C’est à Marx et Nietzsche que nous devons le diagnostic le plus rigoureux de leur époque, c’est-à-dire de la modernité naissante. Le premier, en 1843, avec la Critique de la philosophie du droit de Hegel, le second, 30 ans plus tard, dans les années 1872-1874, avec ses Considérations intempestives, inventent un nouveau genre philosophique : le diagnostic, c’est-à-dire une nouvelle manière de penser le présent. Toute époque mérite un diagnostic et plus encore, celles qui, satisfaites d’elles-mêmes et posthégéliennes en cela, distribuent des leçons d’histoire. On sait, en effet, quelle tâche Hegel avait assignée à la pensée: “élever son époque à son concept”, “penser son temps”. Certes, tout penseur est, d’une certaine manière, “fils de son temps”, mais qu’est-ce qu”`être de son temps” et, pour un penseur, penser son temps ?

On comprend, bien sûr, l’ennemi de Hegel : le soi-disant “point de vue de l’éternité” qui permet de n’être d’aucun temps et, en tout cas, d’être au-dessus de son temps. Or, le temps rattrape et devance bien vite le penseur, et nul point de vue plus que celui dit “supérieur” n’est plus daté et plus indexé historiquement. D’ailleurs, penser son temps n’installe pas la pensée dans le présent, mais la propulse simultanément dans un passé et un avenir proches. La pensée, on le sait, “peint du gris sur du gris”[[Hegel, Principes de Philosophie du droit, Préface, trad. A. Kaan, Idées-Gallimard, p.43. et elle accuse le déclin de son époque, époque entrée elle-même déjà en décadence dès qu’elle s’offre à la pensée. La pensée est toujours dépassée par ce qu’elle porte au concept: au moment même où elle accélère la venue d’une autre forme conceptuelle, au moment donc où elle se devance et se porte en avant d’elle-même, elle recule, déjà frappée de désuétude au moment même où elle s’énonce. Elle n’est donc jamais totalement contemporaine d’elle-même : alors même qu’elle colle au présent, elle louche vers un passé et un avenir proches.

Cette disjonction temporelle que l’histoire introduit dans la pensée ne fait cependant pas éclater le temps de la pensée. Penser son temps, c’est, pour Hegel, penser ce qui est et la pensée rassemble dans le présent et élève à la consistance et à la stabilité du concept ce qui n’est qu’informe : le passé toujours-déjà dissous ou en voie de dissolution ou l’avenir qui est en voie de formation. La pensée veut de la consistance et ne voit dans l’inconsistant (dans l’informe, le dispersé, le microscopique) que des scories, ou, au mieux, des virtualités de consistance. C’est précisément en ce point que Marx et Nietzsche interviennent, bataillent et font porter l’attaque. La pensée n’énonce pas ce qui est : elle n’est ni logique ni dialectique. Elle ne dévoile pas non plus le fond de non-être (et l’horizon d’absence) de tout être (ou de toute présence). Elle porte un diagnostic sur son temps. D’un seul et même geste, elle analyse, critique et prophétise ; elle élucide, révèle et promet. Porter un diagnostic sur son époque, c’est simultanément le lire en en accusant les traits et en en soulignant les lignes, soulever les démons enfouis dans le plus lointain passé et les ombres qui habitent ses côtés les plus éloignés, et donner une chance aux espérances les plus secrètes et les plus folles. Cette opération, une et triple en même temps, est totalement immanente à son objet: elle ne le quitte pas, elle le suit pas à pas, elle fait sienne sa règle, elle en fait en quelque sorte un commentaire “intralinéaire”, et, lentement et brusquement à- la fois, elle le retourne comme un gant et, portant ainsi le fer au cœur, elle ramène au jour les craintes et les espoirs du temps, tous les doubles qui la hantent de toutes parts.

On peut, si l’on y tient, qualifier, avec Marx, ce geste du vieux mot de critique. Mais entendons-nous : critiquer, ce n’est pas mettre en examen, puis, si nécessaire, en accusation, traduire devant un tribunal, peser les arguments favorables et les contre-arguments défavorables, puis juger et distinguer ce qui vaut d’être gardé (maintenu) et ce qui mérite d’être abandonné (dépassé). Critiquer, ce n’est pas établir le droit ou le non-droit de ce qui est examiné, c’est faire régner la justice. C’est pourquoi la critique est simultanément lectrice (commentaire), destructrice (négatrice) et salvatrice (prophétique). La critique rend justice en un triple sens : elle lit son objet en ne le soumettant pas à des règles autres que celles qu’il s’est lui-même fixées (pas de transcendance ou d’extériorité de valeurs ou d’idées) ; elle l’accuse, voire le condamne et le châtie, car tout ce qui est et “consiste” mérite d’être accusé, voire de périr : “La sentence (de la vie) est toujours rigoureuse, toujours injuste, parce qu’elle n’a jamais son origine dans la source pure de la connaissance ; mais, dans la plupart des cas, la sentence serait la même si la justice en personne la prononçait: “car tout ce qui naît est digne de périr. C’est pourquoi il vaudrait mieux que rien ne naquît”[[Nietzsche, Seconde Considération intempestive, G.F. Flammarion, 1988, trad. H.Albert, p.100 (trad. mod.). Nietzsche définit ici l’histoire critique.; enfin, elle le sauve, s’il résiste aux épreuves auxquelles elle le soumet, c’est-à-dire s’il se sauve de la situation en impasse dans laquelle il est plongé. Aussi bien, le ton de la critique est-il particulier : à la fois sarcastique, tranchant, injuste et doux, serein et confiant. Ses vertus sont, en effet, bifides : ténacité et promptitude, patience et impatience, justice et injustice, méchanceté et sérénité. Tel est, d’ailleurs, le geste de Marx et de Nietzsche : à la fois féroce et touchant, violent et amoureux. Lue à l’aune de la justice due au présent, l’Allemagne (l’Europe) exhibe sa misère, son archaïsme, sa désuétude, son ennui, voire son grotesque. Mais au revers de son archaïsme est accroché une lueur d’espoir ; dans la doublure de ses misérables oripeaux dorment et veillent des désirs tenaces et inconditionnels.

