Ontologie et politique

Résistance, biopolitique, biopouvoir

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Alain :

Les multitudes échappent-elles à l’Empire ? ou bien minent-elles l’Etat ?
l’Empire est-il nécessairement le terrain de jeu et de combat des multitudes
? ou bien n’est-ce pas encore et toujours la confrontation à l’Etat qui
reste le théâtre révolutionnaire des multiples ?
Negri vs Deleuze donc
Pour ce dernier il s’agit en effet d’utiliser les glissements de terrain
en-deça de l’Etat et de laisser venir les devenirs révolutionnaires des gens
(in Dialogues, dernières lignes…)
“Ce qui caractérise notre situation est à la fois au-delà et en deçà de
l’Etat. Au-delà des Etats nationaux, le développement du marché mondial, la
puissance des sociétés multinationales, l’esquisse d’une organisation
«planétaire », l’extension du capitalisme à tout le corps social, forment
bien une grande machine abstraite qui surcode les flux monétaires,
industriels, technologiques. En même temps les moyens d’exploitation, de
contrôle et de surveillance deviennent de plus en plus subtils et diffus,
moléculaires en quelque sorte Des ouvriers des pays riches participent
nécessairement au pillage du Tiers Monde, les hommes, à la sur-exploitation
des femmes, etc.). Mais la machine abstraite, avec ses dysfonctionnements,
n’est pas plus infaillible que les Etats nationaux qui n’arrivent pas à les
régler sur leur propre territoire et d’un territoire à l’autre. L’Etat ne
dispose plus des moyens politiques, institutionnels ou même financiers qui
lui permettraient de parer aux contrecoups sociaux de la machine; il est
douteux qu’il puisse éternellement s’appuyer sur de vieilles formes comme la
police, les armées, les bureaucraties même syndicales, les équipements
collectifs, les écoles, les familles. D’énormes glissements de terrain se
font en deçà de l’Etat, suivant des lignes de pente ou de fuite affectant
principalement: 1° le quadrillage des territoires; 2° les mécanismes
d’assujettissement économique (nouveaux caractères du chômage, de
l’inflation … ); 3° les encadrements réglementaires de base (crise de
l’école, des syndicats, de l’armée, des femmes … ); 4° la nature des
revendications qui deviennent qualitatives autant que quantitatives («
qualité de la vie » plutôt que «niveau de vie ») – tout cela constituant ce
qu’on peut appeler un droit au désir. Il n’est pas étonnant que toutes
sortes de questions minoritaires, linguistiques, ethniques, régionales,
sexistes, juvénistes, ressurgissent non pas seulement à titre d’archaïsmes,
mais sous des formes révolutionnaires actuelles qui remettent en question,
de manière entièrement immanente, et l’économie globale de la machine, et
les agencements d’Etats nationaux. Au lieu de parier sur l’éternelle
impossibilité de la révolution et sur le retour fasciste d’une machine de
guerre en général, pourquoi ne pas penser qu’un nouveau type de révolution
est en train de devenir possible, et que toutes sortes de machines mutantes,
vivantes, mènent des guerres, se conjuguent, et tracent un plan de
consistance qui mine le plan d’organisation du Monde et des Etats ? Car,
encore une fois, le monde et ses Etats ne sont pas plus maîtres de leur
plan, que les révolutionnaires ne sont condamnés à la déformation du leur.
Tout se joue en parties incertaines, « face à face, dos à dos, dos à
face… ». La question de l’avenir de la révolution est une mauvaise
question, parce que, tant qu’on la pose, il y a autant de gens qui ne
deviennent pas révolutionnaires, et qu’elle est précisément faite pour cela,
empêcher la question du devenir révolutionnaire des gens, à tout niveau, à
chaque endroit.”

Brian :

La lecture de Deleuze est toujours stimulante, comme dans les lignes
que tu as envoyées, et à mon propre niveau je suis attiré par l’idée
et le fait de miner les structures sociales existantes par une
subversion au-delà et en-deçà de ce monstre de toujours, “l’état”.
Plutôt fourmi curieuse que vieille taupe obstinée, je creuse des
galeries. Mais en même temps (…) je trouve que la résistance concrète, c’est
vital. Tout en poursuivant la subversion qui est un autre nom pour
la liberté, l’indéterminé, et la riposte intelligente contre
l’agression brute, on dépend encore fatalement de toutes sortes
d’infrastructures collectives; et la manière dont elles sont gérées
fait une sacrée différence. Je pense qu’on a seulement commencé à
comprendre combien toutes les infrastructures du savoir sont
fondamentales pour les multitudes, dans la mesure où il y va de
choses communes qui sont fiables, qui vont durer un peu, qui vont
continuer à être accessibles. Ne parlons pas des hôpitaux ou de
l’accès à l’eau… Et à chaque fois, on rencontre “l’état”. Mais
l’état, ce n’est plus ce que c’était. Et il a sans doute rattrapé un
peu la “machine” dont parlait Deleuze. Je dis dans mon texte “état
postnational”, ce n’est pas une contradiction dans les termes. C’est
la structure bureaucratique intégrée qui prend de plus en plus forme
pour répondre au besoins du capitalisme mondial intégré. Parfois ça
porte le nom “état français”, d’autres fois on appelle ça “Europe”,
encore d’autres fois il s’agit de traités bi- ou multilatéraux qui
font qu’on peut t’écraser au nom de bons principes de la loi, et
d’autres fois encore, c’est la police qui court devant une prochaine
“harmonisation” des états d’exception. C’est intéressant (d’ailleurs,
souvent plus intéressant qu’un texte général comme celui que j’ai
écrit) de suivre en détail les luttes qui se forme autour de la
définition d’un droit, du développement d’une technique, et de
participer à ces luttes. Tout en gardant un oeil ouvert pour les
possibilités de fuite, de liberté, d’ailleurs, d’oubli, de souvenir
d’un tout autre état du monde que l’on cherche encore à découvrir.

