Autour du postfordisme

Revenu minimum et revenu garanti : mort et résurrection d’un débat

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Le revenu garanti doit constituer, avec le droit à la mobilité professionnelle permanente de la force de travail, l’un des volets essentiels de l’élaboration d’un statut du travailleur post-fordiste. Depuis l’essor du capitalisme, la notion de revenu garanti a constamment traversé l’histoire du salariat, en donnant forme a des propositions multiples et variées, parfois contradictoires entre elles, tantôt appuyant des réformes à visée profondément libérale de désocialisation de l’économie, tantôt soutenant des projets de société des plus utopistes. Porté par le mouvement des chômeurs et des précaires en novembre 1997, le débat “pour ou contre” le revenu garanti revient “en force”, comme une étape décisive sur le chemin de la transformation des sociétés capitalistes avancées. Sans aucun doute, le revenu garanti imprime au développement historique de ces sociétés une rupture qualitative sans précédent en mettant en question l’un de ses principaux fondements, le rapport salarial.

I. Speenhamland ou comment la charité organise la mise au travail

Les premières formes de revenu minimum furent conçues durant la phase dite de l'”accumulation primitive” dans le cadre d’une configuration du rapport capital/travail qui, sur bien des points, peut être significativement rapprochée de celle ouverte par la crise du fordisme. En fait, les propositions néo-libérales actuelles d’un revenu minimum substitutif aux aides octroyées par le Welfare, présentent une étonnante similitude, voire parfois font explicitement référence, à la conception du revenu minimum de subsistance qui avait été mis en place en Grande-Bretagne au XVIIIème siècle, dans le cadre des Poor Laws. L’esprit de ces lois conjugue trois grands principes qui lient l’essor du capitalisme et celui de la société disciplinaire : assister, surveiller et punir. Par ailleurs, de la législation d’Elisabeth jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, les modalités de l’assistance se fondent sur un modèle rigide de Workfare dans la mesure où l’octroi de l’aide en nature et/ou d’un revenu minimum n’est garanti qu’en contrepartie d’un travail forcé encadré par l’administration paroissiale de l’assistance, soit à domicile, soit dans les work-houses.

Il faudra attendre la deuxième moitié du XVIIIème siècle pour que se produise un élargissement des modalités administratives de l’assistance permettant de verser un revenu complémentaire aux travailleurs dont le salaire se situait en dessous du niveau de subsistance, selon un développement qui constitue l’ébauche du système de Speenhamland. Depuis 1760 environ, à la suite de l’expansion du salariat dans les campagnes et de la deuxième vague du mouvement des enclosures, deux raisons principales expliquent l’instauration progressive l’un revenu minimum :

– Une grande partie de la paysannerie, expropriée et démunie, n’est plus en mesure d’assurer sur le moment les conditions de vie et de subsistance en dehors du travail salarié.
– Le rapport de force défavorable aux salariés agricoles s’inscrit, par ailleurs, dans une tendance de longue période dans laquelle les salaires réels sont fortement orientés à la baisse, (Rosier-Dockès [1988). C’est ainsi que “l’usurpation des terres communales et la révolution agricole qui l’accompagne frappèrent si durement les travailleurs agricoles que [… Entre 1765 et 1780 leur salaire commença à baisser au-dessous du minimum et dut être complété par l’assistance officielle prévue pour les pauvres” (Marx, [1883, p. 818).

Cette situation est le prélude à la mise en place puis à la généralisation dans les campagnes et ensuite dans une partie de l’industrie du système de Speenhamland (1795-1796) instaurant un revenu minimum indexé sur le prix du pain accordé, dans le cadre de la paroisse, sous la forme de compléments de salaire (ou exceptionnellement de substitut à l’absence de salaire). Précisons bien que le système de Speenhamland n’a rien a voir avec un revenu d’existence octroyé sans conditions et qui, pour un montant suffisant, donnerait au bénéficiaire la possibilité de vivre en échappant à la contrainte du travail salarié. La conception du système de Speenhamland s’apparente plutôt à la formule de l’impôt négatif chère à Friedman : c’est un revenu complémentaire destiné à compléter, jusqu’à atteindre le revenu minimum, l’insuffisance du salaire d’activité. Son octroi reste discrétionnaire et soumis de facto à la vérification d’une condition stricte la disponibilité de la part du travailleur à accepter n’importe quel type de travail précaire et sous-rémunéré.