On peut certes alors dire que la critique se fait au présent : elle diagnostique son temps, elle réserve ses coups au présent et elle cherche à en libérer une puissance insue. Mais, du même coup, elle n’est pas de son temps non seulement elle découvre que le présent est habité par son passé récent et son avenir proche, mais surtout elle délivre des avenirs mort-nés qui gisent enfouis dans un passé des plus lointains et qui sont destinés à revenir sous une forme travestie, voire méconnaissable. C’est donc en résistant au présent, en refusant d’être de son temps ou de céder à sa pente naturelle, en bataillant contre lui, qu’on a une chance de rallumer la flamme d’un passé mort-né (et ne fut donc jamais présent) et d’éclairer ainsi d’une manière totalement nouvelle un temps à venir, un à venir du temps.

***

En 1843,l’Allemagne retarde. Et son retard est double.

Premièrement, elle retarde par rapport à ses contemporains, France et Angleterre pour l’essentiel, qu’une révolution, politique pour l’une et économique pour l’autre, a rendues contemporaines d’elle-même et présentes à leur époque : elles accomplissent actuellement, chacune, la tâche que le présent leur réclame. L’Allemagne, à cet égard, manifeste un net retard. Son mode de production économique est encore féodal (précapitaliste), son régime politique est encore quasi-seigneurial (prébourgeois, préparlementaire, préconstitutionnel). “On commence maintenant, écrit Marx, à débuter en Allemagne avec ce par quoi on commence à finir en Angleterre. La vieille situation pourrie, contre laquelle ces États sont en rébellion sur le plan théorique et qu’ils ne supportent que comme on supporte des chaînes, est saluée en Allemagne comme l’aurore naissante d’un bel avenir, qui ose encore à peine passer de la théorie listienne à la pratique la plus impitoyable”[[Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, Aubier bilingue, trad. Simon, 1971, p.69 (List est un économiste allemand défenseur du protectionnisme). Sur la question du retard, cf. Ph. Lacoue-Labarthe, L’imitation des modernes, Galilée, 1986, particulièrement, p.72.. L’Allemagne est restée en arrière, et c’est ce retard qui rend toute idée hégélienne ou posthégélienne nécessairement idéologique. Quand un temps n’est pas de son temps, la pensée à laquelle Hegel assignait de “penser son temps” n’est plus qu’une opération magique ou d’enchantement. Chercher, et trouver, un “esprit” à des “situations sans esprit”, c’est spiritualiser la situation et présenter l’époque comme ayant déjà réalisé la tâche qui lui incombait et fourni la solution au conflit ou aux contradictions présentes. Même si “élever son temps à la pensée” rend la pensée finalement étrangère à son temps, le temps auquel est supposé appartenir le penseur est déterminable et définissable, distinguable et identifiable par son “esprit”.

C’est à ce retard que le réformateur (hégélien) prétend s’attaquer. Faire rattraper un retard, c’est moderniser un État, rationaliser son appareil de décision. Rendre un État productif et performant, bref rationnel, c’est lui donner les moyens d’être moderne et de son temps. Ainsi une Allemagne rationnelle, en 1843, serait hégélienne capitaliste à la française, bourgeoise à l’anglaise et monarchique à l’allemande. Bien sûr, depuis la fin du XVIIIème siècle, pour être de son temps, il faut être en légère avance sur son temps. Être le premier à dire ou faire ceci, inventer une nouvelle technique avant les autres, lancer un style qui marquera son temps, et, le temps de son avance, l’emporter sur le marché des produits économiques, politiques ou symboliques, telles sont désormais les conditions pour être de son temps. Production, communication et consommation sont soumises à une vitesse de rotation de plus en plus forte et, au moment même où on s’ajuste à son temps en le suivant et en s’y incorporant, on est déjà un poursuivant. On reconnaît là l’infinie et vaine course de ceux qu’on nomme justement les “exclus”. Ayant d’avance un temps de retard, leur effort pour le combler et s’inclure dans leur temps est, par avance, frappé de nullité. La course du temps est désormais telle qu’un retard ne se rattrape qu’en se reportant et se déplaçant.