Jean-Yves :

Merci beaucoup pour avoir pris la peine de mettre sur la liste ce passage
des dialogues avec C. Parnet. Nous n’avons pas tous les livres en question
et c’est une chance de pouvoir ainsi les lire.
Sur le fond je suis assez d’accord avec Brian quand à la nécessité de
décrire des situations de résistance concrètes qui nous permettraient
d’enrichir la compréhension que nous avons de cette notion et de multiplier
les usages que nous pourrions en faire.
Mais le point qui me paraissait tout aussi intéressant était celui du lien
entre le fait de résister et celui de se produire soi-même comme sujet –
dans mon souvenir, G. Deleuze note que la subjectivation dont parle M.
Foucault est sans doute une découverte des grecs et qu’il n’est pas sûr
qu’on puisse en trouver la trace en Orient (par exemple).
Autre chose : si je me souviens bien (mais je pense qu’il est possible
d’aller vérifier sur le site de la revue) M. Foucault parle du pouvoir comme
d’une relation entre “sujets libres” (il faut qu’un esclave puisse s’enfuir
pour qu’on puisse parler d’un pouvoir du maître sur lui). Le pouvoir est un
ensemble d’actions s’exerçant sur d’autres actions, au risque de butter
précisément sur la résistance en question – G. Deleuze dirait peut-être que
le pouvoir est une relation entre des forces pliées sur elles-mêmes : une
force en affecte une autre par exemple en l’incitant à produire quelque
chose. L’affect est le signe qu’un pouvoir s’exerce (On m’incite brutalement
à faire ceci ou cela et je n’en ai tellement pas envie que je cherche en
douce un coin où je pourrai aller dormir sans en avoir l’air…).
Ce qui m’intéresse c’est de mettre l’ensemble de ces notions en contact avec
la remarque de G. Deleuze citée plus haut. Résister est-ce forcément
s’inventer comme
sujet ? Y a-t-il des façons de s’affranchir, fuir, lutter… qui passent par
d’autres
lignes que la subjectivation ? (D’autant que les modes de subjectivation en
question pourraient très bien être de vieux pièges où on tomberait sans
faire exprès – je crois que G. Deleuze indique cette possibilité).

Brian :

“G. Deleuze dirait peut-être que
le pouvoir est une relation entre des forces pliées sur elles-mêmes : une force en affecte une autre par exemple en l’incitant à produire quelque chose. L’affect est le signe qu’un pouvoir s’exerce (On m’incite brutalement
à faire ceci ou cela et je n’en ai tellement pas envie que je cherche en douce un coin où je pourrai aller dormir sans en avoir l’air…).”

C’est exactement cela que je trouve le plus intéressant ; on écrit de
l’histoire comme cela maintenant, mais c’est l'”histoire” d’un
présent en devenir qui serait passionnant à développer avec cette
écoute-là… (…)

Ce genre d’histoire doit s’approcher du détournement de la parole
dont parle Deleuze dans l’entretien avec Negri, cité encore par Alain
dans son dernier envoi. Mais je me méfie un peu de la condemnation de
“la communication”, qui a été, justement, archi-communiquée… Quand
il dit que la communication est par essence impliquée dans des
affaires de fric, c’est pour répondre à la fameuse société civile de
l’action communicative de Habermas, etc. etc., et pourtant on a vu des
pratiques bien différentes de l’aller-retour linguistique ces
dernières années.