Speenhamland se présente comme un système d’aide dont les règles sont entièrement sous le contrôle de la paroisse et des employeurs acquittant les poor-rates. Cette caractéristique éclaire les raisons pour lesquelles, contrairement à l’interprétation de Polanyi, on ne peut considérer le système du Speenhamland comme une sorte de dernier bastion de résistance érigé par la société contre l’institutionnalisation du marché du travail. Au contraire, on peut affirmer que la législation sur le revenu minimum de subsistance de Speenhamland a joué, dans la droite ligne de l’esprit des différentes “lois sur les pauvres”, trois fonctions essentielles dans la régulation du processus d’accumulation primitive et dans la généralisation de la contrainte au rapport salarial.

– Une première fonction consiste dans la légitimation du processus d’expropriation lié aux enclosures. En effet, Si l’instauration d’un revenu monétaire de subsistance a pu jouer, en apparence, le rôle d’un salaire d’indemnisation en faveur des pauvres expropriés, de fait, “tout comme aujourd’hui, certaines formes de minimum social imaginées par les néo-libéraux, la décision de Speenhamland accompagnait la suppression des protections sociales dont avaient bénéficié jusque-là les travailleurs sans terre dans les communautés rurales” (Gorz, [1988, p. 252). Cette décision a probablement contribué à détourner, du moins durant la période cruciale de la deuxième vague d’enclosures (1790-1830), les luttes paysannes de la question centrale représentée par la destruction de l’économie de subsistance et la perte des terrains communaux qui “avaient permis aux pauvres de subsister sans avoir recours au directeur paroissial du bureau de bienfaisance”, (Thompson, [1988, p. 200). Ce n’est pas un hasard si l’un des événements-clés qui montrera l’épuisement des fonctions de régulation jouées par le système de Speenhamland est l’éclatement en 1830 d’importantes révoltes d’ouvriers agricoles. Cette reprise des conflits dans les campagnes, en plus de s’attaquer à travers une forme de luddisme rural à l’introduction massive des machines (notamment les batteuses) qui détruisaient l’emploi, s’articulera significativement sur des revendications qui “revenaient toujours fondamentalement à l’accès à la terre” (Ibid., p. 206).

– Une deuxième fonction du système de Speenhamland consiste en son rôle de régulateur du salaire et de la disponibilité de la main-d’oeuvre dans une phase où le développement du salariat productif repose encore sur le rôle moteur de l’agriculture et se fonde essentiellement sur la logique de la plus-value absolue. Comme le remarque Thompson, “l’extension du système de Speenhamland et des systèmes de ”distribution” sous toutes les formes s’explique par la pression des gros fermiers – dans un secteur qui a particulièrement besoin d’une main-d’oeuvre occasionnelle ou intermittente – soucieux de disposer d’une réserve de main-d’oeuvre bon marché” (Thompson, [1988, p. 200). Il est important de noter que les modalités de concession du revenu intégratif de Speenhamland contenaient intrinsèquement la possibilité d’agir comme un instrument de pression à la baisse sur les salaires. En fait, cette subvention plaçait les “moins pauvres” en extrême difficulté au sens où tous ceux qui, résistant à l’appauvrissement cherchaient à éviter de vivre aux frais de la paroisse et à gagner leur vie par leurs propres efforts, n’étaient guère en mesure de trouver du travail. Les employeurs préféraient embaucher ceux qui bénéficiaient déjà d’un secours public et auxquels ils pouvaient verser un salaire inférieur au minimum vital (Palloix, Zarifian, [1988), p. 18-19). Cette pratique, expérimentée au départ dans le secteur agricole, va s’étendre progressivement dans la manufacture [[Si l’on suit Thompson c’est notamment durant les années 1820 que le système de Speenhamland s’étend peu à peu à l’industrie, comme par exemple dans certaines régions cotonnières du Lancashire et dans le district de Saddleworth. Thompson met également en évidence les effets pervers de ce système “en vertu duquel quelques tisserands touchaient des secours alimentés par les Poor rates, tout en continuant à travailler, ce qui contribuait à faire baisser d’avantage leurs salaires…”, (Thompson, [1988, p. 200)., où comme le rappelle Marx, il était “tout à fait logique de la part des fabricants anglais de déduire du salaire des ouvriers les aumônes publiques que ceux-ci recevaient par l’intermédiaire de la taxe sur les pauvres avant l’Amendement Bill de 1834 et de le considérer comme une partie intégrante du salaire”, (Marx, [1868, p. 107).