C’est ce type de situation que, chance ou malchance, l’Allemagne, en 1843, ne risque pas de connaître. Elle souffre, en effet, d’un deuxième retard. Elle ne retarde pas seulement par rapport à son temps (la France des années 40, par exemple), elle retarde aussi par rapport à l’histoire (la France de 89, par exemple). “Si je renie la situation allemande de 1843, je me trouve selon la chronologie à peine en l’an 1789, encore moins au cœur du présent. L’histoire allemande se targue d’une évolution dont aucun peuple ne lui a montré l’exemple au ciel de l’histoire et qu’aucun n’imitera. Nous avons en effet pris part aux restaurations des peuples modernes sans avoir pris part à leurs révolutions”[[Critique de la philosophie du droit …,p.57.. L’Allemagne n’est donc pas seulement en retard, elle est anachronique. Son temps n’est d’aucun temps. Son présent ne fait signe vers aucun avenir (son seul avenir est le statu quo) ; son passé n’est même pas un ancien présent, puisque jamais elle ne fut présente à elle-même. Elle n’a pas de passé propre et doit donc participer aux restaurations (du passé) d’autres peuples pour se donner l’illusion d’un nouveau présent, voire d’un avenir. Son présent n’est pas seulement vide : c’est un rêve ou un cauchemar.

C’est pourtant cet anachronisme qui est une chance pour l’Allemagne. L’Allemagne, en 1843, a, pour Marx, une tête d’avance, une tête qui dépasse l’Europe. Cette tête, c’est la tête philosophique. L’Allemagne est un peuple à tradition (depuis Hegel) philosophique. Et si la philosophie est la pensée qui cherche le fond (Grund) des choses et, par suite, est radicale (gründlich), alors dans toute philosophie, fût-elle idéologique (et c’est le cas de l’hégélianisme), il y a une force radicale, une force critique, qui, dans certaines circonstances, peut devenir révolutionnaire.

Retard (pratique) et avance (théorique) peuvent alors se combiner de deux manières à la fois proches et lointaines, aussi proches et lointaines que le sont chance et malchance.

L’avance peut – première figure- se superposer au retard. Elle le recouvre alors en totalité, elle le masque et le dissimule. Ainsi, bien que Hegel invite l’Allemagne à combler son retard en se constituant en État moderne (rationnel), la réalité politique allemande poursuit parallèlement son existence inchangée. La tête philosophique des Allemands leur permet “en politique de penser ce que les autres peuples ont fait”[[Ibid. p.57., c’est-à-dire à la fois de ne pas agir politiquement et de s’en glorifier. Notre retard, disent les philosophes allemands, n’est pas seulement compensé par notre avance philosophique, mais c’est vous, peuples politique ou économique, qui êtes en retard sur nous, car vous êtes englués dans le présent, alors que, nous, “nous vivons (déjà) notre posthistoire en pensée”[[Ibid. p.77., nous la rêvons.

Le présent allemand est ainsi comme enchanté. D’un côté, il n’existe pas : le retard de l’Allemagne est tel qu’elle ne joue aucun rôle sur la scène de l’histoire. De l’autre, il revient comme un rêve ou un fantôme :1′ Allemagne se vit en esprit. Ce fantôme est un revenant ou un survivant croisement de la survivance d’un Ancien régime persistant en Allemagne et d’une présence de l’Esprit rassemblant en lui son temps. C’est, cependant, ce même fantôme qui, sous l’effet d’un coup de pouce ou d’un coup d’œil, se révèle fantoche et voit sa magie enchanteresse se dissoudre. Dégriser son regard en adoptant un point de vue critique ou radical, c’est voir ce rêve se muer en théâtre d’ombres ou en bouffonnerie d’opérette, et voir revenir le revenant en figurant.

“La lutte contre le présent politique allemand, écrit Marx, c’est la lutte contre le passé des peuples modernes, et ceux-ci sont encore toujours chargés par les réminiscences de ce passé. Il est instructif pour eux de voir l’ancien régime, qui, chez eux, a vécu sa tragédie, jouer sa comédie sous la forme de revenant allemand. Son histoire était tragique, tant qu’il était le pouvoir préexistant du monde et que la liberté, en revanche, était un caprice personnel, en un mot, tant qu’il croyait lui-même et devait croire à sa justification (…). L’ancien régime moderne n’est plus que le comédien d’un ordre du monde dont les héros véritables sont morts. L’histoire est radicale et elle traverse bien des phases, quand elle conduit en terre une forme ancienne. La dernière phase d’une forme d’histoire universelle est sa comédie. Les dieux de la Grèce, qui, une fois déjà, avaient été tragiquement blessés à mort dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, ont dû mourir au moins à nouveau comiquement dans les Dialogues de Lucien”[[Ibid. p.65-67. A la spectrologie marxienne que construit Derrida dans son Spectres de Marx (Galilée, 1993) nous préférons, bien que nous nous en sentions proche, une théâtrologie : le “spectre” est moins un revenant qu’un figurant..

L’histoire de l’Allemagne peut être considérée, comme toute histoire, comme toute histoire universelle, comme tragique. Est tragique toute disparition d’une grande époque de la scène de l’histoire. Qu’une époque soit brutalement congédiée après avoir cru à sa tâche, voire après l’avoir accomplie héroïquement, est tragique. Tout se passe comme si elle mourait trop tôt ou pour rien, comme une jeunesse fauchée avant l’heure, avant qu’elle n’ait tenu ou délivré toutes les promesses qu’elle recelait. Et, de fait, les époques postérieures ont à reprendre leur héritage, c’est-à-dire à l’actualiser, et, pour cela, à le faire bifurquer. Mais lorsqu’une époque s’acharne à survivre en reprenant mot pour mot un passé, lorsqu’elle n’invente plus rien, alors elle n’est pas seulement fantomatique, mais fantoche, pas seulement spectrale, mais bouffonne. Et c’est ce qui la condamne à tout jamais et la consume malgré elle. Le comique suscite, en effet, le rire et le rire est une des forces les plus critiques et les plus dévastatrices qui soient. Totalement immanent à son objet, le rire n’épargne rien et ne laisse rien derrière lui : ni présent, ni trace du passé, ni peut-être même un signe d’avenir. Quand le monde devient un théâtre et ses héros des héros d’opérettes, il suffit d’un dégrisement du regard pour que la scène explose et parte en fumée.