Alain :

pour répondre et poursuivre, encore Deleuze, dans le texte-phare (comme pour
y
revenir et en passer par) intitulé “l’actuel et le virtuel” (à la fin de
“Dialogues” et de 1995) : “L’actuel est le complément ou le produit, l’objet
de l’actualisation, mais celle-ci n’a pour sujet que le virtuel.
L’actualisation appartient au virtuel. L’actualisation du virtuel est la
singularité, tandis que l’actuel lui-même est l’individualité constituée.
L’actuel tombe hors du plan comme fruit, tandis que l’actualisation le
rapporte au plan comme à ce qui reconvertit l’objet en sujet” (et puis) “Les
actuels impliquent des individus déjà constitués, et des déterminations par
points ordinaires; tandis que le rapport de l’actuel et du virtuel forme une
individuation en acte ou une singularisation par points remarquables à
déterminer dans chaque cas.” (dernières phrases de chacune des deux parties
de ce texte)
Je note quant à moi tout d’abord que Gilles Deleuze donne là en quelque
sorte l’ultime présentation, en peu de mots, selon une terminologie très
conceptuelle mais très directement branchée sur le vivant humain, d’une
ontologie matérielle et politique (par la force des choses) qu’il nous faut
saisir, déplier, détailler et développer. Ce ne sont pas les sujets libres
qui agencent le plan, ce sont les individuations, les scènes de vie, les
actes vivants qui rendent la vie à son propriétaire, à son propre. Je note
encore que ce texte ultime se situe précisément sur sa fin au coeur de
catégories et d’une lecture clairement simondoniennes du réel. Je ne
développe pas ici et maintenant mais ce Deleuze comme l’écrit Brian peut
nous faire “suivre en détail les luttes qui se forme autour de la définition
d’un droit, du développement d’une technique, et de participer à ces
luttes”. C’est pourtant bien d’une ontologie qu’il s’agit et c’est aussi
comme les règles proposées d’une juste vision des choses : l’actuel meurt,
c’est en tant qu’il est le virtuel qu’il vit. De plus ce Deleuze là explique
en effet comme l’écrit Jean-Yves que “le pouvoir est une relation entre des
forces pliées sur elles-mêmes : une
force en affecte une autre par exemple en l’incitant à produire quelque
chose”. C’est très juste et bien vu : mais je dirais plutôt que nous sommes
“des forces pliées d’elles-mêmes” (pas “sur elles-mêmes”, trop
“psychanalytique”) pour rejoindre la mise en scène simondonienne d’une
individuation “montant sur ses propres épaules” et se propageant ainsi au
côté de l’autre et à partir de lui.
Encore un texte compliqué à lire de près, c’est vrai. Encore des actions à
ne pas mener pour l’heure, le temps de lire encore.

Jean-Yves :

Brian disait tout à l’heure : “Mais je me méfie un peu de la condamnation de “la communication”, qui a été, justement, archi-communiquée… Quand il dit que la communication est par essence impliquée dans des affaires de fric, c’est pour répondre à la fameuse société civile de l’action communicative de Habermas, etc. etc., et pourtant on a vu des
pratiques bien différentes de l’aller-retour linguistique ces
dernières années.”

Tout à fait d’accord avec cela! Je crois que G. Deleuze a forgé son modèle de la
communication pour le jeter comme un galet à la tête de J. Habermas (qui
soûle d’ailleurs la terre entière avec ses universaux de la communication).
D’après ce modèle, on ne communique jamais que des opinions – et les
opinions sont les voies par lesquelles un individu, porteur d’une qualité
soustraite aux choses, s’inscrit dans un groupe donné en vue d’une
discussion. En émettant la brillante opinion que les noirs sont paresseux
(par exemple) je fais mon entrée dans le club distingué des coopérants qui
ont de la bouteille et qui ne s’en laissent pas conter. Le nec plus ultra de
la communication ainsi comprise est alors “de dire tout haut ce que tout le
monde pense tout bas”.
G. Deleuze a du construire ce modèle en éclatant d’un rire satanique!
D’ailleurs il me semble que dans “Qu’est-ce que la philosophie ?” son
exemple est la qualité des fromages – dont on sait qu’il n’était guère
amateur. Oui, il a aussi créé des concepts comiques, lui qui savait dénicher
le comique là où personne n’allait le chercher.
C’est peut-être le mot de “communication” qui est corrompu au dernier degré.
De sorte que dans bien des cas quand on l’emploie on a l’impression de
mordre dans un morceau de viande pourrie. C’est peut-être pourquoi certains
ont tenté de parler de métissage par exemple et de raison métisse. Mais il
ne faut pas se laisser dépouiller de ses mots. Je crois qu’il y a un beau
mot chez Montaigne pour dire communication : s’entre gloser.

Judith :