Cette pression déflationniste sur la dynamique salariale fut renforcée par une autre condition clé qui accompagna la législation de Speenhamland : les lois anti-coalition (Anti-Combination Laws) de 1799-1800 [[L’effet conjoint du système de Speenhamland et de la loi anti-coalition dans le freinage de la dynamique salariale fut tellement efficace que, comme le rappelle Marx, le capital pu enfin abolir en 1813 la législation par laquelle, depuis le Statut des travailleurs (1563), on avait établi des normes réglementant non le minimum mais le maximum que les salaires ne devraient en aucun cas dépasser (sur l’origine et le contenu de cette législation, voir Rosier-Dockès, [1988, p. 140) En fait cette loi constituait “une anomalie ridicule, depuis que le capitaliste fixait lui-même le règlement de sa fabrique dans le cadre de sa propre législation privée et complétait le salaire de l’ouvrier agricole pour arriver au minimum indispensable, à l’aide de l’impôt sur les pauvres”, (Marx, [1983, p. 832).. Durant un quart de siècle, leur association contribua à la mise en place d’une régulation qui se révéla d’une efficacité redoutable tant du point de vue du contrôle social que de la compression des salaires, si bien que Polanyi lui-même parle d’une véritable déchéance de la population des campagnes et souligne comment “Speenhamland aboutit à ce résultat ironique que la traduction financière du ”droit à vivre” finit par ruiner les gens que ce droit était censé devoir secourir” (Polanyi, [1983, p. 118).

Enfin, le système du revenu minimum de Speenhamland a joué une troisième fonction clé consistant à faciliter le passage définitif vers l’institutionnalisation du marché du travail et faire accepter l’idée du caractère quasiment naturel de la contrainte économique au rapport salarial. La répulsion populaire envers la logique du système d’assistance qui avait réduit le salarié agricole en “un mixte de salarié et de pauper serf de sa paroisse” (Marx), rendit presque souhaitable l’abrogation de la législation sur le revenu minimum de subsistance et contribua à faire accepter l’idée “qui n’était absolument pas naturelle à l’époque selon laquelle l’assurance d’un revenu dépend du travail salarié” (Palloix, Zariflan, [1988, p. 19). C’est dans ce contexte que se sont développées autour des années 1830 des luttes quasiment insurrectionnelles condamnant définitivement le système de Speenhamland puisque celui-ci n’assurait même plus la paix sociale [[L’abrogation du revenu minimum de subsistance de Speenhamland fut décrétée par le Poor Law Amendement Act de 1834. Cette loi rend l’octroi de l’aide en biens et services ainsi que le versement du revenu de subsistance plus sélectif. Elle rétablit l’épreuve par les work-houses. En particulier les work-houses soumettront désormais leurs bénéficiaires à des contraintes et des privations où l’assujettissement des corps comme purs instruments de travail se complète par l’instauration d’un autre dispositif central de la société disciplinaire et des “institutions totales”, de l’hôpital à la prison, en passant par l’école, censé assurer la régulation du rapport salarial, la séparation des hommes et des femmes et la répression de la sexualité. (Rosier-Dockès, [1988, p. 149).

II. Du revenu minimum au revenu garanti, portraits de quelques utopistes

Thomas Paine (1737-1809)

