La marche du temps

Requiem pour un faussaire

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Cet article a été écrit au Brésil quelques jours avant le vote parlementaire qui a abouti, le 29 septembre 1992, à l’ “impeachment” du président brésilien Fernando Collor de Mello, avec 38 voix contre 441 voix pour l’ “impeachment”. Cet événement, une première dans l’histoire du pays, s’est déroulé après les travaux d’une CPI (Commission Parlementaire d’Investigation) sur des accusations formulées à l’encontre du président, de corruption et de détournement de fonds publics.

A l’occasion de ce “Collorgate”, comme l’événement a été baptisé par les médias, le pays a été secoué par de très importantes mobilisations de masse (de jusqu’à 700 000 manifestants) d’étudiants, de lycéens, de salariés de différents secteurs économiques et de non salariés, des militants de différents partis de gauche et des militants syndicaux, réclamant le départ du président Collor et revendiquant plus “d’éthique dans la politique”, mot d’ordre qui a occupé entièrement la scène des mobilisations populaires, au détriment de revendications économiques et salariales, en dépit de l’appauvrissement et des conditions de vie très difficiles de la majorité écrasante de la population avec l’essor, encore une fois, de l’inflation dans le pays.

La commission parlementaire qui mène des investigations sur la quadrille des PCs[[PC, diminutif utilisé par la presse pendant la durée du “Collorgate”, du nom de Paulo César Fana, un proche collaborateur de Color de Mello et le financeur de sa campagne électorale pour la présidence de la république. est le résultat de l’essor et du renforcement, au Brésil, d’une opinion publique qui est en train de structurer progressivement, quoique avec quelques difficultés, une sphère publique démocratique. Le Congrès s’est montré, jusqu’à maintenant, son digne représentant, en écoutant ses clameurs, qui ne sont pas celles des Catons enragés mais celles de la citoyenneté, et non seulement des contribuables, comme pense le credo libéral.
L’élection même de Collor, si on se souvient bien, a été due, en partie au moins, à cette opinion publique. Son “leitmotiv” au premier tour était celui de l’inefficacité de l’État. Inefficacité qui amène les citoyens à faire de longues files d’attente au INSS[[L’institut national de sécurité sociale : l’accès au système de soins implique de faire de longues queues dans la mesure où les professionnels conventionnés sont centralisés dans les instituts publics., mais aussi à supporter l’arrogance des hommes de pouvoir qui transforment les rapports sociaux en rapports d’esclavage. Le fait que Collor soit devenu un faussaire par rapport aux attentes et à la révolte populaire et citoyenne était implicite dans sa plate-forme, qui était restée dans le premier constat, mais n’avançait pas jusqu’au deuxième. Ses adversaires le savaient, mais la majorité de ses électeurs ne le soupçonnait même pas.
On doit aussi à l’opinion publique la déroute des falsifications. En dépit de la situation terrible qui balaye le pays, la citoyenneté est debout, contre l’arbitraire”, allant à la Justice, obligeant des anciens corrompus à se présenter comme des hommes publics au-dessus de tout soupçon. ACM[[ACM : Antonio Carlos Magalhaes, gouverneur de l’État de Bahia. et MALUF[[MALUF : politicien de droite, candidat maire de la ville de Sao Paulo au deuxième tour des élections municipales qui auront lieu le 15 septembre 1992. ne se présentent-ils pas aujourd’hui avec la pose de gardiens de la moralisation de la chose publique ? En connaissant les personnages, le phénomène serait risible, mais la vérité est que leurs futurs politiciens exigent, dorénavant, qu’ils assument des profils d’honnêteté, malgré eux.
Le trafic des PCs ne provient pas des tares des bandes d’Alagoas[[Alagoas : État du Brésil d’où est originaire le président Collor. ni des familles. Des interprétations de cet ordre sont d’autres démonstrations d’archaïsme, ainsi que les pratiques qui sont l’objet d’investigation. Ce qui est visible est la précarité du système politique, tel qu’il est structuré. Collor ne passe pas pour un “outsider”, tout le monde le savait, sans aucune base sociale, ni même bourgeoise. Son ascension au premier tour de l’élection présidentielle a été un phénomène de messianisme politique, rare dans la politique brésilienne (remember Janio)[[Janio, leader charismatique, qui a été élu président de la république à la fin des années 50 et qui a renoncé à son poste en 1961.. Au deuxième tour, l’appui de la grande bourgeoisie, peureuse de la modernité représentée par une victoire possible de Lula[[Lula, Luis Inacio da Silva, du parti des travailleurs, qui a perdu les élections présidentielles au deuxième tour, au profit de Collor. a rempli les poches des PCs et a transformé la dispute électorale en guerre de classes.
