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Science et monde de la Vie, la question de l'”éthique” et de la science

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À condition de le prendre dans toute sa richesse sémantique, le terme ” éthique ” est porteur de toute la difficulté qu’il y a aujourd’hui de réfléchir sur la démarche scientifique. ” Éthique “, on le sait, est dérivé d’ethos qui signifie depuis Aristote habitude, comportement, manière, mode ou disposition d’être. Il y a entre ethos et éthique à peu près la même dérivation sémantique qu’entre mœurs et morale. Il y va, dans l’éthique, des comportements humains et non pas des comportements en général, sans quoi le champ de l’éthique serait réductible au champ de l’éthologie animale — et si l’on parle, parfois, d’éthologie humaine, c’est toujours avec la tendance sous-jacente à ” naturaliser ” l’humain. Le plus souvent, on distingue l’éthique de la morale par l’accent porté, dans la première, sur l’exigence de vivre humainement, et dans la seconde, sur le code des prescriptions ou des interdits formulés dans une société – encore que la distinction soit fluente. La question de l’éthique est donc la question de l’humain, et l’on sait que, pour être celle de notre condition, elle est irréductible ou insoluble à moins de réponses toutes faites et dogmatiques. La phénoménologie, cependant, avec Husserl, puis avec Heidegger et Merleau-Ponty, a caractérisé l’homme de manière non-normative comme être-au-monde, et le monde comme ” monde de la vie ” (Lebenswelt), quelles qu’en soient par ailleurs les modalités. Cette nonnormativité n’implique pas, cependant, l’hétérogénéité de la question de l’être-au-monde – question difficile, nous allons le voir – à la question de l’éthique, mais plutôt sa réorientation, d’autant plus qu’il ne peut y avoir d’être-au-monde sans la possibilité, pour l’homme, de ne pas être au monde, et cela, non pas seulement, en quelque sorte, avant la naissance et après la mort, mais aussi dans ce qui a malgré tout les apparences de la vie elle-même. Selon cette réorientation phénoménologique de la question éthique, le problème de l’éthique de la science est le problème de savoir si la science est au monde, c’est-à-dire s’enlève de la Lebenswelt, d’un rapport au monde et d’un rapport de monde originaires qu’elle viserait à discipliner, ou si, par ses procédures – le mot étant pris ici au sens le plus vague -, elle ne se place pas, d’une certaine manière, hors du monde, et l’homme avec lui. C’est là, on le sait, plus ou moins la pensée heideggerienne du Gestell, celle-là même qui lui a fait écrire cette formule célèbre et provocante : ” la science ne pense pas. ”

Selon Heidegger, le Gestell caractérise, on le sait, l’essence de la technique moderne, mais aussi de la science moderne, du moins à partir du XXe siècle, où cela deviendrait manifeste. Le Gestell est censé rassembler les traits de ce qui constitue le calcul, l’opération, l’opératoire, ou encore, dirions-nous plus précisément, l’opérativité de l’algorithme. En ce sens, il est en oeuvre dans tout ” ce qui marche ” tout seul, dans tout ” processus ” aveugle sans sujet, il est comme la machination, ce qui se machine dans le machinal – ce pourquoi je propose de le traduire ironiquement, en jouant sur les mots, et en sachant combien cette figure de la rationalité est génératrice, fantastiquement, d’irrationalités, par le mot français ” machin “. Un machin, c’est ce qui se machine et qui machine, ce qui relève aussi, quoiqu’en sens déjà déplacé, de ce que Heidegger nomme, dans les Beiträge zur Philosophie récemment publiés, la Machenschaft. Le Gestell, pour nous, est ” ce qui marche “, sans qu’on sache très bien comment, en se machinant et en machinant dans le machinal. En ce sens, l’objet technique relève du Gestell non pas dans sa conception, qui peut être très élaborée, et qui entre dans une élaboration finalisée de manière intelligente, mais dans son utilisation machinale, qui ne doit rien à la conception, et qui se révèle telle quand l’ ” objet ” tombe en panne. C’est le machinal qui est alors mis en défaut, et sa stupidité qui éclate devant la nécessité d’en appeler aux ressources de l’intelligence pour réparer la panne. Un peu comme, dans Sein und Zeit, la déficience de l’outil est révélatrice de la dimension de monde, la panne de l’objet technique révèle l’état hors-monde du machinal : plus aucune des actions et réponses assignées machinalement d’avance à l’utilisateur n’est appropriée, parce que, dès lors, il s’agit de comprendre ce qui se passe, c’est-à-dire saisir, dans un enchaînement spatio-temporel qui fait sens, le problème à résoudre. En termes kantiens, il s’agit de mettre en oeuvre la faculté de juger réfléchissante.

