(cet article a été écrit en 1994) Les grèves métropolitaines de Novembre Décembre 1995 ont sans doute déterminé un tournant dans le débat sur les stratégies de sortie de crise et ont remis radicalement en cause le dogme principal de la pensée unique néo-libérale, l’idée – au cœur de l’argumentation en défense du plan Juppé – selon laquelle la poursuite de la stratégie de démantèlement du Welfare-State serait dictée par l’absence objective d’une alternative à la logique de la mondialisation économique et financière. Le système de garanties et le poids financier du Welfare sont ainsi désignés comme l’une des causes principales du « chômage volontaire » et comme l’obstacle principal empêchant le marché du travail de retrouver la flexibilité nécessaire au retour du plein emploi.
Malgré la réalisation des objectifs de maîtrise de l’inflation, de stabilité du taux de change, les politiques de désinflation compétitive se sont révélées incapables de maintenir leurs promesses. La séquence vertueuse rentabilité/compétitivité/emploi, s’écroule face à la montée en flèche d’un chômage qui dépasse officiellement les trois millions.
C’est dans ce cadre que se situe l’enjeu lié à la « crise fiscale » de l’État-Providence et les tentatives répétées de son démantèlement. Cependant, la force de recomposition sociale, dont ont récemment fait preuve les grèves métropolitaines de l’Automne chaud 1995, montre l’impossibilité d’une remise en cause effective des institutions du Welfare State. La crise de l’État-Providence n’est que celle du mécanisme de financement fordiste centré sur la norme du plein emploi salarié. La montée du chômage ne fait que traduire, de façon déformée, la réduction généralisée du temps de travail « nécessaire » liée au caractère de plus en plus social de la productivité du travail post-fordiste.
La conjoncture actuelle indique une bifurcation déterminante de l’histoire. Face à l’épuisement de la rationalité de la loi de la valeur comme critère de mesure de la production et de la distribution de la richesse sociale (A. Negri 1993), jamais l’alternative entre la barbarie du capital et un projet de société situé au-delà du rapport salarial n’a eu autant de sens.
La phase actuelle marque ainsi, l’impasse irréversible des stratégies néo-libérales. Il s’agit d’une dynamique qui correspond à l’ouverture de ce que l’on peut définir comme étant la première grande crise du post-fordisme.
Ce n’est pas un hasard si la crise actuelle prend à revers les schémas traditionnels des politiques de l’emploi, propres aussi bien à la droite qu’à la gauche sociale-libérale.
Le débat sur l’urgence d’un changement de politique économique fait émerger deux problématiques centrales celle liée à la réduction du temps de travail et celle concernant l’instauration d’un revenu indépendant de l’emploi. Il est impératif aujourd’hui de se doter des instruments d’analyse à même de lutter contre l’exploitation sous sa forme actuelle et de contribuer à traduire les instances exprimées par les « grèves métropolitaines » de novembre-décembre 1995 dans un projet de société alternative.
Pour mieux cerner l’articulation et les enjeux liés à ces deux thématiques, il convient de clarifier quelques éléments concernant la manière dont le chômage et la précarité deviennent l’indice d’une mutation du travail et de la socialité. Des mutations qui introduisent un bouleversement radical de la production de subjectivité et des manifestations de l’antagonisme.
Crise de la centralité de la production matérielle de la grande usine fordiste : l’émergence d’une nouvelle force de travail
L’anticipation marxienne du « général intellect » se réalise sous nos yeux. La science et la technique sont devenues les principales forces productives. Cette transformation se combine et a été impulsée par l’émergence d’une intellectualité de masse. Ce processus, marqué notamment par une hausse formidable du niveau de formation, a profondément restructuré la composition de la force de travail : il s’est opéré un renversement du rapport savoir/pouvoir dans l’organisation capitaliste du travail.
Le concept traditionnel de travail productif, associé depuis la première révolution industrielle à la production matérielle des marchandises et au rôle moteur de la manufacture, est de plus en plus obsolète. Cette catégorie se trouve radicalement modifiée par l’importance croissante de la composante immatérielle du travail incorporée dans le savoir vivant des hommes et le savoir mort des machines. Elle doit être resituée au cœur de leur interaction productive. On ne peut plus raisonner comme s’il y avait aujourd’hui un volume déterminé d’heures de travail à répartir de façon peu ou prou égalitaire, mettre encore en avant le travail industriel comme paradigme de l’activité productive.