C’est avec Thomas Paine que l’on assiste à l’une des toutes premières formulations du revenu garanti reposant sur des bases et des objectifs complètement différents de ceux inspirant le modèle de Speenhamland. En 1776, et tout en se revendiquant de la philosophie du droit naturel, Paine dénonça la manière dont la théorie libérale du contrat social avait occulté le processus d’expropriation à la base du développement capitaliste en agriculture. A ses yeux, le passage de “l’état primitif et naturel” à la “civilisation” s’est opéré en dépouillant “une grande moitié des habitants de leur héritage naturel, sans songer à les indemniser d’une spoliation qui a entraîné un excès d’indigence et de misère dont il n’y avait pas eu jusque-là d’exemple” (Paine, [1996, p. 27). Pour remédier à cette injustice, l’auteur proposa d’instaurer un revenu garanti financé par un impôt sur la rente foncière et versé à tous les individus dès l’âge de 21 ans “à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés” (Ibid.). L’argumentation de Paine s’appuie sur le droit et non sur un quelconque principe éthique ou humaniste. Comme le rappelle C. Leleux, celle-ci est double : “Au nom du droit de chacun à être secouru par la société, l’homme n’étant pas appréhendé comme isolé d’une société ou d’un commerce des hommes entre eux ; et au nom d’une propriété de l’impôt sur lequel tout individu continue à avoir droit de regard” (Leleux, 1998, p. 18). Aussi, la problématique de Paine peut-elle être considérée, dans le contexte de l’accumulation primitive de l’époque, comme la première proposition d’un revenu garanti s’opposant ouvertement à la logique du revenu minimum de Speenhamland. Elle anticipe, dans le cadre d’un capitalisme agraire, la notion de “dividende social” que Lange et Meade développeront dans le contexte d’un capitalisme industriel et financier avancé.

François-Marie-Charles Fourier (1772-1837)

C’est avec l’essor de la révolution industrielle, que la thématique du revenu garanti s’affirmera pleinement pour s’articuler dans les premiers écrits des socialistes utopiques à la critique de la division capitaliste du travail et à la construction d’un projet de société fondé sur la constitution d’une “économie désirante”.

En 1829, dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire, Fourier pose implicitement au coeur de son modèle de société alternatif la notion de revenu garanti indépendant du travail. Dans la nouvelle forme d’organisation de la vie sociale imaginée par l’auteur, le travail est synonyme de jouissance et le plaisir de créer devient une condition nécessaire et suffisante de la production de richesses. Le revenu garanti trouve dans ce cadre à la fois sa justification philosophique et la source de son financement. Il importe, dit-il, “que le travail soit aussi attrayant que le sont aujourd’hui nos festins et nos spectacles. Dans ce cas le remboursement du minimum avancé serait garanti car l’attraction industrielle ou passion du peuple pour des travaux très agréables et très lucratifs…” (repris de Baslé & Ahi, 1988).

Plus généralement, il importe pour Fourier de construire une société où les instincts et les passions soient satisfaits dans l’harmonie universelle. L’essentiel à ses yeux est d’augmenter sans cesse la production pour accroître le niveau de vie. Toutefois, le socialisme fouriériste n’a pas grand chose de commun avec celui de Marx. Celui-ci repose sur une cellule sociale de base, la phalange (regroupant 1600 personnes environ d’après les calculs de l’auteur), où l’activité de chacun (choisie librement en fonction de ses aptitudes et de ses goûts) serait rémunérée sur la base d’un montant de revenu suffisant pour vivre confortablement et complétée par une somme tirée des revenus globaux de la Phalange, complément d’autant plus élevé que ces revenus seraient élevés. Le revenu garanti apparaît ici comme un des piliers d’une société future où la propriété privée et le mobile du profit, fondés sur le travail individuel, continueraient de jouer leur rôle.

Karl Marx (1818-1883)

Chez Marx, on ne trouve pas à strictement parler une réflexion à propos du revenu garanti, mais on trouve, dans les Grundrisse plus exactement, une réflexion théorique et prospective sur les conditions qui le fondent socialement.