Cet exemple montre bien en quoi le Gestell met les choses et nous-mêmes, comme le dit Heidegger, hors-monde, hors de l’abri de monde. Dans le machinal, nous ne sommes pas au monde, notre être est ” en souffrance ” de monde : nous y sommes réduits à un dispositif d’actions et de réponses à des stimulisignaux, et le ” monde ” y est réduit de la même manière à un ensemble de systèmes techniques, c’est-à-dire aussi physiques ou physico-chimiques, eux-mêmes récepteurs de signaux et émetteurs de signaux – vision dont on sait qu’elle est fort proche de celle de la physique contemporaine, même si l’on y introduit, par la mécanique quantique et la thermodynamique, la subtilité des lois probabilistes-statistiques. Dans ce cas, et en dehors de la question de savoir si pareille vision est proprement scientifique, idéologique, ou métaphysique, le problème est toujours, pourrait-on dire après Heidegger, de savoir en quoi, dans la mesure où la science ne sait pas ce qu’est en réalité un système physique – cette question lui est constitutivement étrangère -, et dans la mesure où elle n’étudie que les enchaînements mathématiques possibles d’actions (émissions de signaux) et de réactions (absorption ou réémission d’autres signaux) de systèmes, elle ne se contente pas elle-même de traquer l’opérativité censée, mathématique des interactions des systèmes, donc, en eux, ce qui paraît seulement comme machinal. La question est très complexe puisqu’elle porte d’abord sur la légitimité de l’assimilation de l’opérativité au machinal, puisqu’elle conduit à se demander si le mathématique est réductible, ou non, jusqu’au bout, au machinal et/ou à l’opérativité, et si, selon la réponse qui sera donnée à cette question, la physique moderne, dont on sait qu’elle est par essence mathématique, a encore affaire au monde et pas à un agencement machinalement pré-déterminé des ” choses ” en ” systèmes “. Si la réponse à ces questions devrait être telle qu’il y ait passage sans solution de continuité de l’opérativité au machinal, au mathématique et au physique, alors, tel semble être le cas heideggerien, la science physico-mathématique se placerait et nous placerait hors-monde, tout comme l’utilisation technique aveugle ; elle menacerait dans ses racines mêmes l’ethos de l’homme en tant qu’être-au-monde, donc il n’y aurait pas d’ ” éthique ” de la science. La science serait “an-éthique” parce qu’elle serait le lieu, non pas du Mal – il n’y a pas de problématique du Mal chez Heidegger -, mais de l’Unwesen, autant de l’homme que de l’être, ou plus rien ne pourrait avoir de mode ou de disposition d’être, parce que plus rien ne serait à proprement parler. Telle serait la monstruosité pour ainsi dire radicale et originaire du Gestell qu’il ne nous conduirait pas seulement au non-étant, mais à l’effacement radical de l’Être à ce que Heidegger distingue parfois par l’oubli même de son oubli, en une figure, qui est la plus corrosive et la plus active, du nihilisme.

Au Gestell, on le sait, Heidegger oppose l’Ereignis, en lequel le monde se fait monde, et où, sous l’horizon de la mort, le sens se fait sens en se temporalisant/spatialisant en présence, c’est-à-dire en langage – qu’il faut distinguer de la langue, dans la mesure où du sens, du temps et de l’être peuvent se faire en dehors des codifications linguistiques, dans les gestes, la praxis ou l’action, où entre certes la parole mais pas à titre exclusif. Si l’on prend l’Ereignis de la manière la plus générale, il signifie, finalement, l’avènement, qui fait temps, espace, et Histoire, du sens à lui-même. Et cet avènement fait lui-même monde, c’est-à-dire ouvre sur l’horizon de ce qui, tout en dépassant les hommes, les fait s’y reconnaître comme des hommes et s’y installer. Sans entrer ici dans une problématique complexe et parfois équivoque –je pense à celle du Geviert, Quadran ou Quadriparti -, on pourrait dire, en fin de compte, qu’il n’y aurait d’ethos de l’homme, et donc d’ ” éthique ” que là où se poserait la question du sens de ce que l’homme fait et pense, et que si la science ” ne pensait pas “, si elle était de la sorte ” an-éthique “, ce serait dans la mesure où elle ne s’interrogerait pas sur son propre sens, mais se livrerait aveuglément au machinal de ce qui marche dans l’opérativité[[C’est donc seulement sous le premier horizon que pourrait se poser la question éthique au sens classique : celle du Bien ou du Mal possibles, pour l’humanité, de l’activité techno-scientifique. Dans le second cas, heideggerien, celle-ci se verrait chargée d’une ” neutralité axiologique ” redoutable, parce qu’aveugle à toute question du sens et de l’humain, nihiliste. Nous prenons donc le problème éthique dans ses conditions de possibilité, ce pourquoi nous mettrons désormais le terme ” éthique ‘ entre guillemets phénoménologiques.. Cela voudrait donc dire, si l’on admet qu’il n’y a pas de véritable question qui ne soit question de sens, que la science ne penserait pas dans la stricte mesure où elle ne se poserait pas de véritable question, mais seulement, pour paraphraser Marx, des problèmes que, par définition, elle pourrait toujours résoudre. Les choses, en apparence, en sont bien ainsi, d’autant plus depuis que, dans le courant de notre siècle, les tâches épistémologiques se sont spécialisées au point de se séparer, le plus souvent, des tâches plus proprement scientifiques. L’agacement mutuel des scientifiques et des philosophes vient le plus souvent de ce que, pour les seconds, les premiers semblent avoir ” toujours raison “, dans leur confiance aveugle en l’exhaustivité de leurs schémas d’explication, et que, pour les premiers, les seconds semblent toujours ” chercher la petite bête “, vouloir noyer les ” vrais ” problèmes dans des questions insolubles – qu’importe tout cela puisque ” ça marche ” !