Je n’avais pas lu depuis longtemps les messages sur la liste, j’arrive un peu en retard, mais la discussion est vraiment intéressante.. J’ai retrouvé la citation de Foucault à laquelle vous faites allusion, elle se trouve dans un texte qui s’appelle “Le sujet et le pouvoir”. J’ai retrouvé aussi la fiche que j’avais faite à partir de ce texte et d’un autre (“La vérité et les formes juridiques”). cela vaut ce que vaut une fiche, mais vous y trouverez la citation en question: décisive, dans la mesure où elle semble indiquer que si le pouvoir et la résistance ne sont pas en “face à face”, alors, il n’y a pas de “dehors du pouvoir”; et s’il n’y a pas de dehors du pouvoir, alors, le pouvoir, comme la résistance, produisent l’un à partir de l’autre. Problème: comment casser cette symétrie ? Peut-etre en instaurant une disymétrie dans leurs productions respectives: 1) le pouvoir produit des procédures et des dispositifs d’objectivation 2) la résistance produit des processus de subjectivation. Question subsidiaire: que se passe-t-il quand la production de valeur (celle du capital) est désormais obligée de se mettre en jeu sur le terrain de la production de subjectivité ? Que se passe-t-il quand la valorisation du travail immatériel, de la coopération et des affects devient le fondement du processus capitaliste ?
C’est à partir de cela (à la fois: plus de dehors possible; et le pouvoir est obligé de se relancer sur le terrain meme de la résistance) que je comprends – ou crois comprendre – ce qu’est l’Empire et ce que sont les multitudes: la redéfinition d’un terrain d’affrontement politique et social nouveau – et singulièrement ouvert.
Voilà mes notes sur Foucault:
Pouvoir
– Foucault ne traite jamais du pouvoir comme d’une entité cohérente, unitaire et stable, mais de “relations de pouvoir” qui supposent des conditions historiques d’émergence complexes et impliquent des effets multiples, y compris hors de ce que l’analyse philosophique identifie traditionnellement comme le champ du pouvoir. Bien que Foucault semble parfois avoir remis en cause l’importance du thème du pouvoir dans son travail (“Ce n’est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes recherches” ), ses analyses effectuent deux déplacements remarquables: s’il est vrai qu’il n’y a de pouvoir qu’exercé par les uns sur les autres – “les uns” et “les autres” n’étant jamais fixés dans un rôle mais tour à tour, voire simultanément, chacun des pôles de la relation -, alors une généalogie du pouvoir est indissociable d’une histoire de la subjectivité; si le pouvoir n’existe qu’en acte, alors c’est à la question du “comment” qu’il revient d’analyser ses modalités d’exercice, c’est-à-dire aussi bien l’émergence historique de ses modes d’application que les instruments qu’il se donne, les champs où il intervient, le réseau qu’il dessine et les effets qu’il implique à une époque donnée. En aucun cas il ne s’agit par conséquent de décrire un principe de pouvoir premier et fondamental mais un agencement où se croisent les pratiques, les savoirs et les institutions, et où le type d’objectif poursuivi non seulement ne se réduit pas à la domination mais n’appartient à personne et varie lui-même dans l’histoire.
– L’analyse du pouvoir exige que l’on fixe un certain nombre de points: 1) le système des différenciations qui permet d’agir sur l’action des autres, et qui est à la fois la condition d’émergence et l’effet de relations de pouvoir (différence juridique de statut et de privilèges, différence économique dans l’appropriation de la richesse, différence de place dans le processus productif, différence linguistique ou culturelle, différence de savoir-faire ou de compétence …); 2) l’objectif de cette action sur l’action des autres (maintien des privilèges, accumulation des profits, exercice d’une fonction …); 3) les modalités instrumentales du pouvoir (les armes, le discours, les disparités économiques, les mécanismes de contrôle, les systèmes de surveillance…); 4) les formes d’institutionnalisation du pouvoir (structures juridiques, phénomènes d’habitude, lieux spécifiques possédant un règlement et une hiérarchie propres, systèmes complexes comme celui de l’État …); 5) le degré de rationalisation en fonction de certains indicateurs (efficacité des instruments, certitude du résultat, coût économique et politique …). En caractérisant les relations de pouvoir comme des modes d’action complexes sur l’action des autres, Foucault inclut par ailleurs dans sa description la liberté, dans la mesure où le pouvoir ne s’exerce que sur des sujets – individuels ou collectifs – “qui ont devant eux un champ de possibilité où plusieurs conduites (…) peuvent prendre place. Là où les déterminations sont saturées, il n’y a pas de relation de pouvoir” . L’analyse foucaldienne détruit donc l’idée d’un face à face entre le pouvoir et la liberté: c’est précisément en les rendant indissociables que Foucault peut reconnaître au pouvoir un rôle non seulement répressif mais productif (d’effets de vérité, de subjectivités, de luttes), et qu’il peut inversement enraciner les phénomènes de résistance à l’intérieur même du pouvoir qu’ils cherchent à contester, et non pas dans un improbable “dehors”.
– La généalogie du pouvoir que dessine Foucault possède à la fois des constantes et des variables. Si, à partir de Platon, toute la pensée occidentale pense qu’il y a une antinomie entre le savoir et le pouvoir (“la où savoir et science se trouvent dans leur vérité pure, il ne peut plus y avoir de pouvoir politique” ), Foucault, dans le sillage de Nietzsche, va au contraire chercher à dissoudre ce mythe et à reconstruire la manière dont, à chaque époque, le pouvoir politique est tramé avec le savoir: la manière dont il donne naissance à des effets de vérité et, inversement, la manière dont les jeux de vérité font d’une pratique ou d’un discours un enjeu de pouvoir. Mais si, au Moyen ge, le pouvoir fonctionne en gros à travers la reconnaissance des signes de fidélité et le prélèvement des biens, à partir du XVIIe et du XVIIe siècles, il va s’organiser à partir de l’idée de production et de prestation. Obtenir des individus des prestations productives, cela signifie avant tout déborder du cadre juridique traditionnel du pouvoir – celui de la souveraineté – pour intégrer les corps des individus, leurs gestes, leur vie même – ce que Foucault décrira comme la naissance des “disciplines”, c’est-à-dire comme un type de gouvernementalité dont la rationalité est en réalité une économie politique. Cette disciplinarisation subit à son tour une modification, dans la mesure où le gouvernement des individus est complété par un contrôle des “populations”, à traves une série de “biopouvoirs” qui administrent la vie (l’hygiène, la sexualité, la démographie…) de manière globale afin de permettre une maximalisation de la reproduction de la valeur (c’est-à-dire une gestion moins dispendieuse de la production). “Il y aurait donc un schématisme à éviter (…) qui consiste à localiser le pouvoir dans l’appareil d’État, et à faire de l’appareil d’État l’instrument privilégié, capital, majeur, presque unique du pouvoir d’une classe sur une autre classe” : de même que le modèle juridique de la souveraineté ne permet pas de rendre compte de l’émergence d’une économie politique, la critique politique de l’État ne permet pas de mettre en évidence la circulation du pouvoir dans le corps social tout entier et la diversité de ses applications, c’est-à-dire aussi la variabilité des phénomènes d’assujettissement et, paradoxalement, de subjectivation auxquels il donne lieu.