Encore faut-il, cependant, déplacer et aiguiser son point de vue. En 1843, c’est dans le point de vue du prolétaire, de celui qui “n’a rien à perdre”, que Marx trouve le regard qui accuse, c’est-à-dire qui souligne à grands traits la réalité (qui la regarde à fond, radicalement, gründlich) et qui, en même temps, la démasque et soulève le rideau de la scène. Le “prolétaire philosophe” agence d’une manière subtile -2ème figure- retard et avance, trop tard et trop tôt. Loin de chercher à les neutraliser mutuellement dans un statu quo, il les porte à leur extrême en les disjoignant totalement. De par son existence, le prolétaire témoigne du retard extrême de l’Allemagne, retard tel que celle-ci est en quelque sorte au point zéro de l’histoire. Mais, parallèlement, sa conscience est également extrême. Allemand, marqué par la tradition philosophique, son regard est nécessairement radical: “L’Allemagne qui fait les choses à fond (gründlich) ne peut faire la révolution sans la faire de fond en comble (von Grund aus)”[[Ibid. p.105.. Ce n’est donc pas la conjonction, mais, à l’inverse, la disjonction réciproque (l’extrémisation) de l’avance et du retard qui est susceptible de produire une conjoncture révolutionnaire et de permettre le “saut mortel” : non pas un “bond en avant” par lequel une société cherche à rattraper, en quelques années, un retard accumulé depuis des décennies, mais un bond par lequel un groupe saute par-dessus son temps et passe, d’un seul geste, du passé le plus archaïque à un avenir inconnu. C’est bien d’ailleurs pourquoi ce saut est mortel : il est risqué. Car rien ne garantit que le présent ne se réappropriera pas le saut dans un jeu d’auto-devancement par lequel la contemporanéité moderne se définit. Tout nouveau, fût-il extrême, est toujours et en tout lieu réappropriable par un présent. Mais le risque est à la mesure de la chance, elle aussi mortelle. Car, au moment où le saut a lieu et en tant qu’il saute par-dessus le présent, le saut saute dans l’inconnu : lancer de dés, aléa de l’événement.

En 1852, à peine une décennie plus tard, la scène de l’histoire s’est déplacée. A Paris, en France, il n’est plus possible de croire à l”`arme de la critique”, mais seulement à la “critique des armes” : la philosophie française n’a de force ni spirituelle ni matérielle, ce sont les insurrections, fussent-elles ratées (et peut-être et surtout si elles échouent) qui sont douées de force inventive. L’histoire n’en reste pas moins théâtrale, et si les figurants ne sont plus les mêmes, ce sont toujours des revenants tragi-comiques qui occupent la scène. Aussi bien la question subsiste de savoir comment passer d’un théâtre de morts à un théâtre de vivants, d’un théâtre d’ombres à un théâtre de chair.

On connaît le célèbre début du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte : “Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois”. Il a oublié d’ajouter la première fois comme tragédie, la seconde comme farce Caussidère pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848 pour la Montagne de 1793 à 1795, le neveu pour l’oncle”[[Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, 1969, p.15 (Il s’agit des premières phrases).. Que l’histoire soit tragi-comique (le comique n’étant que le tragique porté à son extrême et se retournant contre soi), nous le savons déjà : c’est le fait des époques historiques anachroniques, désertées pas la vie, fantomatiques et fantoches. Mais l’histoire n’en reste pas moins théâtrale quand elle est dramatique (comme c’est le cas en France par exemple : émeutes, répressions, successions d’élections aux résultats contradictoires, coups d’État etc … ), quand des luttes vives animent les contemporains et que l’époque est travaillée par des rapports de force de son temps.

C’est que la théâtrologie de Marx est complexe et subtile. Marx découvre une loi générale de l’histoire : loi de l’imitation ou de répétition. Cette loi est double : spatiale et temporelle. Temporelle, elle énonce que tout événement s’avance masqué. Non pas qu’il lui faille dissimuler la nature de son projet. Par un certain côté, un événement ne ment jamais : il se proclame, il se manifeste comme insurrectionnel. Mais le composé et le mixte qu’il est toujours (alliance provisoire de classes et d’intérêts eux-mêmes complexes et différenciés) forment un bloc, d’un autre côté, compact et stratifié : simple et de bric et de broc, familier et méconnaissable, contemporain, archaïque et inédit tout à la fois. Par un certain côté, un événement n’en appelle qu’à lui-même : faire événement, être inventif, faire venir un monde autre ; par un autre côté, un événement en rappelle toujours un autre. Toute révolution présente reprend le flambeau d’une (ou de plusieurs) révolution passée : elle fait renaître et revivre l’esprit d’une révolution passée dans le feu de son insurrection. L’esprit (Geist) de la révolution ne se lève (du passé) et n’enthousiasme (begeistert) le présent que si, dans un seul et même temps, le présent cherche sa force dans un passé qui, lui-même, ne délivre son “esprit” que s’il est réactivé et réenflammé. Tout événement est à la fois totalement en acte et en esprit : en acte, il s’inscrit d’une manière littérale, archi-visible et archi-manifeste ; en esprit, il ne prend valeur événementielle que si flottent autour de lui anges ou démons, comme si s’étaient rassemblés tous les événements semblables à lui, prêts à veiller sur lui en cas de danger (au cas où il serait en danger ou dangereux).