Cette transformation remet aussi en cause l’approche traditionnelle du rapport entre le secteur manufacturier d’une part, considéré comme le moteur de la croissance et des gains de productivité, et le secteur des services de l’autre, considéré comme un segment situé en aval et comme un quasi appendice du secteur secondaire. Ce bouleversement est étroitement associé à celui qui traverse tous les cycles de la production sociale et qui concerne les rapports fordistes classiques entre tâches de conception et d’exécution, entre travail intellectuel et manuel, entre travail et non-travail.
Le travail devient de plus en plus hautement coopératif, il se constitue sous des formes immédiatement collectives. Il existe de manière productive au travers de multiples réseaux et de flux qui s’agencent de manière de plus en plus indépendante du capital. La mesure de la productivité individuelle ne permet plus d’appréhender la mutation qui se déroule sous nos yeux, elle n’intervient plus que de manière marginale dans le procès de valorisation. Au contraire, les gains de productivité correspondent à une nature sociale toujours plus poussée de la coopération qui requiert une force de travail alternant périodes de formation, d’emploi et de chômage. C’est pourquoi la mobilité est une caractéristique fondamentale du travail immatériel.
Certes l’hégémonie du travail immatériel ne constitue aujourd’hui qu’une tendance. Le taylorisme est encore une réalité tangible pour des millions de travailleurs[[Sur ce point et sur le sens de la persistance du taylorisme, on peut aussi se reporter à l’ouvrage de P. Zarifian (1990, « La nouvelle productivité », l’Harmattan, Paris). Parler de la centralité du travail immatériel permet en tout cas de mettre en lumière l’appropriation par le capital des usages linguistiques, des comportements métropolitains, des désirs eux-mêmes. Cette démarche autorise à mettre l’accent sur la constitution d’un sujet nouveau situé au cœur de la composition de classe de l’ouvrier social : celui que l’on peut appeler, faute de mieux, le « travailleur intellectuel ». Exproprié, lui aussi, de la richesse qu’il crée, il ne se mobilise que sur des revendications spécifiques mais porteuses d’universalité, comme l’ont montré par exemple les luttes des intermittents du spectacle et l’expérience même qui a conduit le mouvement étudiant à se dissoudre en quelque sorte comme partie intégrante des grèves métropolitaines contre le plan Juppé.
Revenons sur ce mythe de l’entreprise, lieu de productivité, d’intégration et d’initiative, à en croire le discours dominant tenu depuis plus de 10 ans. Il ne faut pas hésiter à le dire : l’entrepreneur s’approprie en fait des réseaux coopératifs, des capacités productives, des désirs qui existent indépendamment et en amont de l’entreprise. Il exploite de manière parasitaire les agencements d’une croissance par rapport auxquels il est moins que jamais le sujet de l’innovation. La production des richesses matérielles et immatérielles, marchandes ou non, est l’affaire de tous. C’est encore plus vrai au moment où le capital fixe, machines et techniques productives, se diffuse au fil de la multiplication des technologies de la communication. Sur cette base matérielle profondément transformée se produit une nouvelle phase d’accumulation primitive avec son cortège d’illégalismes et de barbarie. Phénomènes qu’illustrent parfaitement tant l’ampleur de la violence sociale que la floraison des pratiques mafieuses à tous les échelons de l’économie. Y compris là où elle est la plus étroitement imbriquée au bien public, comme la saga des démêlées judiciaires des classes politiques des pays de capitalisme développé invite à le constater.
A ce stade, dans et hors travail, la hiérarchie devient contre-productive. Au capital, pour commander, il reste la menace de la misère, la force du besoin, la violence de la monnaie et le raffinement constant des procédures de capture de la spontanéité productive. L’exploitation s’étend toujours davantage à l’ensemble des moments de la survie. L’entreprise n’est donc plus le lieu unique où se déterminent la productivité sociale et le conflit sur son contrôle.