Jean-Yves :

Vous dites : “alors, le pouvoir, comme la résistance, produisent l’un à partir de l’autre. Problème: comment casser cette symétrie ? Peut-être en instaurant
une dissymétrie dans leurs productions respectives: 1) le pouvoir produit des procédures et des dispositifs d’objectivation 2) la résistance produit
des processus de subjectivation.”

Comment distinguer la subjectivation de l’assujettissement ? Car le pouvoir,
j’imagine, ne produit des dispositifs d’objectivation qu’afin d’assujettir,
tandis que la subjectivation devrait consister en une sorte de retournement
de la situation. La subjectivité n’est pas seulement un effet du pouvoir
(comme dans la résistance) elle peut être une visée du pouvoir (comme dans
tout dressage ou dans toute discipline). Qu’est-ce qui devrait permettre de
décider que la dissymétrie s’instaure plutôt qu’un renforcement du dispositif
entier ?
Le pouvoir est une relation entre des sujets libres (j’imagine que cela veut
dire qu’entre des individus qui n’ont pas ce caractère il n’y a pas du
pouvoir mais de la domination). Il appartient à cette relation de rendre
possible quelque chose qui échappe à sa propre norme. Mais c’est
foncièrement ambigu : il y a une manière d’être un “bon” élève qui consiste
à être un élève “médiocre”, et une autre qui consiste à n’être pas
“scolaire”… il y a une manière d’être rebelle qui se transforme en son
contraire, dès lors qu’elle s’ajuste à la demande implicite d’un pouvoir.
(“Vous ne vous laissez pas faire, vous êtes original, c’est bien!”).
Et puis il y a toujours cette question – dont il me semble bien qu’elle est
implicite dans le commentaire de G. Deleuze – la résistance doit-elle être
la “production d’un sujet” ? Et un sujet, est-ce bien ce qu’on en dit dans
ce contexte (corps ou chair / règles / vérité / “dehors” : c’est ce que
décrit G. Deleuze dans ledit chapitre de son livre sur M. Foucault) ?
Qu’est-ce qu’un sujet ? (Genre de question “hénaurme”).

Jean-Paul :

Le mot ” biopolitique ” fait parfois l’objet d’un emploi à géométrie variable qui n’est pas satisfaisant. De nombreux articles de la revue MULTITUDES y font référence. Au départ, mon intention était de les prendre tous, les uns après les autres, et de voir comment la biopolitique fonctionne dans chacun d’entre eux. Mais la tâche est immense et ma paresse non moins grande. Et puis un détour par Foucault est également nécessaire. Rude travail en perspective ! Les notes qui suivent ne réalisent pas l’objectif, et de loin. Biopolitique et anatomo-politique ne sont interrogées chez Foucault qu’à partir d’un seul article. La polysémie problématique de ” biopolitique ” qu’à partir de l’examen rapide d’un seul article, celui de M. Lazzarato dans MULTITUDES 4. Mais je m’empresse d’ajouter que ce qui m’intéresse in fine, c’est l’intelligibilité du réel pas l’ortho ou hétérodoxie de l’emploi d’un terme. Au fond, pour moi, c’est surtout l’occasion, lisant MULTITUDES, de chercher dans la boite à outils qu’elle propose ceux qui me semblent les plus pertinents.