En effet, dans les Grundrisse et notamment dans le chapitre intitulé “Fragment sur les machines”, Marx trace les contours de rapports économiques et sociaux conduisant en tendance dans un au-delà du capitalisme. Pour ce faire, il se place dans une perspective cherchant à comprendre comment le contenu de ces rapports peut émerger de l’antagonisme du rapport capital/travail. Ainsi, Marx en vient à parler de general intellect. A ses yeux, le general intellect désigne un stade de développement des sociétés où le niveau général des connaissances est devenu une force productive immédiate. Dans ce cadre, l’organisation sociale de la production repose sur une division du travail marquée par une implication des individus qui d’emblée revêt une dimension coopérative et collective. Il en résulte une interdépendance généralisée des individus entre eux dans le cadre de laquelle l’estimation de la productivité du travail de chacun perd toute pertinence. Aussi, poussant ce constat à son ultime conséquence théorique, Marx interprète cette étape de développement des sociétés comme un processus qui entérine l’extinction de la loi de la valeur (Negri, 1979). Dès l’instant, dit-il, où “dans sa forme immédiate, le travail aura cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cessera et devra cesser d’être la mesure du travail, tout comme la valeur d’échange cessera d’être la mesure de la valeur d’usage” (Marx, 1968. p. 306). La pertinence de cette réflexion est d’autant plus forte aujourd’hui que la coopération sociale productive se développe dans des lieux et/ou institutions de plus en plus extérieures et autonomes par rapport à l’entreprise et joue un rôle croissant dans la diffusion du savoir comme principale source de la valeur. Ces transformations ont pour conséquence de rompre toute loi de proportionnalité entre effort individuel et rémunération (Aglietta, 1997). Celles-ci, bien évidemment, ne sont pas sans répercussions sur les conditions de formation et de répartition des revenus dans la mesure où “la production croissante réalisée avec une dépense de travail (direct, salarié, C.V., P.D.) décroissante ne pourra être distribuée que si elle donne lieu à une création et à une distribution de moyens de paiement correspondant à son volume et non à la valeur du travail dépensée” (Gorz, 1983, p. 3).

En somme, le revenu distribué cesse d’être fonction de la quantité de travail fournie pour devenir fonction de la quantité de richesse que la société décide de produire. Comme le fait remarquer Gorz, “ce ne sont plus le travail et les travailleurs mais la vie et les citoyens qui se trouvent devoir être rémunérés” (op. cit., p. 35).

Oscar Lange (1904-1965), James Meade (1907-1995)

À la suite du débat ouvert par la révolution d’Octobre et le communisme de guerre, le revenu garanti apparaîtra comme l’axe stratégique d’une synthèse entre anarchisme et socialisme (voir par exemple B. Russell). Avec la dynamique des conflits et le chômage de masse qui traversa la grande crise des années trente, le revenu garanti trouvera sa formulation pré-fordiste la plus achevée dans les travaux de Lange qui l’explicitera comme un droit universel fondé sur la reconnaissance selon laquelle le capital et le progrès de la productivité sont un produit de la coopération sociale, qu’ils appartiennent à tous et fondent à ce titre le droit à un dividende social pour tous les membres de la collectivité (Lange, 1936). Par cette reconnaissance, Lange (qui était aussi le théoricien marxiste hétérodoxe d’une planification décentralisée articulée à l’autogestion) indiquait très tôt les lignes directrices d’une socialisation économique alternative à la logique du Welfare State.

Notons en premier lieu que dans la controverse sur la nature du chômage qui s’est développée à cette époque, Lange allait déjà bien au-delà du simple renversement de la thèse néo-classique du “chômage volontaire ” par la mise en avant de son caractère keynésien “involontaire”. Sa proposition de revenu garanti, déconnecté du travail lui-même, correspond en effet a un déplacement radical du débat entre néo-classique et keynésiens par la remise en cause de la notion même de chômage.

Par ailleurs, et dans une perspective plus radicale de transformation des rapports sociaux, la proposition d’un revenu garanti formulée par O. Lange dans les années trente et par J. Meade dans le cadre de la crise actuelle, suggère un principe original de resocialisation de l’économie à partir de la propriété des moyens sociaux de production, alternatif à l’optique socialiste de la nationalisation. En effet, ce principe se différencie de l’idée consistant à promouvoir le simple développement d’un actionnariat de masse (comme par exemple dans le cas des fonds de pension) dans la mesure où les titres de propriété distribués sont supposés être inaliénables. Pour paraphraser O. Lange, le capital et les progrès de la productivité sont un produit de la coopération sociale ; ils sont la propriété de tous et justifient a ce titre le droit pour chacun des membres de la collectivité à un dividende social, (Lange, 1936, 1937). De même, pour J. Meade (1989). dans son modèle d’économie utopique (qu’il nomme “Agathotopia”) où 50 % du capital productif des entreprises appartiendrait à la Communauté (les 50 % restant demeureraient propriété privée), le revenu garanti résulterait du partage du revenu tiré de la production des entreprises socialisées. Ce revenu serait pour J. Meade un résultat, celui de l’efficacité, de la productivité du pays, mesurée par le profit issu de l’appropriation commune de la moitié du capital productif (Cité par Bresson, 1993, p. 201).