Devant cette situation, il est vrai déplorable, il faut cependant prendre un recul que Heidegger n’a pas pris. Ce serait une dangereuse illusion d’optique, extrêmement réactive comme elle le fut chez Heidegger, de penser que le machinal-opératoire se met enjeu uniquement dans la science et la technique. Si ne pas penser c’est répondre/agir machinalement, sans comprendre et surtout sans chercher à comprendre, à un machin qui se machine à l’aveugle, cette non-pensée se retrouve dans toute scolastique, dans tout psittacisme, mais aussi, comme Kant, déjà, l’avait compris, dans tout fanatisme et dans toute superstition. Ces ” manifestations “, on ne le sait que trop bien, couvrent l’ensemble de notre Histoire, et pas seulement, loin s’en faut, de notre Histoire moderne. Il n’y a pas eu moins de scolastique, de psittacisme, voire même de fanatisme, dans certaines sectes heideggeriennes — pourtant avalisées par le ” Maître ” – que dans telle époque de la scolastique médiévale, ou dans une certaine scolastique analytique anglo-saxonne d’aujourd’hui. La grande faiblesse, voire l’aveuglement de Heidegger, est de n’avoir conçu le Gestell qu’au lieu de la technique et de la science modernes, de ne pas avoir vu que le Gestell menace toute pensée, et ce, dès l’origine, tout autant que toute pratique. Si le Gestell acquiert de la sorte une telle dimension de généralité, c’est que, d’une part, il n’est pas essentiellement lié à la science et à la technique, qui en sont des ” manifestations ” modernes, non exclusives d’autres, où se met enjeu au risque de sa dissolution le rapport moderne de l’être au monde, et que, d’autre part, plus que techno-scientifique, le Gestell est essentiellement, comme je l’ai défendu ailleurs[[Voir Phénoménologie et institution symbolique, Jérôme Millon, Coll. ” Krisis “, Grenoble, 1988. Cela ouvre du même coup à la dimension politique qu’il ne faut jamais perdre de vue. symbolique. En ce sens, le Gestell serait une tendance permanente et rémanente des institutions symboliques (de langues, de pratiques, de pensées) à ” dégénérer “, et cela, depuis l’origine, en ” machins ” ou en ” systèmes ” qui ne tendent à ” marcher tous seuls ” que dans la mesure où ils se prennent pour le tout de ce qu’il y a, muant par là toute praxis de pensée ou d’action en pratique strictement codée. Une autre manifestation éclatante du Gestell en notre temps est à cet égard le structuralisme comme idéologie du bricolage généralisé – ainsi que le ” post-modernisme “, tout à fait fantasmagorique, comme idéologie de l’agencement ludique plus ou moins aveugle des artefacts : c’est là proprement une nouvelle forme idéologique de ce que l’on nommait, il n’y a pas encore si longtemps, ” société de consommation “. Il y aurait Gestell ou ” machin “, en ce sens, dès qu’une idéologie, une doctrine (religieuse ou philosophique), un ensemble de pratiques, seraient conçus par les hommes comme détenant par avance et par prétérition toutes les réponses à toutes les questions possibles. Comme si le ” machin ” réglait d’avance le jeu des questions et des réponses, toute question n’y étant jamais que ” l’effet de sens “, après coup, de réponses s’étant toujours déjà agencées par ailleurs.

Si l’on y réfléchit, cela est propre à retourner complètement la perspective heideggerienne. S’il peut y avoir autant de Gestell, pour ainsi dire, dans telle secte heideggerienne que dans telle autre aristotélicienne, platonicienne ou ce qu’on voudra, n’est-ce pas que le risque de Gestell joue déjà dans la pensée de Heidegger lui-même, et n’est-ce pas, à l’inverse, qu’il peut y avoir une chance de découvrir de la pensée dans la science elle-même ? De la pensée, c’est-à-dire du sens, du temps-espace, de l’être, et du monde, non pas seulement dans l’extériorité radicale à laquelle se confronte la physique, mais aussi intrinsèquement ? S’il est vrai, nous décidons en ce sens, que l’opérativité peut se confondre pratiquement avec le machinal – bien que ce ne soit pas le cas pour l’invention de l’opérativité -, n’est-il pas possible de distinguer, de manière critique, ce qui, dans la démarche scientifique, relève de la Machenschaft ou du Gestell et ce qui relève de la pensée ? Si penser, c’est, nous l’avons dit, faire du sens, n’y a-t-il pas de sens et du sens, dans la science ? N’y a-t-il donc pas, dès lors, une ” éthique ” de la science ? Et une ” éthique ” telle que la ” neutralité ” axiologique ne découlerait pas sans solution de continuité de la mise hors-monde du Gestell, mais d’une téléologie en réalité très axiologique puisque visant au connaître vrai pour lui-même, rien qu’en vue de lui-même ? N’est-ce pas tout à la fois le génie humain, la passion et la probité des savants que l’on retrouve dans les grandes ” découvertes ” scientifiques, et dans leurs élaborations théoriques successives ? Ne faut-il pas dire que, pas plus que ” la société de consommation “, ” la science ” ne marche pas toute seule ? Que ” la ” science, dès lors, est une abstraction, ou tout au moins déjà le témoin, par cette substantification unitaire, de sa réduction à l’état de ” machin ” qui marche tout seul, indifféremment par rapport aux savants – si cela n’avait pas été Einstein ou Heisenberg, c’en eût été d’autres ? – donc, inexorablement, et finalement sans Histoire ?