Dans une conférence intitulée ” Les mailles du pouvoir ” (DE IV, p182) Foucault invite son auditoire à se défaire d’une conception juridique du pouvoir qui incline l’esprit vers des questions du type : où est le pouvoir ? Qui détient le pouvoir ? Quelles sont les règles qui régissent le pouvoir ? Quel est le système de lois que le pouvoir établit sur le corps social ?
Dans cette conception juridique, le pouvoir fonctionne de manière négative, restrictive : il prohibe, il dit ” tu ne dois pas “, il régule les conduites humaines par la loi, il les encadre, il les limite, il les contraint. Le pouvoir est un corset, une camisole, un étouffoir : c’est le pouvoir castrateur.
A cette conception juridique, formelle du pouvoir, Foucault oppose une conception technologique. S’agissant de décrire les mécanismes positifs du pouvoir, le singulier du pouvoir vole en éclats. L’analyste ne rencontre plus que des pouvoirs locaux, particularisés par leurs spécificités historiques et géographiques.
” La société est un archipel de pouvoirs différents ” dotés chacun de leur ” propre mode de fonctionnement, leur procédure et leur technique “. Dans l’atelier capitaliste, dans l’armée de Frédéric II, une grande propriété de type esclavagiste, un fief médiéval : autant de formes de domination spécifiques. Mais également à l’intérieur d’une même société, à un moment donné : diversité irréductible (jusqu’à un certain point) des pouvoirs locaux.
Cette pluralité des formes de pouvoirs locaux est première : on ne peut pas dériver ces formes hétérogènes d’une espèce de pouvoir central dont elles seraient en quelque sorte des émanations. L’unité étatique est seconde par rapport aux pouvoirs locaux.
Ces pouvoirs ne sont pas prohibiteurs mais ” producteurs d’une efficience, d’une aptitude ” nouvelle. La discipline d’atelier (hiérarchie, surveillance, contrôle chronométrique, coordination.) rend possible la division du travail et l’augmentation de la productivité.
Ces pouvoirs sont des ” procédés qui ont été inventés, perfectionné, qui se développent sans cesse “.
Les pouvoirs sont donc locaux, ontologiquement pluriels, producteurs, historiquement contingents.
Dans le très court survol historique que Foucault esquisse ensuite, un espèce d’eau forte très contrastée qui dessine vigoureusement quelques schèmes organisateurs de l’histoire européenne moderne, il nous est dit que ” le développement du capitalisme ” à l’intérieur du ” système de pouvoir que la monarchie avait réussi à organiser à partir de la fin du Moyen âge ” rencontrait deux ” inconvénients majeurs ” :
– un pouvoir politique trop discontinu aux mailles trop larges qui laissaient échapper trop de choses, d’éléments, de conduites, de processus, notamment des processus économiques (contrebande, pirateries, illégalismes divers,etc.).
– un pouvoir ” essentiellement prédateur et percepteur ” qui opérait par soustraction économique et qui donc freinait au lieu de favoriser les flux économiques.
Sur cette toile de fonds, Foucault peut alors faire surgir ” la grande mutation technologique du pouvoir en Occident “. Cette césure s’effectue aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ces inventions de technologie politique peuvent être groupées en deux chapitres :
L’invention d’une anatomo-politique et l’invention d’une biopolitique.

1) L’anatomo-politique ou l’ensemble des techniques disciplinaires.
Les disciplines saisissent dans leurs mailles l’élément le plus ténu du corps social, elles permettent d’exercer un contrôle sur l’atome social par excellence : l’individu . ” Techniques de l’individualisation du pouvoir. Comment surveiller quelqu’un, comment contrôler sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa performance,multiplierses capacités, comment le mettre à la place où il sera plus utile : voilà ce qu’est, à mon sens la discipline “.
Le point d’application des disciplines, c’est l’individu, le corps de l’individu. Marcel Mauss donne d’ailleurs, bien avant Foucault, en 1934, dans un article intitulé ” les techniques du corps ” des exemples à la fois de la ténuité et de la prégnance de ces capacités apprises aux individus par les techniques disciplinaires : ” vous savez tous que l’infanterie britannique marche à un pas différent du nôtre : différent de fréquence, d’une autre longueur. ” Le régiment de Worcester ayant obtenu l’autorisation d’avoir des sonneries et batteries françaises, une clique de clairons et de tambours français, il essaya de défiler en suivant les cadences françaises. Mauss commente : ” je vis souvent le spectacle suivant : le régiment avait conservé sa marche anglaise et il la rythmait à la française(.) le malheureux régiment de grands anglais ne pouvait pas défiler. Tout était discordant de sa marche. Quand il essayait de marcher au pas, c’était la musique qui ne marquait pas le pas.!
Si bien que le régiment fut obligé de supprimer ses sonneries françaises “.
2) La biopolitique.
Ici , les pouvoirs ne s’exercent plus sur l’individu en tant qu’individu mais sur une population, c’est à dire ” des êtres vivants traversés, commandés, régis par des processus, des lois biologiques. Une population a un taux de natalité, de mortalité, une population a une courbe d’âge, a une morbidité, a un état de santé, une population peut périr ou peut au contraire se développer “.
Non plus l’individu mais la population, non plus le corps dressable mais la vie et ses flux, non plus la discipline mais la régulation.
La biopolitique se préoccupe d’habitat, d’urbanisme, d’hygiène, de natalité et de mortalité, elle se préoccupe des migrations, de métissage ou de pureté raciale, d’eugénisme, etc.