Les insuffisances et la partialité d’une stratégie de transformation sociale fondée sur le seul mot d’ordre de la réduction du temps de travail
C’est dans ce cadre qu’est intervenu le mouvement de novembre-décembre 1995 dans lequel est très clairement apparue la volonté d’opérer une rupture radicale avec le libéralisme, quelque soit sa caractérisation, « néo » ou « social ». Se dessine aujourd’hui parmi les héritiers du mouvement ouvrier officiel un consensus sur la revendication de la réduction du temps de travail dont seule l’instauration permettrait un retour au plein emploi. Le schéma de cette proposition fonctionne, malgré les nuances importantes qui existent par exemple entre la position de la direction de la CFDT (négociations par branches) et celle, plus radicale, de SUD (32 heures sans perte de salaire), selon une optique des plus traditionnelles qui renoue avec le mythe de 36.
De façon plus générale, la position des tenants de la réduction du temps de travail comme stratégie de sortie de crise par le haut souffre de certaines carences.
En premier lieu, même en étant comprise comme un simple instrument de politique de l’emploi, la réduction du temps de travail reste inadéquate pour conduire à une résorption massive du chômage. Tous les scénarios proposés conduisent par ailleurs à cette conclusion : son effet supposé sur l’emploi dépend étroitement des modalités de sa mise en oeuvre.
Dans l’hypothèse la plus probable à l’heure actuelle, celle d’une loi-cadre provoquant une négociation par branches, elle risquerait de se traduire par un simple aménagement du temps de travail. Il s’agirait d’une mesure s’inscrivant dans une logique qui, avec l’annualisation notamment, tend à instaurer toujours plus de flexibilité dans la gestion de la production et dans le contrôle de la force de travail. Remarquons que cette tendance a été l’un des facteurs d’échec de la politique de réduction du temps de travail des gouvernements socialistes après l’abandon de l’objectif de réduction massive en 1982 qui aurait dû conduire aux 35 heures.
Par conséquent, seule une réduction drastique et immédiate du temps de travail pourrait enclencher, tant pour ses effets macro que pour la construction des rapports de force qu’elle présuppose, une logique de rupture avec la régulation néo-libérale du marché du travail.
Mais même si l’on accepte la viabilité de l’hypothèse politique d’une réduction drastique et immédiate, les partisans de la réduction du temps de travail oublient, à notre sens, deux aspects fondamentaux :
1) aucun compte n’est tenu de l’épuisement du rôle moteur dans la création d’emplois du secteur privé marchand et de la transformation des mécanismes d’obtention des gains de productivité. Ainsi les avantages apportés par une réduction du temps de travail pourraient être contrebalancés, comme le montre Fumagalli (1996) pour l’Italie, par une nouvelle reprise dynamique de l’innovation et de l’investissement fondée non pas sur une logique d’élargissement de la capacité productive mais sur une rationalisation des produits et des structures productives déjà existantes.
Par conséquent, il faudrait dépasser un discours général pour articuler la problématique de la réduction du temps de travail au niveau de la distinction entre secteurs publics et secteurs privés.
2) est négligée la manière dont la réduction du temps de travail risque de se développer comme un mot d’ordre qui ne renverse pas les mécanismes socio-institutionnels à la base de la dualisation croissante du marché du travail et fondée sur la tentative de remettre en place une régulation concurrentielle du rapport salarial. C’est ainsi que le chômage tend à devenir à nouveau un des déterminants principaux de la formation des salaires. à la suite de la remise en cause des mécanismes fordistes reliant la croissance des salaires à celle des prix et aux gains de productivité.
Une autre critique concerne les acteurs socio-institutionnels sur lesquels reposent les stratégies syndicales pour obtenir une réduction du temps de travail. Elles restent enfermées dans un modèle selon lequel la réalisation de cet objectif serait le fruit des seules luttes des salariés garantis (c’est-à-dire les agents publics et ceux qui bénéficient de contrats à durée indéterminée) et/ou des négociations au sommet conduites par leurs organisations syndicales. Les chômeurs, les précaires et, de manière générale, tous ceux qui travaillent de manière « atypique » serviraient tout au plus de force d’appoint : leurs sont niées toute capacité à se constituer en tant que sujets autonomes, toute légitimité à se mobiliser sur leurs propres revendications.