Nous voilà au plus près de Husserl, et de ce qu’il pointait dans la Krisis, comme l’articulation entre Lebenswelt et téléologie historique, comme téléologie universelle de la Raison. Si l’on fait rétrospectivement abstraction de tout ce qui attachait encore Husserl, historiquement, à ses origines, c’est-à-dire à un certain empirisme et à un certain positivisme régnant à la fin du XIXe siècle, on s’aperçoit que, à rebours de ce qu’a fini par penser Heidegger, Husserl n’a jamais pensé, jusque dans la Krisis, que la science ne pensait pas, mais a toujours pensé, au contraire, comme on peut le vérifier à travers toute son oeuvre, que si les sciences étaient ” en crise “, c’est qu’elles s’étaient peut-être précipitées au risque de la non-pensée. De la manière la plus générale, et tel qu’il se présente par exemple dans L’origine de la géométrie, le problème de Husserl est le suivant. Depuis la constitution originaire, à même le ” monde de la vie “, le plus souvent antéprédicative, de ” formations de sens ” (Sinn-bildungen) originaires, où vit le sens dans une temporalisation/spatialisation en présence, en passant par les premiers énoncés axiomatiques qui, dans leur forme logique-prédicative, proposent déjà un certain agencement, minimal, qui permettra, comme soubassement, de mettre en forme de théorie logique cohérente les premières formations de sens originaires, de régler pour ainsi dire logiquement leur ” conquête ” comme idéalités logico-éidétiques, jusqu’aux démonstrations des théorèmes qui doivent logiquement se déduire des axiomes, autrement dit, dans ces deux passages, fort opaques et énigmatiques entre les trois niveaux qui viennent d’être distingués de l’élaboration scientifique, qu’est-ce qui se passe, et surtout, qu’est-ce qui passe, en particulier du sens d’origine de la Sinnbildung ? Question qui ne se pose que dans la mesure où, on le sait, pour Husserl, à chaque changement de niveau, à chaque saut d’un niveau à un autre – lesquels ne correspondent, cela va de soi, à aucune progressivité réelle, mais aux nécessités de l’analyse -, il y a envahissement rapide, et de plus en plus prolifique, de la Sinnbildung active par la passivité de l’opératoire-technique ou du machinal. Alors que, du premier au second, le risque du machinal apparaît dans la nécessité de fixer une fois pour toutes l’impossible univocité des sens des multiples formations de sens de la Lebenswelt, du second au troisième, il apparaît dans l’opérativité logique des déductions, qui s’indifférencie, ainsi que Kant l’avait fort bien vu, par rapport aux contenus ou aux teneurs de sens que les déductions enchaînent. Finalement, une théorie scientifique peut être lue, par là, et mise en application, de manière à peu près aussi machinale que les informations que je reçois d’une lecture distraite. Autrement dit, le gain considérable en opérativité et en technicité logiques s’accompagne d’une déperdition symbolique de sens, et c’est cela qui place les sciences ” en crise “.

Il faut savoir, en science, ce que nous faisons, et quel est le sens de ce que nous faisons. Non pas, comme on l’a cru parfois un peu hâtivement, qu’il s’agisse d’une tentative de retour à une prétendue transparence pseudo-cartésienne du sens aux opérations. Tout au contraire, les opérations nous plaçant, par l’aveuglement hors-monde et hors-sujet (le sujet humain s’y dissout) de l’opérativité eu égard au sens, face à ce qui surgit rapidement comme opaque au sens, comme contingent, bien plus qu’arbitraire, par rapport à la question du sens de ce que l’on est en train de faire, il s’agit de saisir cette contingence elle-même, comme toute autre contingence (par exemple celle du monde perçu par les sens), dans une réflexion non-déterminante quant au sens, c’est-à-dire, en termes kantiens, dans une réflexion téléologique – la téléologie ne signifie jamais, chez Husserl, la résorption finale de l’opacité en une soi-disant transparence de l’archè, mais l’ouverture d’horizons symboliques sous lesquels seulement la pensée, pouvant s’orienter, est capable de s’interroger sur ses propres contingences, de ranimer, pour ainsi dire, la Sinnbildung (et la Lebenswelt), et les jeux de sédimentations passives et inconscientes qui l’ont fait se perdre, pour reprendre la question du sens à propos des opacités livrées par l’opérativité. S’il y a une téléologie universelle de la Raison, c’est en ce sens-là, en dehors donc de toute archéo-téléologie onto-théologique, c’est-à-dire en sachant que les opacités, pour être irréductibles, n’en sont pas moins susceptibles d’être repensées comme telles quant à leur sens : l’horizon de la téléologie, Husserl insiste fortement sur ce point, est infini, non pas d’un infini mathématiquement et encore moins axiomatiquement réglé, mais d’un infini à jamais inaccessible – c’est sa nature d’horizon – dans le fini de la réflexion. Husserl sait fort bien que l’univocité, la clarté et la distinction des concepts et des procédures scientifiques sont inaccessibles, même et surtout métaphysiquement (c’est ce qui le distingue de ce qui aurait pu faire de lui un nouveau Fichte, voire un nouveau Hegel), qu’elles ne jouent donc, dans l’explicitation du sens, que comme idées régulatrices, et non pas constitutives. Dans cette perspective, Husserl nous offrirait au moins la possibilité de mettre au point l’instance critique à laquelle nous faisions allusion et qui nous permettrait, critiquement, d’appréhender, ou plutôt de réfléchir ce qu’il y a de pensée, et d’ ” éthique “, et de non-pensée, donc d’ ” an-éthique “, dans les sciences.

Toute la question reste de savoir si ce type d’interrogation est condamné à rester ” spécialisé “, donc forclos, dans le champ de l’épistémologie, ou s’il n’existe pas, pour lui, des modalités selon lesquelles il serait repris, réintégré, dans l’activité scientifique elle-même. Il faut ici être très circonspect, et se méfier, encore une fois, des apparences, surtout quand elles sont très stupidement répercutées à une échelle médiatique par des gens qui, par définition, n’y comprennent rien. Quelle est donc la situation ? Pour l’illustrer, je prendrai deux cas célèbres, celui de ce que l’on nomme les théorèmes de limitation des formalismes en mathématique, et celui du paradoxe EPR en mécanique quantique.