Les hommes de pouvoir ne croyaient pas aux réformes de Collor, et lui-même s’est cru libre de les réaliser, à sa manière, de façon autoritaire. Il se croyait un messie. Ses précurseurs étaient, certainement, “bioniques”[[“Bionico” : néologisme brésilien désignant les politiciens non élus, mais “parachutés” ou nommés par le gouvernement. – autoritaires, mais il n’était pas, comme Sarney[[Sarney : le président de la république non élu qui a précédé Collor., un homme du système. Ce dernier est probablement un “honest man”, sans être saint. Mais il est un politicien conformiste. La présidence lui est tombé dessus comme un cadeau et comme un cauchemar. Pour Collor, il s’agissait de prédestination.
Ne faisant pas partie du système, et n’étant pas membre éminent des bourgeoisies, mais étant sans doute de droite, Collor en acceptant comme il a accepté les “contributions” généreuses de la campagne électorale, s’est condamné d’avance à se transformer en prisonnier d’un ou des deux “cercles de pouvoir” infernaux. Il faut avoir lu Andrei Konchalovsky pour apprendre que les chocolats du pouvoir doivent être mangés dans le lieu du pouvoir… Dans le cas de Collor, les chocolats sont la mesquinerie de l’utilisation de la pathétique Miriam Cordeiro[[Miriam Cordeiro est le nom de l’ex-compagne de Lula, qui a été présentée par Collor devant les médias pendant la campagne électorale au premier tour ; elle aurait résisté dans le passé aux pressions de Lula pour avorter. Cet épisode a été considéré comme déterminant, dans un pays très catholique, pour le résultat favorable à Collor au deuxième tour. : il est maintenant obligé de la “déguster” -peut-être seulement sous la forme des PCs, ce qui n’améliore pas beaucoup le goût – chaque fois que l’ACM ou une entreprise sous-traitante lui reproche ces minutes fatidiques à la télévision.
Le dénouement est tragique et même le pire ennemi électoral de Collor ne peut s’en réjouir. Il ne s’agit pas d’une tragédie grecque, et ses dégâts ne sont pas d’ordre familial : ce n’est pas non plus Dostoievsky, même si certains rictus “collorés” de Fernando et de Pedros[[Fernandos, allusion à Collor, prénom de Collor ; Pedros, allusion à Pedro Collor de Mello, frère cadet de l’ex-président, qui a initié il y a quelques mois cette affaire, au début d’apparence “familiale” – la Collorgate” (en allusion au Watergate, en allant à la télévision pour dénoncer son frère de corruption et d’utilisation de drogues. peuvent suggérer des démons… Mais, du point de vue des institutions et des procès politiques, le dégât peut être énorme. Collor est entouré par un “cercle du pouvoir” doublement mortel, les anneaux du pouvoir économique et du pouvoir politique.
Ceux qui ont rempli ces sacoches de “contributions” généreuses pour la campagne électorale, exigent leur dû sous forme de privilèges dans les adjudications. Ils sont ceux qui lui donnent un soutien au Congrès et lui demandent des faveurs pour leurs entreprises ou celles de leurs “maîtres”. Ils l’ont soutenu parce qu’ils savaient qu’il s’agissait d’un faussaire vis-à-vis de la colère populaire et citoyenne, et ils renforcent leur appui quand ils se rendent compte que le faussaire s’isole de plus en plus, acculé par l’accroissement défavorable de l’opinion publique. Une dialectique infernale. Ils s’appellent – et on les nomme pêle-mêle – des firmes sous-traitantes, des banquiers, ACM, Borhausen, Fiuza, Odebrecht, OAS, la chaîne de télévision GLOBO, Roberto Marinho, Tratex, Cetenco, Votorantim et la liste serait interminable[[Cette liste inclut pêle-mêle des noms d’entreprises sous-traitantes bénéficiaires des commandes d’État émanant de Collor (comme par exemple Odebrecht, OAS, Tratex, Cetenco, etc.) ; des ministres d’État partisans de Collor et appartenant au même parti politique que celui de l’ex-président, le PFL (par exemple Fiuza), etc.. Les PCs sont des affairistes qui, comme il est de règle dans les bonnes affaires, s’enrichissent également.
En paraphrasant Roberto Schwartz[[Roberto Schwartz : critique littéraire brésilien. L’auteur se réfère à un éditorial de la Revue du CEBRAP (Sao Paulo), où Schwartz dit que la situation est très mauvaise, excellente pour éditer une (nouvelle) revue…, on peut dire : le moment est très mauvais, excellent pour les changements qui sont revendiqués. La récession, dont la férocité a été probablement aiguisée par le mandat destructif donné à Collor, a réalisé un énorme travail, sale, pour lequel la société a déjà payé très cher. Il faut maintenant profiter des richesses de l’iniquité, une ancienne leçon évangélique. Cependant, sans continuer dans le chemin néolibéral.