Le partage collectif/privé proposé par J. Meade est évidemment une hypothèse arbitraire. Il n’en exprime pas moins l’idée selon laquelle la distribution d’un dividende collectif peut se justifier sur la reconnaissance pour chaque citoyen du droit à une quote-part sur la production sociale en vertus de deux considérations principales :

– Le capital fixe social est issu d’un travail social passé qui ne légitime en aucune manière sa valorisation sur une base individuelle et privée.
– Les valeurs d’usage composant le capital fixe et produites collectivement, ne peuvent être consommées que collectivement, par l’intermédiaire du travail de l’ensemble des membres de la société.

John Maynard Keynes (1883-1946)

Dans les “Notes finales de la théorie générale” et les “Perspectives économiques pour nos petits-enfants”, Keynes s’exerce à une extrapolation de la dynamique de longue période de la productivité et de l’accumulation du capital. N’hésitant pas à affirmer que “l’Humanité est en train de résoudre son problème économique” (Keynes, 1971, p. 133). D’après l’auteur de la Théorie générale, “le chômage technologique [… dû au fait que nous découvrons des moyens d’économiser de la main-d’oeuvre à une vitesse plus grande que nous ne savons trouver de nouvelles utilisations du travail humain” ne serait qu’une “période transitoire” annonçant le passage nécessaire d’une régulation de l’économie fondée sur le principe de rareté à une régulation fondée sur le principe d’abondance. Toujours d’après Keynes, l’enjeu de cette transition aurait consisté à la fois en la remise en cause de la légitimité historique de la logique d’accumulation du capital argent et en la crise du travail salarié comme fondement principal du lien social et de l’organisation et du contenu du travail (au sens de labor). À ce propos, il faut mettre en rapport deux tendances principales identifiées par Keynes durant les années 1930 :

– La première tendance a trait au mouvement historique de l’accumulation qui aurait amené “à dépouiller le capital de sa valeur de rareté en l’espace d’une ou deux générations” (Keynes, 1985, p. 370). La réalisation de cette tendance, d’après Keynes, aurait impliqué “l’euthanasie du rentier” et, par suite, la disparition “du pouvoir oppressif additionnel qu’a le capitaliste d’exploiter la valeur conférée au capital par sa rareté” (Keynes, 1985, p. 369). Sans trahir l’esprit de l’économiste de Cambridge, on peut affirmer que cette réflexion prospective est loin d’être contradictoire avec l’exigence d’une réforme qui substituerait à la rente du capital conférée “par sa rareté” une rente collective fondée sur une société d’abondance (où “des classes sociales toujours plus larges et des groupes humains toujours plus nombreux seront délivrés du problème de la nécessité économique”) (Keynes, 1971, p. 141). Une telle rente, assimilable à l’instauration de ce que nous appellerions un revenu garanti, serait par ailleurs cohérente avec la réalisation de l’un des voeux de Keynes celui de concilier socialisation de l’économie et individualisme conçu comme élargissement “du champ ouvert aux choix personnels [et comme sauvegarde de la variété de l’existence, variété dont la source réside précisément dans l’étendue du champ des options personnelles” (Keynes, 1985, p. 373) et qui concerne en conséquence aussi bien le travail que le non-travail. De fait, en permettant la discontinuité et le nomadisme entre différentes activités, cette rente sociale collective se présenterait comme une forme de revenu adéquate à cette nouvelle forme sociale d’existence que Keynes considérait prophétiquement comme “le plus puissant facteur d’amélioration du futur” (Keynes, 1985, p. 373).

Comme il le précise par ailleurs dans “Perspectives pour nos petits enfants”, l’individu s’épanouirait dans une société dans laquelle le temps consacré au travail serait réduit à une infime partie du temps de la vie “trois heures de travail chaque jour ou une semaine de quinze heures” (Keynes, 1971, p. 137). Cette nouvelle société, d’après Keynes, aurait permis d’élargir à l’ensemble de la population ce “don”, constitué par un “revenu indépendant” dont les seuls bénéficiaires, en ce temps-là, étaient les riches rentiers mais qui, aux yeux de Keynes, représentait “en quelque sorte notre avant-garde, les éclaireurs qui explorent à l’intention de nous tous la terre promise et y plantent leur tente” (Keynes, 1971, p. 136-137). Et Keynes de préciser “J’ai la certitude qu’avec un peu plus d’expérience nous emploierons tout autrement que les riches d’aujourd’hui cette munificence de la nature qui vient d’être découverte, et que nous tracerons un plan de vie tout différent du leur” (Ibid.).