Dans le premier cas, et pour nous limiter aux théorèmes de Gödel et de Löwenheim-Skolem pour l’arithmétique, ce que ceux-ci montrent -je me réfère à l’œuvre de J. Ladrière -, le premier dans l’ordre syntaxique, le second dans l’ordre sémantique, quant aux possibilités de systèmes formels incluant les axiomes de l’arithmétique, c’est finalement l’impossibilité de fixer une opérativité auto-consistante qui rendrait compte à elle seule de ce qui se passe quand, tout simplement, nous effectuons les opérations arithmétiques les plus élémentaires, et cela, tout simplement, parce qu’il est logiquement impossible de caractériser complètement des ” entités ” apparemment aussi simples que les nombres naturels. À ce que Hilbert disait de la perte du paradis cantorien, on pourrait ajouter, ironiquement, que s’y perd l’enfer hilbertien. L’opérativité arithmétique est désormais à distinguer du machinal, ou, en termes peut-être plus phénoménologiques, il y a dans cette opérativité quelque chose de plus que l’opérativité, c’est-à-dire, précisément, fût-elle profondément enfouie sous le machinal, de la pensée, donc de l’ethos, donc de l’ ” éthique ” – de l’être-au-monde et de la Lebenswelt. Nous savons tous compter, les nombres sont dits naturels, et pourtant nous sommes finalement incapables de dire, précisément, avec quoi nous comptons. Et c’est cet implicite qui passe lui-même, implicitement, sans que nous puissions le réduire à du pur et simple opératoire, tout à la fois dans les machines à calculer, des plus simples aux plus complexes – dès lors ce sont toujours des hommes qui conçoivent et fabriquent les machines pour des hommes -, et dans les théories de plus en plus générales des nombres et des calculs. Ce qui est littéralement fascinant dans ces théorèmes, c’est qu’ils démontrent, par les moyens de l’opératoire, la limitation interne ou intrinsèque de l’opératoire c’est donc qu’ils procèdent à une certaine réflexion, sur le mode opératoire, de l’opératoire, et qu’ils montrent par là, très paradoxalement, à la fois dans leur démarche et dans leur résultat, qu’il y a du sens ou de la pensée dans l’opératoire, en quelque sorte, par l’absurde, par la supposition qui se démontre impossible que l’opératoire serait absolument réductible au machinique – mais aussi par l’extraordinaire inventivité qu’il a fallu pour mettre au point les démonstrations. Par là, la crise des fondements en mathématiques s’est avérée définitive, ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas possible de s’en accommoder, de relancer la recherche mathématique dans d’autres directions. C’est dire que ces théorèmes, tout en ayant une immense portée épistémologique et philosophique, appartiennent au champ mathématique, témoignent d’un ethos de la pensée humaine, et d’un souci “éthique” de rigueur et de vérité, où les projections et les rêves sont conduits à démontrer leur propre inanité, où la rencontre d’une certaine ” réalité ” logico-mathématique est poussée si loin qu’elle conduit au renoncement lucide – ce dont peu d’hommes, reconnaissons-le, sont capables, et sans aucun doute tout aussi peu dans la philosophie qu’ailleurs. En tout cas, il en ressort que la question husserlienne de ce qui se passe, et de ce qui passe, quant au sens, dans l’opérativité, reste entière. Les théorèmes de limitation démontrent en effet qu’il y a des limites intrinsèques au Gestell, que le machinal n’est qu’une dégénérescence de l’opératoire, et que la question du sens, dans sa portée la plus générale du sens de ce que l’on fait quand on calcule ou opère, ne peut par principe être réglée une fois pour toutes. Mais c’est ce qu’ont toujours su les mathématiciens pour qui il ne s’est jamais agi de s’abolir dans le machinal -cela, c’est une représentation des ignorants-, mais de comprendre ce qu’ils font et ce qu’ils cherchent sous ce qui est l’horizon symbolique de sens, très spécifique, de leur discipline. On pourrait dire, dans cette perspective, que la mathématique est une certaine institution symbolique de langage, en elle-même aussi opaque que tout autre institution, et qui ne peut ” vivre ” dans la pensée pensante des mathématiciens que si, à sa manière, elle s’articule, très spécifiquement, à la temporalisation/spatialisation en présence de langage. C’est là que s’ouvrent, au sein d’un véritable Ereignis, le projet ou la ” vision ” d’un théorème, et l’agencement de cette ” vision ” dans la forme d’une démonstration. Non pas qu’il s’agisse, par là, d’en revenir à un quelconque ” intuitionnisme “, puisque, s’il y a ” intuition “, ce n’est jamais, tout d’abord, celle d’un ” objet ” en lui-même clair et distinct, ni celle d’un procédé clair ou univoque de construction. Tout au contraire, il s’agit de comprendre comment une pré-vision, tout d’abord indécise, fuyante, et indéfinie, ne se conquiert et ne s’affermit – tout comme quand nous parlons – que quand elle se concrétise et s’articule dans le langage mathématique, qui est aussi, par son irréductibilité à l’opérativité pure et simple, toujours, pour une part, langage ” naturel ” – les tentatives contemporaines de l’éliminer totalement du ” langage mathématique ” se sont révélées infructueuses ou mutilantes. Il est vrai cependant que ce qui fait la joie du phénoménologue, l’indéterminité foncière et ultime de la pensée mathématique, fait parfois le désespoir des mathématiciens. Mais du moins ce désespoir peut-il, chez eux, car c’est inscrit dans le sens de leur discipline, céder la place au constat lucide et à l’inventivité.