Mais contrairement à ce schéma, la réduction du temps de travail ne redeviendra une revendication crédible pour les salariés stables, ou supposés tels, que lorsqu’elle cessera d’être affaiblie par l’expression de bons sentiments à l’égard des chômeurs. Si la réduction massive du temps de travail devient un jour une réalité, il est à prévoir que seule une partie des chômeurs – et ce ne seront pas les plus désocialisés qui seront embauchés – retrouveront un emploi classique. En attendant que de nouveaux gains de productivité ne viennent remettre en cause la rentabilité des postes de travail concernés… L’appel à la solidarité avec les chômeurs n’est donc pas l’élément essentiel qui justifie la revendication de la réduction du temps de travail. Celle-ci, au demeurant parfaitement légitime, ne peut reposer que sur l’intérêt matériel et subjectif des salariés qui ont un emploi. Elle correspond en grande partie à la nécessité de renouer avec la dynamique de réduction progressive du temps de travail qui s’est développée, sous la poussée des luttes, pendant les années 70 et qui s’est trouvée brusquement interrompue en 1982.
La solidarité entre fractions du salariat, qu’il est urgent de réinventer, ne peut se fonder sur des approximations qui occultent une multiplicité constitutive. Nous ne ferons pas l’économie des contradictions réelles entre les diverses figures sociales (employés « à statut », travailleurs précaires, chômeurs) du salariat en les dissimulant sous un vague discours unitariste. L’unité ne peut être présupposée. Elle ne saurait être un postulat. Elle peut en revanche résulter d’une construction. Viser à cette construction suppose d’admettre les contradictions réelles, de les identifier, d’en faire un élément moteur. Envisager ces contradictions comme purement négatives reviendrait à ignorer la dynamique qu’elles recèlent.
Plus fondamentalement encore, la limite principale de l’approche des tenants de la réduction du temps de travail comme stratégie se situe dans son présupposé implicite l’idée selon laquelle le salariat restera, dans les décennies à venir, la forme dominante de l’insertion sociale et que l’on doit donc lutter contre le chômage en tant que tel. La vision de la transformation sociale reste accrochée au mythe du compromis fordiste du plein emploi.
La proposition de réduction du temps de travail doit donc être articulée, d’une part, à une politique qui ne vise pas seulement à s’attaquer au chômage en tant que tel, mais à son statut socio-économique. C’est-à-dire qu’elle doit s’attaquer à l’invention historique de la contrainte au rapport salarial, comme condition de la reproduction individuelle et collective de la force de travail. D’autre part, elle doit s’accompagner d’une relance du secteur des services publics sociaux. Relance qui implique une stratégie renversant leur subordination aux exigences d’accumulation du secteur privé (celui des multinationales notamment) et à la logique des politiques d’austérité monétaires et budgétaires dictées par les marchés financiers mondiaux.
Il devient alors nécessaire d’offrir une option alternative qui conjugue la réduction du temps de travail au salaire social (ou revenu de citoyenneté). Il faut dépasser la fausse dichotomie entre ces deux propositions. La garantie d’un revenu optimal de base indépendant de l’emploi est une hypothèse qui permet de sortir de la logique de l’accumulation productive pour opérer sur un plan social plus ample.
Pour éviter que les salaires se réduisent à un pur et simple élément de subsistance et non un instrument de lutte pour l’affranchissement progressif de la contrainte au rapport salarial, il est nécessaire que la dynamique salariale directe et indirecte devienne une question sociale et qu’elle soit d’emblée régulée sur le plan de la distribution sociale du revenu. (Fumagalli 1996).
Au-delà de la réduction du temps de travail : le revenu de citoyenneté
Le mot d’ordre du revenu garanti pour tous, d’un point de vue politique, peut être considéré d’un double point de vue : celui d’un instrument de lutte inscrit dans la perspective de court-moyen terme de la dynamique ouverte par les grèves métropolitaines de l’automne 1995; celui, stratégique, de la construction d’un projet alternatif de société.
Le revenu de citoyenneté considéré comme un instrument de lutte inscrit dans la perspective de court-moyen terme de la dynamique ouverte par les grèves métropolitaines de l’automne 1995.