Marx, cependant, semble reculer devant sa propre découverte. Dans un geste platonicien, il distingue, en effet, deux types d’imitation, comme pour mieux distinguer entre imitation (heureuse) et non-imitation (malheureuse). Il y aurait (il y aurait eu) d’abord les imitations grandioses, héroïques et tragiques, les imitations des conquérants par les conquérants, les révolutions classiques. Puis, il y aurait actuellement les imitations d’imitations, les imitations comiques, les révolutions modernes et enfin il y aurait la possibilité de se passer de toute imitation à l’avenir, lors des révolutions futures. Reprenons. D’abord les imitations tragiques : “C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la révolution de 1789 à 1794 se drapa successivement dans le costume de la république romaine, puis dans celui de l’empire romain (…) et qu’à une autre époque de développement un siècle plus tôt, Cromwell et le peuple anglais avaient emprunté à l’Ancien testament le langage des passions et les illusions nécessaires à leur révolution bourgeoise”[[Ibid. p.17.. Quand une révolution exprime la lutte que mène une classe sociale contre une autre pour être de son temps et accomplir les tâches que celui-ci réclame (par exemple, pour la bourgeoisie, éradiquer le féodalisme et instituer les conditions du marché capitaliste), la classe conquérante a besoin, pour réussir dans son combat, de rassembler les autres classes autour d’elle, de trouver un intérêt commun et d’aller chercher dans un passé lointain, appartenant à une tout autre époque, une figure pouvant passer actuellement pour universelle (commune) parce qu’ayant conquis le pouvoir à son époque, elle est devenue une figure de l’idéologie dominante aujourd’hui. Ainsi la république, puis l’empire romains peuvent-ils être réappropriés par les républicains d’aujourd’hui (1848).

Les exemples donnés par Marx reconduisent cependant à l’affirmation qu’il voulait renier. Pourquoi, par exemple, les révolutionnaires français empruntèrent-ils leur rhétorique à Rome et non à Athènes ? Comment expliquer que, dans son combat contre le peuple anglais, notamment contre les Niveleurs au XVIIème siècle, la bourgeoisie anglaise se réclamait, comme eux, mais contre eux, du christianisme ? Pourquoi Luther se prit-il pour Paul et non pour Pierre ou Ambroise ? Pourquoi, sinon parce qu’il y a lutte sur les noms et les signes du passé et que les luttes qui se mènent au présent réactivent et réenflamment les luttes passées qui, dans le même temps et le même geste, éclairent et animent les luttes présentes ? Qui masque alors l’autre ? Quel est l’écho ou l’ombre portée de l’autre ? Qui appelle (ou en appelle à) l’autre ? Paul, par exemple, ne donna le coup d’envoi à l’Église chrétienne qu’en revêtant plusieurs masques : fidèle et infidèle, évangéliste (apôtre) et fondateur (inventeur), en arrière et en première ligne. Mais ce coup d’envoi ne devint fondateur que sous l’effet, rétroactif, d’autres coups, dont celui de Luther qui, masqué lui aussi, porta un coup mortel au christianisme au moment même où il lui donnait un second souffle. Mais Luther lui-même (à vrai dire, peut-on parler d’un “même” du masque ?) ne devint cette tête coupeuse de tête, cette tête révolutionnaire, ce “premier révolutionnaire allemand”, comme Marx le qualifie dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, que parce que Marx lui-même réactualise, c’est-à-dire reprend et déplace le geste luthérien et invente ce que nous nommons justement aujourd’hui le geste révolutionnaire.

Et nous pourrions poursuivre. La révolution est, dit Marx, un spectre : “Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme”[[Marx, Le manifeste du parti communiste, Avant-propos.. Loin d’être ironique, Marx est ici sérieux, combatif, voire emphatique. Le communisme est bien un spectre, une puissance redoutable pour les grandes puissances européennes et leurs classes dominantes. La bourgeoisie a raison d’avoir peur : elle croit avoir le communisme derrière elle, elle croit l’avoir vaincu ou désarmé à peine né, elle pense l’avoir dépassé ou rendu anachronique. Et elle le retrouve devant elle, la surprenant, la narguant et lui barrant le chemin[[Cette logique que Benjamin attribue à la figure légendaire allemande du “Petit Bossu” n’est autre que celle qui, en un tour de main, convertit la chance en malchance. Je renvoie sur ce point à mon ouvrage L’histoire à contretemps, Ed. du Cerf, 1994, p.115-117.. C’est que le communisme est un mixte d’extrêmement ancien et d’extrêmement nouveau : archi-ancien, il résonne sous des formes diverses dans les propriétés communales de la préhistoire, des sociétés primitives ; archi-nouveau, il n’est pas encore né et chaque insurrection avortée (1793) ou réprimée (1848) en reporte l’échéance. Mais c’est ce croisement d’un passé qui ne fut jamais présent et d’un avenir encore insu qui lui donne la force de renaître malgré les défaites et de persister en “esprit”, comme si, même mort, il était toujours vivant, comme s’il revenait toujours sous de nouveaux masques. C’est bien sûr ce masque qui encourage une guerre de théâtre. La bourgeoisie prend peur: elle démasque dans les classes laborieuses des classes dangereuses. Mais ce combat d’opérette reconnaît, malgré lui, que le communisme est une force redoutable qui tient sa puissance de son impuissance et dont l’actualité provient de l’entrelacs de son archaïsme et de son inventivité, de son mixte d’anachronisme et de postchronie.