Historiquement, Foucault précise que les technologies disciplinaires sont inventées au XVIIe siècle, les technologies de régulation des populations au XVIIIe siècle. Mais ces deux groupes de techniques se développent et se perfectionnent sans cesse. Impossible d’en dresser donc un tableau définitif valable partout et toujours.

Aujourd’hui, les technologies disciplinaires seraient-elles en recul par rapport aux techniques biopolitiques de régulation ?
Une interview de Foucault datée de 1978 le laisserait entendre : ” La discipline, qui était si efficace pour maintenir le pouvoir, a perdu une partie de son efficacité. Dans les pays industrialisés, les disciplines entrent en crise.(.) Il y a de plus en plus de catégories de gens qui ne sont plus astreints à la discipline, si bien que nous sommes obligés de penser le développement d’une société sans discipline. La classe dirigeante est toujours imprégnée de l’ancienne technique. Mais il est évident que nous devons nous séparer dans l’avenir de la société de discipline d’aujourd’hui ” (DE, III, pp 532-533).
Bel exemple de l’historicité des technologies politiques !
Prudence toutefois. Foucault parlait 10 ans après l’explosion de 1968. Les ” années d’hiver ” étaient encore à venir. Si certaines institutions disciplinaires (comme l’école) sont en crise, d’autres se portent bien (l’armée professionnalisée recrute : engagez-vous !). Par ailleurs, des modèles comportementaux se transmettent non plus seulement par dressage corporel mais par imitation des codes gestuels proposés par l’industrie du divertissement. On ne peut pas vraiment dire que l’individu soit abandonné à sa sauvagerie idiosyncrasique : la normalisation des conduites individuelles continue d’opérer selon d’autres modes à étudier. Le capitalisme n’a peut-être plus besoin du conformisme corporel d’antan. Ses besoins normalisants se sont peut-être déplacés du côté des cerveaux : dressage informatique de la psyché, quadrillage numérique des comportements, les fameux jeux vidéo sélectionnant certaines capacités pour améliorer certaines performances utilisables ensuite dans des postes de travail de plus en plus incorporels.
L’individu à saisir dans les mailles du pouvoir disciplinaire transformé n’est plus le bon vieux corps avec sa pesanteur et sa sueur mais seulement cet ensemble de dispositifs cognitifs logés (pour combien de temps ?) dans un cerveau de 1750 cm3.

Je voudrais maintenant en venir à l’article de Maurizio Lazzarato intitulé ” le gouvernement par l’individualisation ” publié dans MULTITUDES 4.

1) Il analyse le projet de ” refondation sociale ” du Medef et y voit un essai de ” privatisation de la biopolitique “. Quelle biopolitique serait privatisée ?
Au XXe siècle les gouvernements, quelle que soit leur idéologie, sont intervenus sur le terrain social pour orienter, inciter ou diriger les décisions qui permettent, de la vie à la mort, de satisfaire les besoins de la population : il s’agit de protéger les citoyens contre les risque du chômage, de la maladie, de la vieillesse, de garantir les revenus des familles par des mécanismes collectifs (politique d’assistance sociale apparue dans les années trente aux USA, welfare state britannique mis en ouvre entre 1945 et 1951, création en 1945 de la sécurité sociale en France, etc.).
Ces politiques mis en ouvre par les différents gouvernements appartiennent complètement à ce champ des technologies de pouvoir que Foucault rassemblait sous le terme de biopolitique : régulation des populations en tant qu’ensemble d’êtres vivants, naissants, travaillants, vieillissant, souffrants de maladies, etc.
Selon Lazzarato, ces technologies biopolitiques de protection sociale n’avaient pour objectif que la reproduction de la ” subordination économique ” des populations. Les gouvernements avaient donc des arrières pensées capitalistes.
Mais ces politiques de protection sociale contenaient toutefois des ” tendances universalistes “.
Adossé à ces tendances, le ” social ” a ” renversé les fonctions de reproduction ” en ” dépenses sociales de citoyenneté ” . Le social chercherait à s’émanciper de l’économique, à dissocier la protection sociale du travail.
A cette résistance du social, le Medef oppose une contre-offensive (workfare contre welfare) qui vise à ” rétablir le contrôle politique des patrons sur la société “.
L’un des outil de cette contre-offensive, c’est la réinternalisation par les entreprises de la protection sociale : la protection sociale des valides solvables sera un gisement lucratif pour les firmes assurantielles, bref, ” les entreprises feront du welfare un nouveau terrain d’accumulation “.
Tel est le sens de la privatisation de la biopolitique : des technologies de régulation des populations, d’abord mises en ouvre par l’Etat et ses administrations sont partiellement reprises par des entreprises qui les transforment et les perfectionnent pour les faire servir plus étroitement leurs intérêts.
Dans ce raisonnement, l’emploi du mot biopolitique est parfaitement foucaldien.