Le second cas, remarquable, qui illustre la situation, est celui, en physique quantique, du paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen (EPR). Sans entrer ici dans les détails aussi subtils que complexes du débat, et encore moins dans certaines de ses répercussions fantasmagoriques, on peut dire qu’il porte la ” crise ” au cœur même de la physique dans la mesure où, de la même manière que les théorèmes de limitation démontraient l’indéterminité ultime de la pensée mathématique la plus élémentaire, il démontre, a contrario, par l’adoption d’un critère de réalité trop strict pour pouvoir être accepté par la physique quantique, l’indéterminité ultime, en cette dernière, du statut de la ” réalité “. Le paradoxe lui-même, ainsi que les débats afférents, dont on sait qu’ils ont repris récemment avec une vigueur nouvelle, montrent qu’il n’est plus possible, dans le champ quantique, de parler d’un ou d’ ” objets ” physiques, au sens de substances qui seraient le support permanent de leurs propriétés (physiques), mais de ” systèmes ” physiques, systèmes d’états dont il faut bien présupposer l’identité symbolique, mais dont les états eux-mêmes sont définis tout à la fois par la théorie et par les dispositifs de ” préparation ” des systèmes en vue de la mesure. Ce paradoxe constitutif de la théorie, qui est celui de se concevoir comme une théorie des observables devant rendre compte de la distribution statistique des observés, est, on le sait, d’avoir inclus en elle, par là, comme une sorte de pré-effet devant rendre compte des effets eux-mêmes, les dispositifs expérimentaux. Ce qu’on a appelé, selon moi bien à tort, la ” subjectivité ” de la théorie, n’est rien d’autre que la pré-intégration symbolique, dans la théorie elle-même, de nos moyens humains d’observation et de mesure, comme si ceux-ci, en une sorte de scandale, énoncé par EPR sous forme de paradoxe, pour la théorie classique, pré-déterminaient les systèmes en systèmes de tels ou tels états plutôt que de tels autres. Toute la prétendue ” action à distance ” est déjà dans cette énigme, et elle n’a l’air, faisant illusion, d’être vraie, que si l’on pense, précisément, que cette pré-détermination est réelle, a déjà eu lieu dans la réalité alors que rien encore ne semble avoir été manipulé effectivement – quand il ne s’agit, en fait, que d’une prédétermination de la théorie construite en vue de rendre compte de résultats expérimentaux que la théorie classique est incapable d’expliquer.

La situation, symptomatiquement révélée par le paradoxe EPR, est double. D’une part, en effet, il y a circularité de la théorie dans la circularité qui renvoie tautologiquement l’un à l’autre l’observable à l’observé – il y a pré-détermination de l’observable en vue de l’observé, et l’observé n’y a apparemment d’autre statut signifiant que d’être un observé prélevé sur l’observable -, si bien que la théorie semble se refermer en elle-même, se répéter en miroir, machinalement, de l’expression théorique à la pratique expérimentale et de celle-ci à celle-là, en un Gestell théorétique qui semble refléter, machinalement, un Gestell de la nature – et réciproquement. La théorie ne nous apprendrait rien d’autre que l’expérience, n’expliquerait, précisément, rien, et la pratique serait conduite, inexorablement et sans terme assignable, à être absorbée par un mimétisme théorique de plus en plus raffiné, à la mesure de la complexification des expériences. C’est bien là, en un sens, la situation actuelle de la physique, où le Gestell semble ” omnipotent “, la question du sens dissoute dans les manipulations ou les bricolages techniques et physico-mathématiques. Mais en un autre sens, ce dont EPR porte témoignage en s’efforçant de ” coincer ” le débat dans un paradoxe insoluble, c’est qu’avec la physique quantique et les relations d’indétermination de Heisenberg qui en sont, finalement, l’ultime assise théorique, se révèle une situation qui est tout bonnement incompréhensible, qui est un non-sens apparent, et ce fut le génie de Heisenberg d’avoir montré comment il était possible de s’en accommoder tout en continuant à faire de la physique. Cette situation, c’est que certaines procédures expérimentales sont mutuellement incompatibles, et que ce ” mutuellement ” met toujours en jeu ce qui apparaissait, dans les équations du formalisme hamiltonien classique, comme des ” variables conjuguées “. Dès lors, en effet, et comme en retour, il faut conclure qu’il y a quelque chose de plus dans la conjugaison classique des variables qu’un simple effet de ” construction ” mathématique : il y a une véritable énigme, dont l’incompatibilité quantique montre qu’elle se joue quelque part dans la véritable rencontre, qui n’a plus rien de circulaire, entre la théorie physique et la ” nature “. En ce sens, et malgré le risque pris de circularité symbolique, en Gestell, par la théorie quantique, celle-ci a dû s’accommoder d’un incompréhensible qui ne rentre pas dans son pouvoir d’explication, qui en demeure au dehors comme un radical dehors, auquel, sans très bien comprendre comment, et par l’artifice de l’introduction de nombres complexes dans l’écriture des crochets de Poisson, elle est en un sens bien plus strictement fidèle, parce que bien moins tautologiquement, que la physique classique. Si, par là, la théorie quantique a l’air d’être un ” machin ” théorico-pratique fort peu orthodoxe du point de vue classique, si elle a l’air de ” marcher ” à tous les coups comme un Gestell qui ne serait que la répartition mimétique du Gestell, lui-même hors sens, de la nature, si elle n’a pas l’air de penser en bricolant de manière de plus en plus astucieuse, si elle paraît donc ” an-éthique “, il ne faut jamais oublier que, par ailleurs, cette situation de véritable ” gestion ” de la crise ne s’épuise pas purement et simplement dans le non-sens, mais s’enlève, tout au contraire, sous l’horizon même de la crise, c’est-à-dire du sens même de cet incompréhensible, pour lequel toute ” explication ” en termes simplement physico-mathématiques s’est révélée vaine ou stérile. C’est dire, en d’autres mots, que peut-être pour la première fois avec la théorie quantique, la physique rencontre ses propres limites, ou, ce qui revient au même, l’extériorité radicale qui, loin de se confondre avec l’objectivité ou avec la réalité, est peut-être celle même de la ” nature “. Pas de théorie apparemment plus machinale et plus fermée sur elle-même, avec tous les risques que cela comporte d’un véritable ” dogmatisme “, voire d’une véritable ” scolastique ” quantiques, mais pas de théorie physique, non plus, qui ne soit de la sorte transie de part en part, dans sa fondation même, par la question de son sens comme sens de la rencontre qui s’effectue à chaque pas, en elle, de l’extériorité[[Ce qui ouvre, en retour, le champ d’interrogations renouvelées de la physique classique.. Il faut en conclure que, nécessairement, elle pense, sans pourtant savoir très précisément ni où ni comment elle pense ou ne pense pas. Il y a, dans sa fuite en avant actuelle, bien plus de pensée qu’on ne le soupçonne, et cela, au-delà de la simple ingéniosité. C’est peut-être la tâche des philosophes, bien plus, sans doute, que des scientifiques, de reprendre tout cela, à chaque étape, à chaque ” saut ” théorique, en le réinterrogeant quant à son sens. Ici aussi, une réflexion de style husserlien est non seulement possible mais nécessaire, dans une attention moins portée sur la mise en oeuvre ou en forme technique des problèmes, que sur le sens de la ou des questions de sens qui affleurent à même les problèmes, c’est-à-dire sur l’Ereignis qui y vacille ou y ” palpite ” sous le Gestell tout apparent, sur les sens de la Lebenswelt qui y sommeillent sous la fermeture manifeste des concepts et procédures opératoires/techniques.