On comprend alors peut-être mieux la différence que Marx s’obstine à maintenir entre les imitations tragiques et les imitations comiques d’un passé grandiose, c’est-à-dire entre “esprit ” et “spectre” des révolutions :

“La résurrection des morts dans ces révolutions (1789, Cromwell) servit à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l’imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre. La période de 1848 à 1851 ne fit qu’évoquer le spectre de la Grande Révolution française (…). (Les Français) n’ont pas seulement caricaturé la caricature du vieux Napoléon, ils ont caricaturé le vieux Napoléon lui-même, tel qu’il lui faut se conduire au milieu du XIXème siècle”[[Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit. p.18..

On comprend mieux Marx, disions-nous: entendons, on le comprend autrement. Comique ou tragique, c’est la même loi qui agit: la loi de l’imitation ou de la répétition. Le geste de Marx reprend celui de Luther qui reprenait celui de Paul. Ces reprises sont des répétitions qui produisent des déplacements. Car elles ne font pas retour au même, mais elles font revenir le même geste et, de ce retour littéral du même, se lève pour la première fois l'”esprit” (l’origine), ici, de la révolution. La répétition qui déplace pète évidemment une précédente répétition. Car, pour ne pas copier un original, mais pour copier en vue de la production d’un original, il faut poser que l’original n’est jamais que le même déplacé, qu’il n’y a pas de “premier” qui ne soit déjà pris dans la répétition et ne vienne après. Si la “copie d’après” (l’imitation) vient toujours après, il s’ensuit que la “course après” est vaine, voire comique et qu’elle ne pourra jamais rattraper le “premier”. C’est pourquoi tout “retour au même” (commémoration, conservation restauration…) est toujours doublé par son ombre qu’il aura dû laisser derrière (ou hors de) lui pour rejoindre ce qui est devant lui, comme si ce qui avait été laissé en arrière ne cessait de tirer par la manche ce ou celui qui court devant lui et le condamne à retarder à jamais. Là est le comique bouffon d’un Napoléon III, par exemple, d’un neveu qui se prend pour l’oncle. En voulant répéter le coup d’État napoléonien sans en mimer le geste, en répétant la réalité sans son ombre portée, Louis Bonaparte se condamnait, par un chassé-croisé déjà noté, à n’être qu’une “ombre sans réalité”, une “ombre qui a perdu son corps”[[Ibid. p.44.. Napoléon III caricaturant Napoléon Ier, bourgeois parvenus courant après des aristocrates déchus, “républicains sociaux” s’acharnant à coller aux discours des révolutionnaires de 93 etc…, tous ces corps jouent leur rôle sur un théâtre d’ombres, la réalité, exclue du théâtre, rôdant, menaçante, aux alentours. A une époque pauvre en héros et en événements, comme le dit Marx, tout personnage médiocre peut, par un tour de passe-passe et en un tour de main, devenir un personnage d’Offenbach, un héros d’opérette. Si une époque ne sait pas agencer du neuf avec de l’ancien, si elle ne sait pas mimer et doubler son présent, c’est-à-dire à la fois le reproduire, le détruire et inventer un avenir insu, si elle ne sait pas, dans un seul et même geste, démasquer et avancer sous un nouveau masque, alors c’est le même qui revient, c’est à dire de l’ancien et de l’usé recyclés sous les traits d’un nouveau venu pour “notre temps”.

On aura sans doute été frappé par l’écriture en forme de tableau du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte. Les événements, dépliés en journées ou en mois, sont montés en tableau et, sur la scène, paradent des figurants. Chaque classe sociale (et il y en a infiniment plus de deux, chaque classe sociale étant elle-même divisée en plusieurs sous-classes qui peuvent d’ailleurs s’affronter durement) est représentée par un type (ou une figure) : soit à la fois un nom propre, une singularité, une vie individuelle (Cavaignac, Fould…) et, en même temps, un être abstrait, mesure commune d’intérêts de classes. Le récit de Marx est écrit à gros traits : il est à la fois d’une extrême minutie et d’un caractère forcé. L’histoire est un théâtre où chaque classe sociale vient, au travers de son figurant, jouer un rôle qu’elle maîtrise plus ou moins bien et participer au déroulement d’une pièce dont elle ne connaît pas l’auteur. Les “coups de théâtre”, surprise pour les spectateurs, sont en fait prévus et écrits et on s’achemine, au prix de multiples secousses dramatiques, vers l’apothéose finale. Entre 1848 et 1851, ce drame est purement et simplement une farce : de “la comédie de la fraternité générale” (février juin 1848) à la “parodie de restauration impériale” (coup d’État de Bonaparte du 2 décembre 1851), en passant par l’échec lamentable de la “bourgeoisie républicaine”, le spectacle est placé sous le signe d’une comédie tournant à la bouffonnerie, voire au grand-guignol. Il y manque d’ailleurs un figurant: le prolétariat, absent de la scène ou invisible. Depuis l’échec de son insurrection en juin 48, l’histoire se joue sans lui.