Les acteurs sociaux les plus importants ont déjà montré de quoi ils sont capables, dès que les politiciens rectifient le système politique. L’accord récent des firmes de construction automobile[[Accord où les centrales syndicales combatives de Sao Bernardo, région de la banlieue de Sao Paulo où se concentrent les constructeurs automobiles, ont pris une partie importante dans la négociation et dans la décision. est une preuve de la maturité des classes sociales brésiliennes les plus modernes et de la capacité de leurs représentations institutionnelles, assez loin du larmoiement défaitiste. En dépit du recul apparent, il n’y a pas de doute que cet accord représente un point de repère dans l’histoire des rapports capital-travail ; il peut devenir le paradigme d’accords privés qui, par leur socialisation, sont transportés vers la sphère publique, en modifiant la forme de la politique au Brésil.
Le directeur du Fonds monétaire international (FMI), dans sa dernière visite au pays, a cherché à rencontrer, pour la première fois dans l’histoire des rapports du FMI avec le Brésil – ce qui est probablement aussi très rare dans l’histoire du FMI avec n’importe quel autre pays – les directions syndicales que le mandat destructif de Collor avait cherché à supprimer. Camdessus n’a fait que reconnaître les changements qui ont eu lieu, reconnaissant dans ces directions la capacité d’hommes d’État, c’est-à-dire d’hommes qui, par le pouvoir de leurs organisations et par la capacité d’interpréter et de représenter leurs classes sociales, vont au-delà de leurs intérêts. Le directeur du FMI est venu reconnaître que la politique économique au Brésil aujourd’hui passe par la négociation sociale.
Il n’y a donc pas de place pour le défaitisme. Le Congrès doit mener la Commission d’Investigation jusqu’au bout et commencer le procès d’ “impeachment” du président qui disposera, encore, de la possibilité de renoncer avant de faire plus de dégâts. Mais il incombe aux entrepreneurs, la démarche décisive. La crainte de la grande bourgeoisie, qu’avec Collor disparaisse son projet néolibéral, est aujourd’hui le seul rapport de Collor et l’alibi du PFL – le parti du gouvernement – pour maintenir tout le pays otage d’un gouvernement qui a déjà perdu toute sa raison d’être. ACM et PFL sont les bénéficiaires de cette indécision des entrepreneurs. Mais ils doivent comprendre que le projet néo-libéral n’est pas viable ni avec Collor ni sans lui, et qu’il ne représente que la liquidation de la Nation.
Le message de l’ “impeachment” n’est cependant pas dirigé exclusivement contre le président. Sans aucune illusion, sans les transports de Catons de province ou des Robespierre d Arabie, et conscients qu’il y aura toujours des problèmes dans le croisement subtil entre le public et le privé, il existe une immense majorité de citoyens qui distingue clairement ce qui est le terrain propre de la lutte des intérêts privés et ce qui est un vol pure et simple du denier public. Et elle est disposée à faire reconnaître aux politiciens cette différence.
Il faut compléter la réforme du système politique, pour défaire la possibilité que les mandataires de la volonté populaire et les représentants des classes sociales soient des otages des cercles de pouvoir. Pour qu’ils soient des représentants, pas des délégués. Pour que le Congrès National ne soit pas un “cordon sanitaire”[[En français dans le texte. d’oligarchies politiques, empêchant que le travail moderne d’acteurs de la taille de ceux qui ont élaboré l’accord des constructeurs automobiles fructifie en politiques économiques et sociales. Pour que le président ne soit pas lui-même, soit quelqu’un qui vient du système et vit confortablement en lui, soit quelqu’un qui vient de l’extérieur et qui vend son mandat, comme il est arrivé avec Collor ou, finalement, qui est empêché de gouverner, comme ce pourrait être le cas avec Lula, par exemple.
La convergence de ces trois mouvements, celui de la formation d’une opinion publique, de la capacité de faire un pacte de la part des classes sociales modernes et la réforme du système politique constituent la formation si souhaitée d’une sphère publique démocratique, capable de tracer les chemins de l’expansion économique et de la justice sociale, loin du darwinisme social et de l’idolâtrie de l’État. La société brésilienne contient tous les éléments de cette modernité, mais nous pouvons, dans un moment d’inattention, glisser et plonger d’une seule fois dans le marécage des PCs. Là où ils nous attendent, avec leurs patrons, pour justifier leur indigence : “c’est la société qui est hypocrite”.