Reste que si on compare la science à la métaphysique classique, qui partage au moins avec elle la visée de la connaissance – même si les méthodes censées y conduire ne sont manifestement pas les mêmes -, il est vrai qu’elle procède aussi, en un sens, du même fantasme de pratiquer l’effort de penser pour arriver, un jour, à ne plus jamais penser, à s’absorber dans la positivité d’une connaissance – certes d’un statut différent en science et en métaphysique – où la pensée se résorberait d’elle-même dans un corps doctrinal, valable pour tous les temps, parce que traduisant adéquatement ou identiquement son contenu. En ce sens, l’ ” éthique ” de la science partagerait avec l’ ” éthique ” de la métaphysique classique cette condition de ne se vivre que sous l’horizon de l’ ” an-éthique “, de la disparition de l’humain dans l’extra-humain ou l’inhumain. Nous comprendrions mieux tout ce qui a pu jouer, à l’origine, depuis le XVIIIe siècle, dans l’histoire tout d’abord emmêlée de la métaphysique moderne et des sciences modernes – et ce, sans aucun doute jusqu’au début de ce siècle quand on pense qu’avant ou pendant les ” crises ” dont nous nous faisions l’écho, il y eut, pour ainsi dire, ” fécondation ” mutuelle de l’activité épistémologique et de l’activité plus proprement scientifique – il suffit de penser à des gens comme Cantor, Frege ou Dedekind, comme Mach, Helmholtz, Boltzmann ou Poincaré, comme Einstein, Heisenberg ou Bohr pour en prendre conscience. Qu’il y ait aujourd’hui ” spécialisation ” à outrance, et reprise par la machination machinale du Gestell, ne trahit, outre l’état de crise sociale et politique, que la situation de crise des fondements, du même ordre que celle que diagnostiquait Husserl, mais sans doute encore bien plus profonde qu’il ne le soupçonnait lui-même – comme si la ” crise “, l’abîme de la fondation, étaient si profonds, à tel point dépourvus de ” fond “, que les praticiens de la science (mais aussi, il faut le reconnaître, de la philosophie) faisaient mine de l’ignorer en administrant, plus ou moins bien, sa ” gestion “.

Or cette situation n’a rien d’inexorable. C’est à nous, telle est l’exigence éthique la plus générale, d’être à la hauteur de la tâche. Cela ne se peut certes pas par un retour, qui serait ” réactif “, à une situation ” antérieure “, comme s’il était possible de ” recommencer ” notre Histoire ab ovo[[Ce serait là céder à la confusion naïve entre origine transcendantale et commencements., mais tout au contraire si nous prenons conscience, lucidement, que la crise elle-même est originaire, qu’elle est même notre lieu, et par là, celui de l’éthique elle-même, en ce que le Gestell lui-même n’est jamais une fatalité, mais une pente qu’il nous faut toujours remonter, la pente de dégénérescence de la ” rationalité ” en quelque sorte hantée par son fantôme. La dualité de la pensée et du machinal est irréductible, elle habite tout ce qui est humain, y compris donc la science et la philosophie, et la pensée absolue n’est jamais que l’horizon de sa propre mort en laquelle la pensée se retournerait ou se résorberait en ” fonctionnement ” machinal, en automate de ” pensée “. Telle est la profondeur de la leçon husserlienne que contre cette apparente inexorabilité de la mort, où la pensée reposerait enfin en se reposant, l’éthique, qui est celle de la responsabilité quant au sens, ouvre toujours, tout à la fois, sur le ” monde de la vie ” et sur l’horizon infini de la téléologie du sens pour lui-même et en vue de lui-même. Si nous sommes des hommes, et non pas des machins plus ou moins compliqués, agencés pour recevoir, absorber (consommer) et émettre des signaux, c’est que nous nous posons toujours, peu ou prou, la question du sens de ce qui se fait et de ce que nous faisons. Que ce sens ne soit pas résorbable en une signification unique et totale qui l’annihilerait du fait même, c’est, je le crois, ce que nous sommes en train de découvrir et où nous avons au moins une chance de ” recouvrer nos esprits “. En science comme en philosophie, en art comme en politique, en matière religieuse comme en matière métaphysique.