2) M. Lazzarato fait un autre emploi du mot biopolitique.
Relèverait du ” pouvoir biopolitique ” la ” capacité ” des ” patrons ” de ” donner la vie et la mort “, pas seulement la vie et la mort de l’individu, mais également celles de l’espèce. Comment les patrons exercent-ils cette capacité ?
Lazzarato fait allusion à la vache folle, à l’industrie du nucléaire, à celle de l’armement, aux modifications génétiques des plantes et des animaux, à la pollution des côtes et de la mer, au bouleversement du cycle biologique et climatique par l’industrie automobile. Bref, les entreprises ont un pouvoir biopolitique parce que ” leurs projets mettent directement en jeu la survie de l’espèce, la santé des corps,l’existence des conditions inorganiques de la vie (l’eau, l’air, la terre).
Que désigne-t-on ici ? D’une part la production de marchandises nuisibles à la santé, d’autre part les conséquences environnementales désastreuses de l’activité d’un système industriel régi par la seule loi du profit capitaliste.
Rien à voir avec la biopolitique au sens foucaldien qui désigne l’ensemble des technologies de régulation d’une population.
Certes l’activité des entreprises a des conséquences sur la santé, l’hygiène, la natalité, la mortalité, etc. des populations. Mais au même titre qu’un hiver rude aura des conséquences sur la santé et la mortalité, qu’un cyclone aura des conséquences sur l’habitat ou qu’un printemps pourri aura des conséquences sur le moral des ménages. Dira-t-on de l’hiver, du cyclone, du printemps qu’ils exercent une capacité biopolitique ?
Dans ” biopolitique “, il y a ” politique “, c’est à dire un élément intentionnel. La biopolitique de protection sociale poursuit des objectifs. L’entreprise recherche le profit, elle n’a pas pour objectifs l’empoisonnement des populations, la pollution des mers, le bouleversement des climats. Certes, l’entrepreneur est responsable des maux qu’engendre son activité, mais comme un médecin qui commet une négligence. Je suis même tout à fait prêt à admettre qu’il connaît la nature et l’ampleur d’un grand nombre (pas de tous) des nuisances qu’il engendre et qu’il s’en fout. Mais alors, ce n’est qu’un égoïste irresponsable (non pas au sens psychologique, mais au sens sociologique). Il ne recherche pas la nuisance comme tel, il la laisse advenir. Aux citoyens de le mettre face à ses responsabilités.
Bref, cet emploi du mot biopolitique dans ce sens là n’engendre que des confusions inutiles.

3) Il y aurait beaucoup à dire sur l’usage que fait Lazzarato de l’idée foucaldienne du ” gouvernement pas l’individualisation ” tirée de la lecture de l’article ” le sujet et le pouvoir “.
En gérant ” le mode de vie ” du chômeur, en reconfigurant ses compétences et ses qualifications, en visant à constituer un nouveau comportement et un nouveau savoir, les politiques actives de l’emploi déployées par l’Etat et les techniques managériales de gestion de la force de travail reprendraient ce ” gouvernement par l’individualisation ” que Foucault avait cherché à conceptualiser. Encore une prérogative de la biopolitique de l’Etat que l’entreprise chercherait à s’approprier.
Encore une fois, ce qui est en cause ce n’est pas la pertinence de la description d’un processus. C’est le fait de rattacher cette description à une conceptualisation exogène, qui appartient à un autre univers de discours. Ce rattachement, bien loin de produire de l’intelligibilité ne produit que de l’opacité.
Il n’est pas certain d’abord que les techniques individualisantes relèvent de la biopolitique : d’une part, parce que Foucault n’emploie pas le mot ” biopolitique ” dans l’article où il traite du gouvernement par l’individualisation, d’autre part parce que les techniques individualisantes appartiennent de plein droit à l’anatomo-politique (cf plus haut).
Foucault évite de raccorder explicitement les développements sur le gouvernement par l’individualisation avec l’anatomo-politique. Il traite toutefois à nouveau des disciplines à la fin de l’article. Son objectif est plutôt de faire la généalogie de cette forme de pouvoir en l’enracinant dans le pouvoir pastoral. Lorsque le pouvoir pastoral est repris par l’Etat, il peut déployer un ” savoir sur l’homme autour de deux pôles : l’un globalisant et quantitatif, concernait la population ; l’autre, analytique, concernait l’individu “(DE,IV, p231). On reconnaît sans peine les deux technologies : bio et anatomo politique, ces deux aspects qui font de l’Etat ” une combinaison si complexe de techniques d’individualisation et de procédures totalisatrices ” (p229).
Héritant de la pastorale, cette forme de pouvoir par l’individualisation ne se contente pas de classer les individus en catégories, elle les ” désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux “(p227). L’individu est d’une part subjugué par ” le contrôle et la dépendance “, d’autre part assujetti ” à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi “(p227).
Lorsqu’on essaie de donner leur pleine mesure aux catégories foucaldiennes, il n’est pas si certain l’empirie des techniques managériales réussissent à les remplir.

Pour résumer et en durcissant pour la clarté: en 1 l’emploi du mot biopolitique est correct, en 2, il y a un contresens, en 3, l’emploi est exotique.