pas la critique, mais montre que le consensualisme européen a souvent éteint, chez les autres, ceux qui participent de la socialité particulière à l’appareil européen, l’esprit de responsabilité. On le voit à la manière dont ils projettent leurs intentions (Europe sociale !) sur l’Union au lieu de l’apprécier selon ce qu’elle est. Il y a longtemps qu’elle leur a échappé, mais ils ne veulent pas l’admettre.
Deuxièmement : “Que proposez-vous d’autre ?” Il ne serait pas impossible de commencer de répondre à cette question (ne serait-ce qu’en posant qu’entre ceux qui acceptent et ceux qui refusent l’harmonisation sociale et fiscale doit régner une certaine séparation). Mais ce serait inutile : ceux qui mettent en avant cette question ont en fait renoncé à se la poser à eux-mêmes, ressassant qu’il n’y a qu’une voie. Justement, il faut voter non pour que ceux-là se posent vraiment la question qui, actuellement, sert à protéger une torpeur dont le non pourrait les sortir.
Un des paradoxes du débat actuel est en effet qu’il y a sans doute plus d’intérêt pour l’Europe, plus d’exigence et d’inquiétude pour elle chez les partisans du non que chez bien des partisans du oui, en particulier le oui frileux et craintif qu’à l’Elysée on attend comme Grouchy.
Ceux-là prennent l’Europe en bloc, la traitent comme une divinité, une idole (dans un autre langage, une idéologie) dont ils attendent des merveilles et dont ils craignent la colère si on l’offense. C’est plutôt du côté du non qu’on sait qu’on est en Europe, dans l’Europe, que notre destin s’y joue, qu’on essaie de la prendre en main. Où sont les bons européens ? Du côté de l’Europe comme culte ou de l’Europe comme vie politique ?
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Paul Thibaud est philosophe, ancien directeur de la revue Esprit.