C’est précisément là que tout se joue et se déjoue. L’impasse est en effet un risque, mais ce risque peut offrir, en vertu de la loi de l’imitation, une occasion d’événement historique.

Que, d’un côté, pour Marx, il faille distinguer la scène et la vie, le théâtre et le sérieux, l’ombre et la réalité, est sûr. La révolution est chose sérieuse (on y risque sa vie et pas seulement ses intérêts ; aussi, faut-il la préparer et l’organiser), elle se fait dans la rue avec des vivants en chair et en os, et, dans le même geste, elle fait exploser, d’un coup de poing, tout ce théâtre déjà usé, voire mort. Mais, d’un autre côté, toute action historique est prise dans la “clôture de la représentation” et le prolétariat joue sa partie nécessairement sur une scène où s’agitent également ses ennemis. De février à juin 1848, il est présent sur scène sous la figure de “la république sociale” (Louis Blanc, les Ateliers nationaux) et la défaite qu’il essuie en juin le repousse “à l’arrière-plan de la scène révolutionnaire”[[Ibid. p.24 ; cf. également La lutte des classes en France : Ce n’est point par ses conquête tragi-comiques immédiates que le progrès révolutionnaire s’est frayé la voie (…).C’est seulement dans la création d’un adversaire et dans un combat que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire” (10-18, 1965, p.67)., quasi invisible, masqué par le corps de ses ennemis, mais présent au fond du tableau.

C’est précisément ce double côté, ce paradoxe de la théâtrologie marxienne, qui offre un opérateur de résistance. Enfermé sur scène, le prolétariat est voué à mimer[[Baudelaire et Mallarmé ont parfaitement compris cette logique mimétique de la modernité. son adversaire, s’il veut, ne serait-ce que partiellement, l’emporter sur lui.

Mimer son adversaire, c’est -premier côté du mime- lui coller au dos, le pourchasser, le poursuivre : protester à grands cris et gros traits à chaque décision, revendiquer une extension des améliorations proposées, réclamer au minimum le statu quo et, de préférence, un accroissement des quelques acquisitions, bref ré-agir à chacune des actions de l’adversaire. Réagir, c’est ne pas lâcher son ennemi, le presser, le comprimer, le hanter, le doubler, être toujours à sa traîne, à ses basques, le tirer par la manche, le suivre comme son ombre. Car c’est ainsi – deuxième côté du mime – qu’on peut passer par-dessus l’ombre de l’adversaire, le précéder, le narguer ; c’est surenchérir sur ses actions, tenter de les forcer et de les dépasser pour lui arracher ce qu’il ne voulait pas donner, pour l’encercler, lui barrer, à son tour, toute issue et le contraindre à céder et à livrer ce qu’il retenait.

Ce geste, on l’aura reconnu, c’est celui, théâtral, du mime ou de la parodie : imitation qui, par la seule vertu de l’extrémisation, souligne, accuse et fait ainsi apparaître ce qui s’était soustrait à la vue ; geste qui, au moment même où il représente et donc masque son objet, le démasque en un éclair et fait surgir son (ou ses) ombre jusque-là invisible[[On pourrait ici reprendre ce que Benjamin écrit à propos du polémiste Kraus : “Ce qui lui importe, c’est de démonter une situation, de découvrir la véritable problématique qu’elle recèle et de la présenter à l’adversaire en guise de réponse. La mimique joue aussi un rôle décisif dans son rapport avec les sujets sur lesquels porte sa polémique. Il imite l’adversaire pour appliquer le fer de la haine dans les plus fins interstices de son attitude. Ce graveur de syllabes qui creuse entre les syllabes extirpe des paquets de. larves nichées là : les larves de la vénalité et des jacasseries, de l’infamie et de la bonhomie, de l’infantilisme et de la convoitise, de la voracité et de la malignité. Il démasque, en effet, l’inauthentique – opération plus difficile que celle qui a pour but de démasquer le mal (…) S’insinuer dans un autre, c’est ce que fait Kraus et ce pour anéantir” (GS II, p.339 et 347, trad.E.Kaufholz-Messmerr Préface à Cette grande époque de Kraus, Petite Bibliothèque Rivages, 1990, p.23 et 41).. L’horizon est barré, il n’y a pas d’issue hors de la scène (ni au-dessus, ni sur ses côtés) ; tel est le présupposé de l’opération totalement immanente, lucide et désespérée, de la parodie. La parodie est un geste toujours risqué : elle peut tomber dans le tragi-comique. Le rire provoqué peut ne produire aucun effet critique et chaque objet conserve la place et la figure qu’il avait auparavant c’est l’échec tragique de la parodie. Ou bien, la parodie peut être elle-même comique, si l’objet trouve dans la parodie un ressort qu’il s’approprie et qu’il retourne à son adversaire, s’il reprend ainsi de l’avance et que, grandi, il renvoie à celui qui parodie son image de simple imitateur. Inversement, la parodie atteint son effet lorsqu’ayant un temps d’avance sur son adversaire, elle le prend au jeu de l’image et que le rire provoqué, dévastateur, ne laisse rien derrière lui, aucune trace, sinon des cendres. La parodie ne gagne que si elle immobilise son adversaire, que si elle le paralyse et l’arrête par surprise, que si elle le prend à revers. En un instant, l’adversaire, contraint à l’impuissance, délivre malgré lui sa vérité. Bien évidemment, ce dernier finit par se dégriser et à reprendre sa place, voire par regagner son avance. Il reste que, pour un instant, furtivement, sa vérité sera apparue une fois pour toutes et de manière immémoriale.