Cela signifie peut-être aussi, ultimement, qu’il faut nous ” garder ” de ” l’erreur ” de Heidegger, qui fut sans doute, dans le grandiose effort qui fut le sien de côtoyer l’abîme, de tendre à confondre question du sens et question de la vérité – celle-ci fût conçue comme dévoilement de ce qui se voile ou se cèle originairement – : être homme en tant qu’être l’être porté par la question du sens, ce n’est pas tout simplement, même si c’est cela aussi, être-vrai au sens de se dévoiler au lieu de la question de l’Être, mais c’est au moins tout autant garder, à distance, depuis la distance de l’abîme, ce qui, irréductiblement, ne se ramène pas aux jeux du cèlement/décèlement, parce qu’il fait, tout autant, l’infini d’un ou de sens insondables qui ne se réduisent pas au sens d’être, qui excèdent tout ce qui peut en revenir comme sens d’être. Un tout autre horizon s’ouvre à la pensée et à la modernité, à considérer ce qui, de la sorte et tout à la fois, fait vivre le sens et le menace de mort, fait du sens autre chose aussi que de l’Être qui se fait, rend l’homme à la réflexion infinie de sa contingence. Le tout est toujours de prendre le Gestell en tant que contingence et non pas en tant que nécessité contingence dont la ” légalité ” jamais donnée, pour parler comme Kant, est l’amorce du sens en tant qu’amorce de la téléologie. S’il y a, comme dit Husserl, une téléologie de la Raison, c’est, non pas au sens d’un ” processus ” rationnellement finalisé, mais au sens où la pensée n’existe sans doute comme Raison que dans la téléologie, dans la distance ou l’écart entre ses opérations et ses horizons. Par là, on l’aura compris, il y a de la pensée dans la science, et il y a une ” éthique ” de la science, dont le mode de manifestation devient moins intraitable qu’il n’y paraissait. Il y a, autrement dit, en elle, une sorte d’appel à l’inconnu et à l’insaisissable, dont il nous faut, aujourd’hui plus que jamais, nous montrer dignes, dans la rigueur et la lucidité. Et si la Raison n’est que sous son horizon, cela signifie que l’inconnu n’est pas appelé, un jour, à se résorber dans le connu, ni que l’insaisissable doive être un jour, réduit à du saisi, mais que l’inconnu est un inconnaissable – le dehors de la connaissance qui la fait vivre symboliquement avec son sens – et l’insaisissable un radicalement insaisissable. Qui osera dire, aujourd’hui, dans quelque hybris qui serait l’ombre de l’hybris heideggerienne, que l’inconnaissable et le radicalement insaisissable, ce qu’il y a d’insondable dans le sens et dans les sens, soit ” réductible ” à l’Être ? Et en science plus qu’ailleurs puisque, précisément, ce qui la distingue de la métaphysique, c’est de ne pas s’interroger sur ce qui fait l’être des êtres, c’est, si l’expression est possible, sa ” désontologisation ” du monde ? Toute la question serait dès lors : ” désontologiser ” le monde, et le ” monde de la vie “, est-ce pour autant se mettre ” hors-monde “, et se soumettre, ipso facto, au joug omnipotent du Gestell ? N’y a-t-il pas bien plus d’amorces (et d’éclipses) de sens que ne peut en ” rêver ” la philosophie, et cela, sans que tout ce qui aurait ainsi sens hors de la philosophie soit dès lors eo ipso hors-monde ? N’est-ce pas la richesse originelle de la phénoménologie, telle qu’elle s’est initiée avec Husserl, de poser la question de la phénoménalité du monde et de la ” vie ” en excès sur la question de l’être ? Ce qui manque le plus cruellement à Heidegger n’est-il pas une problématique de l’infini ? Et donc la mise en forme de question du rapport entre philosophie et non-philosophie ? Pour nous montrer dignes de la tâche, reconnaissons au moins, pour commencer, comme philosophes, que la philosophie n’est pas non plus le tout, du moins, le présumé tout, inassignable, du sens. Pour être et vivre au monde, peut-être faut-il aussi, d’une certaine façon, l’étrange réminiscence et l’étrange prémonition de son dehors, comme d’une absence radicale, inhabitée et inhabitable, unheimlich, sous l’horizon de laquelle nous venons à ” vivre ” dans la présence, c’est-à-dire aussi dans la précarité, où l’humilité doit prendre le pas sur cette sorte d’orgueil sous-jacent à la froide résolution heideggerienne. Peut-être est-ce là toute l’énigme de notre condition, de notre ethos. En tout cas, au-delà des bords du monde et plus profondément que ses entrailles, il y a ” autre chose ” que du Gestell, et qui fait peut-être, énigmatiquement, le sens ou l’ ” éthique ” de la science, de cette passion aux limites des limites, où surgissent les monstres. Tout revient peut-être, finalement, à ne pas faire de cette passion bien moderne de l’inhumain quelque chose d’humain, trop humain, à ne pas retourner contre nous-mêmes cette hybris que les Grecs avaient pressentie et contre laquelle ils se sont plus ou moins bien protégés. Quand à nous, modernes, nous sommes trop près de l’abîme pour que la protection ne se retourne pas aussitôt en destruction, en ” administration ” machinale et parfois machinique, de l’abîme. Il faut désormais ruser avec les ruses de la ” protection ” dont font partie les ruses des ” prédateurs “, de ceux qui gèrent complaisamment nos fuites et nos démissions devant l’abîme en flattant nos faiblesses. Il n’est plus temps de reculer, ni d’avancer à l’aveugle. Il est temps d’être lucide. Tâche elle-même infinie, sens infini, sous l’horizon duquel, seul, prend sens notre finitude, notre fragilité, notre humanité.