Le rôle de la revendication d’un revenu garanti indépendant de l’emploi salarié a traversé le mouvement de novembre décembre 1995 et il a trouvé l’une des expressions les fortes et les plus symboliques dans le mouvement étudiant, à Paris VIII, Nantes et Toulouse notamment. Ce dernier a affirmé le droit à un revenu social garanti conçu comme étant une partie intégrante d’un statut d’étudiant. Il s’agit de l’affirmation d’un droit indissociable de la reconnaissance du rôle social immédiatement productif de la figure de l’étudiant. Cette reconnaissance s’articule au refus de la logique de la précarité qui impose aux étudiants-travailleurs et travailleurs-étudiants de se soumettre, pour survivre, à la logique perverse de l’emploi dans le secteur privé de l’économie à l’américaine des services de type « Mac-Donald ».
Notons qu’il s’agit d’une proposition qui contribue à mettre en évidence une fois de plus la manière dont cette figure centrale de l’intellectualité de masse se trouve d’emblée au cœur du processus de recomposition entre travail et non-travail, entre secteur privé et service public, entre générations, entre centre-ville et banlieues. La revendication d’un salaire garanti lié au statut étudiant, loin d’être de nature catégorielle, investit en fait d’emblée deux articulations centrales des politiques néo-libérales et définit autant d’axes sur lesquels pourrait se greffer la poursuite du mouvement et l’élaboration collective d’un projet de société alternatif. C’est pourquoi il nous paraît utile de nous attarder un instant sur les effets que le développement de ce mot d’ordre aurait, tant en termes de recomposition de classe que de celui concernant le blocage de la logique néo-libérale, dans le cadre, par exemple, d’une éventuelle reprise du mouvement étudiant.
Son effet du point de vue de la régulation du marché du travail et de la logique disciplinaire et assistancielle de l’État-Providence.
La proposition d’un revenu garanti lié au statut étudiant signifie en fait la remise en cause de la logique discrétionnaire et soumise à l’arbitraire qui préside l’octroi d’un RMI de misère. Cette remise en cause correspondrait, par ailleurs, à une énorme épargne de travail social improductif si l’on songe aux coûts exorbitants liés à cette organisation disciplinaire, bureaucratique de l’extension de l’État-Providence (sans parler, comme le montre le cas des pensions d’invalidité travail en Italie, par exemple, le risque de sa dégénérescence mafieuse/clientélaire en un market-corruption).
Par ailleurs le RMI est indiscutablement un revenu minimum de misère institutionnalisée dont la logique pourrait être rapprochée de celle des Poor-Laws, c’est-à-dire de la législation sanguinaire mise en place durant la phase d’accumulation primitive du capital en Angleterre à l’origine de l’invention historique du rapport salarial. Cependant, notons que même son montant actuel, si son accès n’était institutionnellement limité à une partie de la population (notamment les plus de 25 ans), aurait un pouvoir dissuasif suffisant sur une composante centrale de l’offre de travail qui permet la reproduction de la logique d’accumulation fondée sur un emploi précaire et un salaire de misère dans des pans entiers et en continuelle expansion de l’économie des services qui se développe de plus en plus selon le modèle du plein emploi précaire à l’américaine. C’est pourquoi les jeunes travailleurs étudiants de moins de 25 ans sont exclus par la législation réglementant l’octroi du RMI.
La simple mise en place d’un revenu garanti lié au statut étudiant et dont le montant serait, à défaut d’être supérieur, au moins égal à celui du RMI, aurait donc deux conséquences extrêmement significatives, tant sur le plan de la recomposition sociale des luttes que sur celui du renversement de la logique néo-libérale. Celles-ci dépasseraient de loin la condition étudiante proprement dite, au sens traditionnel et anachronique du terme.
D’une part, le sens et la portée d’une telle lutte située au cœur du service public et d’une composante clé de la composition de classe de l’intellectualité de masse auraient des répercussions immédiates dans le secteur privé des services à la « Mac-Donald ». Il y provoquerait en fait par ricochet tant une fuite et une probable pénurie de main-d’oeuvre qu’une considérable croissance du pouvoir de négociation sur le salaire et les conditions de travail. Cette dynamique se traduirait en une hausse probablement correspondante des rémunérations. Le développement du salaire monétaire social et indirect aurait une fois de plus un rôle moteur dans la lutte pour la croissance du salaire direct et pour l’atténuation de la contrainte au rapport salarial.