Le mime (la parodie) est une opération stratégique perverse[[De cette stratégie mimétique témoigne le style de Marx dans les années 43 : la formule critiquée est répétée, retournée en chiasme et déplacée de manière infime. Ainsi faut-il passer de “l’arme de la critique” à la “critique des armes”, ou bien voir que Luther “a brisé la croyance en l’autorité parce qu’il a restauré l’autorité de la croyance”. D’une manière générale, la dialectique hégélienne est prise à rebours plus le capital avance, plus il retarde, plus la religion est religieuse, moins elle l’est etc.. Il joue, en effet, un double jeu. Situé au fond du tableau, figurant parmi les figurants, l’acteur, en un tour de main, vient sur le devant de la scène pour la casser et en faire éclater la vérité, c’est-à-dire précisément son mensonge et son inauthenticité. A la fois, il joue, surjoue et déjoue la représentation: “Le monde d’aujourd’hui, de tout temps, n’est, proclame-t-il, que théâtre : reproduction, répétition, imitation”. Et, pourtant, ce n’est qu’en accusant la représentation que sa vérité de théâtre apparaît et que se dessinera peut-être une issue : un autre jeu ou un autre rapport au jeu. Il ne s’agit pas de franchir les bords de la scène, sauf à quitter la terre pour un autre monde, il s’agit de jouer sur les bords extrêmes de la scène et de prendre certes le risque de la faire exploser et d’exploser avec elle, mais aussi, du même coup, de saisir la chance de la déplacer[[Plutôt, par exemple, que de dénigrer les Ateliers nationaux (“A côté des ministres des Finances, du Commerce et des Travaux publics, à côté de la Banque et de la Bourse, s’élevait une synagogue dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient pour tâche de découvrir la terre promise, de proclamer le nouvel Evangile et d’occuper le prolétariat parisien”, La lutte des classes en France, op. cit. p.78), peut-être eût-il fallu les mimer ou les parodier, c’est-à-dire à la fois les soutenir totalement en les généralisant et en exigeant une multiplication des moyens et en détourner la fonction, le sens et la portée..

Être à la fois dehors et dedans, en arrière et en avance, archaïque et novateur, c’est là la forme temporelle de la résistance. On sait comment Marx en a repéré la posture chez Luther qu’il nommait “le premier révolutionnaire allemand”. Certes, l’effet du luthérianisme fut la conquête de l’autonomie religieuse par rapport à la puissance politique. Mais, plus sûrement, ce fut l’affirmation que désormais États et Églises sont vides, sans fondement ni croyance, vidés de toute transcendance. L’essentiel n’est pas, en effet, la conséquence, mais le geste ou l’opération elle-même: une dialectique à rebours ou à l’envers. Loin de produire une affirmation par double négation, Luther produit une négation par double affirmation. Il inaugure le déclin du christianisme par une double affirmation chrétienne : croyance religieuse, salut par la foi. En d’autres termes, il porte à l’extrême la foi religieuse et du coup il la retourne. En étendant tant en intensité qu’en extension la croyance, “il transforme tous les laïcs en clercs”, mais du même coup, il ruine toute foi religieuse et toute autorité en général. Si tous les hommes sont clercs, c’est-à-dire capables d’être à eux-mêmes leur propre loi religieuse, alors plus personne ne l’est : l’autorité (religieuse ou non) se vide de son sens, “tous les clercs deviennent laïcs”[[Critique de la philosophie du droit …, op. cit., p.83.. Loin de vouloir nier ou dépasser le christianisme, Luther en radicalise la logique, pousse le schème chrétien à son extrême là où il se renverse en son contraire. Par un côté, il reste obstinément chrétien : il refuse toute révolution, toute sortie du christianisme. Mieux, il en réaffirme l’esprit d’origine, il en souligne l’esprit, il en répète l’origine. Il prend, du même coup, le risque de l’archaïque: que signifie l’affirmation d’une foi pure dans une époque dramatique, voire désastreuse ? Une vanité ? Une pitrerie ? Mais d’un autre côté, il puise dans cette apparente rétrocession une force rétrospectivement révolutionnaire. Il fait un saut dans l’inconnu : de l’abolition de l’autorité papale, de la lecture de la Bible par le vulgaire, de la suppression de tout intermédiaire entre le croyant et son Dieu, les conséquences étaient imprévisibles. Avec Luther, l’Allemagne a cessé d’être à l’heure: ni contemporaine, ni en avance, ni en retard sur son temps, mais à contretemps.

A vrai dire, l’Allemagne fut rapidement rattrapée et dépassée par l’histoire : elle ne connut aucun nouveau Luther. Répéter maintenant le geste luthérien, comme y appelait Marx en son temps, c’est faire en sorte que le temps d’aujourd’hui saute par-dessus le présent, c’est-à-dire lui résiste. Résister, c’est simultanément rester sur place, sur scène, défendre le statu quo au risque de paraître archaïque, dépassé, voire abandonné et exclu de l’histoire et, depuis le fond du tableau où on a été relégué ou depuis les coulisses, sur le côté, où on a été repoussé, faire lever les promesses non-tenues, les possibilités non-actualisées, les espoirs mort-nés.