III. La conception libérale du revenu minimum d’activité et le revenu garanti: des propositions inconciliables

L’approche libérale du revenu minimum d’activité

En général, les tenants du libéralisme s’opposent à un relèvement important des minima sociaux en arguant que leur augmentation met en cause la viabilité de nombreux emplois à temps partiel et entrave, de manière plus générale, le processus de création d’emploi soutenu par la baisse du salaire réel et la déréglementation du marché du travail. Ils rejettent également l’idée d’un revenu garanti indépendant du travail et formulent la proposition alternative d’un “revenu minimum d’activité”.

Le revenu minimum d’activité aurait pour fonction de compléter le revenu lié à l’exercice d’un travail rémunéré par une aide financière de l’État qui permettrait d’atteindre le niveau du revenu minimum de subsistance. Ce travail (obligatoire) consisterait aussi bien en un emploi du secteur marchand que, à défaut, en une activité dite d’utilité collective fournie principalement par les collectivités locales. Certains, comme C. Saint-Etienne, se sont fait les défenseurs d’une proposition intermédiaire durant la première année, le revenu minimum d’activité serait versé sans conditions ; à partir de la deuxième année, le revenu minimum d’activité serait conditionnel. Précisons que cette proposition se situe plutôt en continuité avec la logique disciplinaire des Poor Laws en ce qu’elle vise le remplacement des institutions du Welfare par une logique de Workfare. Son octroi reste discrétionnaire et soumis de facto à la vérification d’une condition rigide : la disponibilité de la part du travailleur à accepter n’importe quel type de travail précaire et sous-rémunéré.

Plus en général, notons que, par-delà la proposition d’un revenu minimum d’activité (où le rapport entre droit au revenu et instauration d’un modèle de Workfare est explicite), l’idée d’un revenu minimum traverse de plus en plus la réflexion néo-libérale, comme un moyen de remettre en cause le système de protection sociale attaché à l’emploi. Dans cette approche, le revenu minimum s’inscrit dans un programme annoncé comme un nouveau contrat social dont la philosophie consisterait à remplacer l’ensemble des transferts sociaux actuels par le versement d’une allocation unique et à justifier un plan de privatisation des services publics.

Cette proposition trouve sa référence théorique principale dans la formule de l’impôt négatif de M. Friedman. Cette formule consiste à fixer un revenu minimum de pauvreté et à verser une allocation compensatoire à toute personne dont le revenu est inférieur à ce seuil (au-delà duquel s’opère le prélèvement fiscal habituel). La technique de l’impôt négatif pourrait être comparée, en théorie, à un revenu minimum indépendant du travail. En réalité, sa formulation prévoit le plus souvent que cette dotation financière soit modulée en fonction de l’incitation au travail et que les “chômeurs volontaires” en soient exclus.

L’approche du revenu garanti

Dans l’approche libérale, l’instauration du revenu minimum reste entièrement définie dans la logique d’une rationalité économique qui présente la précarité et le chômage comme des conséquences inévitables de l’efficacité productive. Le revenu minimum se définit comme une “subvention à l’emploi” pour les perdants de la troisième révolution industrielle. C’est pourquoi, par-delà le refus du projet de société qui l’inspire, il convient de préciser les enjeux et les différences de nature caractérisant la définition d’un revenu garanti :