D’autre part, la mise en place d’un revenu garanti lié au statut étudiant faciliterait aussi un processus de recomposition des luttes autour du RMI pour une double raison: il deviendrait la référence d’une lutte pour l’adéquation des mécanismes d’octroi du RMI à celui non discrétionnaire du revenu garanti lié au statut étudiant; il déterminerait, avec toute probabilité, un important transfert des Rmistes non étudiants, ou exclus de l’octroi du RMI en raison de leur âge, vers l’université afin de pouvoir se prévaloir des mêmes conditions d’octroi d’un revenu et d’accès à la formation.
La problématique du revenu de citoyenneté considérée du point de vue stratégique : celui de l’affirmation de l’hégémonie de l’intellectualité de masse et du travail immatériel en pouvoir constituant d’un nouveau contrat social.
Le statut d’un revenu étudiant garanti et optimal (au sens d’une logique opposée à celle du revenu minimum d’insertion) constituerait la préfiguration d’un dépassement par le haut du Welfare-State par la mise en place d’un « revenu de citoyenneté ». Ce dernier correspondrait alors à un droit universel fondé de manière indissociable sur un salaire social monétaire et la reconnaissance du droit à l’accès à un paquet incompressible de services et valeurs d’usage fournis en dehors de la logique du marché. Il représenterait en ce sens la base d’un dépassement par le haut de la crise des institutions bureaucratiques du Welfare-State et d’une redéfinition du rôle moteur des industries culturelles et du service public dans la mise en place d’un modèle sociétal radicalement alternatif à celui néo-libéral de l’Europe de Maastricht.
Dans cette perspective, le revenu de citoyenneté constitue la catégorie autour de laquelle peut être synthétisée l’idée force d’une « nouvelle grande transformation », au sens donné à ce terme par Karl Polanyi. C’est-à-dire, un processus capable d’amener à un dépassement par le haut de la crise du Welfare, selon une perspective qui rompt avec l’attitude purement défensive de l’économie politique du mouvement ouvrier face à l’offensive néo-libérale.
Cet horizon repose sur une dynamique de réappropriation démocratique de l’administration et des institutions productives (de valeurs d’usage) et de la redistribution du Welfare capable, à la différence de ce qui se produisit à la suite de la grande crise des années trente, de déterminer une re-socialisation véritable de l’économie. Contrairement au modèle du compromis lié au Welfare-State, le contrat social du revenu de citoyenneté correspondrait à l’établissement d’un projet de société diamétralement opposé à celui qui, durant le siècle dernier, avait donné justement le jour à l’idéologie libérale et permis, grâce à la force combinée de la violence de la monnaie et de celles des méthodes de l’accumulation dite originelle du capital (les enclosures, les work-houses, la traite des esclaves, le pillage colonial etc.), ces inventions historiques qui furent l’institution du « marché du travail » et la séparation complètement artificielle du social et de l’économique. C’est sur la base de cette séparation que la représentation même de l’économie a été aplatie et identifiée d’une manière réductrice et purement idéologique à une seule sphère de la production : celle fondée sur les rapports marchands et le rapport salarial considérés comme les invariants structurels et les lois universelles de fonctionnement de l’économie auxquels doivent être subordonnés l’ensemble des mécanismes de la production et de la reproduction sociale.
L’un des contenus stratégiques du revenu de citoyenneté signifie justement le renversement de cette logique de subordination de la production de valeurs d’usage aux valeurs d’échange. Elle correspond donc à la réappropriation du Welfare tant du point de formes de socialisation du revenu (revenu de citoyenneté) que de celui des finalités de la production et de l’affectation du surplus social (les industries dites culturelles de la santé, de la scolarisation de masse.., etc.), c’est-à-dire de tous ces mécanismes qui font des institutions de l’État-Providence les articulations de la constitution d’un mode de production alternatif au sein du capitalisme, des éléments de la transition au communisme.
En somme, la crise fiscale de l’État-Providence n’est que celle d’une norme comptable archaïque ainsi que celle d’un statut épistémologique de l’économie politique qui a consisté à « plaquer » la notion d’économie sur celles de sa conception formelle. C’est de ce point de vue que doit être relue aussi la notion de « maintien du service public à la française » et la problématique d’un dépassement « par le haut » de la crise de l’État-Providence.
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