– La première différence est liée aux caractères inconditionnel, universel et cumulable du revenu garanti.
– La deuxième différence réside dans le montant et les droits spécifiques composant le revenu garanti. En termes monétaires, le revenu garanti doit être suffisamment élevé pour assurer à chacun des conditions sociales de vie et d’existence décentes en dépit des formes de plus en plus discontinues de l’activité. Par ailleurs, il faut être attentif aux risques d’une proposition de revenu garanti formulée en termes purement monétaires. Certes, l’instauration d’un revenu garanti indépendant du travail dont le montant serait proche, par exemple, du Smic actuel, garantirait dans un premier temps, une autonomie importante de la reproduction de la force de travail par rapport aux contraintes du marché du travail. Cependant, au-delà de sa valeur hypothétique, un revenu garanti défini en termes uniquement monétaires et octroyé comme un minima social, correspondrait à une forme de socialisation du salaire contrôlée unilatéralement par l’Etat. De ce fait, il s’agirait d’un droit susceptible d’être remis continuellement en discussion au gré des alternances politiques tant pour ce qui concerne son montant que son caractère inconditionnel. Aussi, pour éviter ces risques, quatre conditions nous apparaissent nécessaires : 1. Afin qu’il ne se transforme pas en un minima social entièrement dépendant du bon vouloir de l’Etat, le revenu garanti doit être indexé sur l’évolution du coût de la vie et des gains de productivité. 2. Plus fondamentalement encore, le revenu garanti doit constituer, avec le droit à la mobilité professionnelle permanente de la force de travail, l’un des volets essentiels de l’élaboration d’un statut du travailleur post-fordiste. En cela, le revenu garanti doit faire l’objet d’une reconnaissance institutionnelle et juridique adéquate à l’établissement d’une nouvelle législation du travail. 3. L’évolution du montant monétaire et des autres composantes de ce revenu, à l’instar des salaires négociés dans le cadre des relations professionnelles, doit périodiquement faire l’objet d’une négociation collective qui impliquerait l’ensemble de la force de travail sociale et l’État.

Un revenu garanti doit être articulé sur la reconnaissance complémentaire et inaliénable du droit à l’accès à un ensemble de services et de consommations collectives. Cette articulation est essentielle pour garantir les conditions d’un contrôle social sur les mécanismes régissant les choix et les finalités de la production. Elle dessinerait les contours d’un processus de socialisation économique affirmant la primauté de la valeur d’usage sur la valeur d’échange. Ainsi, par exempte, le dépassement de l’actuel système assurantiel et l’affirmation du droit universel à la santé conduiraient à privilégier le développement de ce secteur non marchand par rapport à celui des services marchands aux personnes.

La troisième différence concerne la définition des fondements et des modalités de financement du revenu garanti et de son rôle dans la définition d’un nouveau contrat social. Le revenu garanti se situe dans une rupture radicale avec toute la tradition historique des lois sur les pauvres ainsi qu’avec la logique purement redistributive du modèle fordiste du Welfare. D’une part, son fondement repose non sur une logique d’assurance ou d’assistance mais, au contraire sur la reconnaissance du caractère immédiatement productif de l’ensemble de la force de travail sociale. D’autre part. le revenu garanti vise à libérer cette puissance sociale du travail libre de normes étroites et périmées d’inclusion et d’exclusion fondées sur la norme du travail salarié. En somme, à la base de la proposition du revenu garanti, on trouve une approche qui considère la crise actuelle du travail comme la crise du modèle capitaliste-industriel fondé sur l’équation travail/emploi salarié (le “labeur” au sens de Marx) et non comme la crise du travail en général (comprenant la “free activity” au sens de Marx) conçu comme activité de transformation de la nature et comme mode de coopération engendrant la richesse sociale. C’est pourqlioi. la crise de la loi de la valeur comme loi de mesure de la valeur fondée sur le temps de travail direct et matériel, ne signifie pas la crise du travail comme fondement de la production de la richesse. Il implique simplement un déplacement et un élargissement du concept de travail productif intégrant la reconnaissance du rôle moteur du savoir dans la création des richesses et, partant, la rémunération des différentes formes d’activités que la théorie conventionnelle (et la comptabilité nationale) s’obstine à considérer comme du non travail.

Ce nouveau concept de travail productif prenant en compte le rôle de plus en plus central joué par l’auto-organisation de la coopération sociale productive en dehors du capital, montre par ailleurs le caractère de plus en plus parasitaire de ce dernier. Il remet sur le devant de la scène l’actualité d’un projet keynésien “d’euthanasie du rentier” consistant à dépouiller le capital de sa valeur de rareté et à remplacer la rente du capital par un dividende social distribué à tous tes membres de la Collectivité. Il ouvre une voie hétérodoxe pour réconcilier Marx et Keynes dans un au-delà du rapport salarial.

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