Dossier philosophique: Stanley Cavell

Silences, Bruits, Voix

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A quoi pouvais-je bien penser, il y a quelques mois, lorsqu’en réponse à la demande d’un titre pour mes remarques de ce soir, j’ai proposé ces mots : « Silences Bruits Voix » ? M’imaginant l’occasion où j’allais voir publié en français mon livre The Claim of Reason / Les Voix de la raison, j’ai sans doute dû vouloir commémorer l’élaboration douloureuse des détails dans ce texte qui balise la géographie traîtresse au milieu de laquelle l’urgence humaine doit trouver son intelligibilité ; et la gratitude que je ressentais d’en avoir l’occasion a dû aggraver ma perception d’un danger, étant donnée la présence de mon maître J.L. Austin, et du second Wittgenstein, dans un texte qui élargit et prolonge leur obsession des efforts chroniques de la philosophie pour neutraliser les contextes des énonciations humaines, en quelque sorte pour leur conserver leur pureté. Car les nations ne sont-elles pas, ou ne restent-elles pas, des contextes ? Un texte en traduction a la chance d’une vie nouvelle. Un discours de remerciement pour une telle chance n’a que son instant présent pour dire merci de cette nouvelle vie. Quelles sont les chances que l’on rende justice à un tel instant ?
En considérant mes trois mots – Silences Bruits Voix – à cette distance, au moment de fixer sur le papier mes pensées pour cette occasion, j’ai la sensation qu’ils nomment les préoccupations perceptuelles d’un enfant dans une maison hantée. Peut-être est-ce là une résonance que j’ai voulue depuis le début, puisque ce n’est pas une mauvaise façon de décrire un des registres de l’expérience de Thoreau à Walden, qui n’est pas la peur de ce qui l’entoure mais le sentiment de l’étrangeté et de la morbidité de la manière dont ses compatriotes de Concord habitent leur petite ville ; ni de rendre l’expérience que fait Emerson de ce qu’il appelle notre « chagrin » en réaction à « chaque mot qu’ils disent », ce qui revient à affirmer que, dans la crainte qu’ils ont de leurs paroles, ses voisins passent à côté de la découverte de leur existence, et que l’on peut donc en dire qu’ils hantent le monde. (Cétait en tout cas ce que je revendiquais pour les mots d’Emerson quand il émergea pour moi, la première fois, comme philosophe ; l’année même de la publication de The Claim of Reason.)
Je rappelais aussi certainement des occurrences spécifiques de bruits dans mon livre, comme lorsque l’insatisfaction permanente de la philosophie traditionnelle de la connaissance (associée pourtant à ses tentatives d’éviter l’impulsion sceptique) y est justifiée par la remarque : « Ce ne sont pas simplement des bruits dans l’air », qui est un commentaire sur la responsabilité qu’a l’être humain pour chaque particule, chaque corpuscule de son expérience. Et je voulais rappeler le passage des Recherches philosophiques de Wittgenstein où il met en scène cette morale en sollicitant l’image ou le souvenir d’un bruit que nous pourrions produire :

Quelle raison avons-nous d’appeler « S » le signe d’une sensation ? Car « sensation » est un mot de notre langage commun, et non pas d’un langage qui est intelligible de moi seul. L’usage de ce mot a ainsi besoin d’une justification comprise de tout le monde. – Et ce ne serait pas non plus une solution de dire qu’il n’est pas obligé que ce soit une sensation ; que lorsqu’il écrit « S », il a quelque chose – et que c’est tout ce qu’on peut dire. « A » et « quelque chose » appartiennent aussi à notre langage commun. – De sorte qu’en fin de compte quand nous philosophons, nous en arrivons au point où nous aimerions n’émettre qu’un son inarticulé. – Mais un son de ce genre n’est une expression que tel qu’il se produit dans un jeu de langage particulier, qu’il faudrait décrire à présent. (§ 261)

Difficile de trouver de la part de Wittgenstein plus forte indication qu’il reconnaît la dominance du signifiant. Même l’expression de l’absence d’articulation philosophique, quand j’en suis réduit à produire un bruit, est soumise à sa loi.
Et je connais d’autres bruits que j’ai dû avoir en tête – par exemple les bruits au grenier que l’héroïne refuse de nommer dans Hantise/Gaslight, et qui sont ainsi la cause et la conséquence de la perte – qui conduit droit à la folie – de toute parole, de tout désir qui lui soit propre ; et les bruits que la femme entend proférer par son mari la nuit dans Madame porte la culotte/Adam’s Rib, et dont elle veut bien, elle, nommer l’interprétation, qui l’amène à le faire passer devant le tribunal.
Mais j’ai dû sans doute vouloir que les mots dans mon titre évoquent le tout premier essai dans lequel je décris l’expérience de ma rencontre des Recherches philosophiques, et où je caractérise ses dialogues presque incessants comme intervenant (au minimum) entre deux voix, définies par moi comme la voix de la tentation et la voix de la correction, ce qui a, selon moi, deux implications constantes : la première, que puisque les deux voix sont celles de Wittgenstein, aucune des deux n’est (exclusivement) la sienne ; et, la seconde, qu’il y a un au-delà de ces voix, un avant et un après, qu’occupent dans la prose de Wittgenstein des paraboles, des paradoxes, des rêves éveillés, des aphorismes, et ainsi de suite, qui ni maintenant ni alors ne me paraissent exprimer des voix identifiables, mais qu’alors je ne savais pas caractériser davantage. Cet essai que j’ai écrit formait l’Introduction de ce qui était alors ma thèse de doctorat et qui, seize ans après avoir été soutenue pour l’obtention du diplôme, a été, dans certaines de ses grandes parties, remaniée dans sa configuration tandis qu’une bonne part de ce qui restait était mise en pièces pour en sauver quelques éléments irremplaçables, le tout devenant environ la moitié de ce qui est paru comme The Claim of Reason.
J’abandonnai l’Introduction d’origine qui dut être remplacée par la description, justement, de cet au-delà des voix, du lieu, pour ainsi dire, d’où elles naissent. Dans les cours sur Wittgenstein que j’avais commencé de donner à l’époque où je rédigeais ma thèse, je caractérisais ce sentiment d’origine comme exprimé dans la reconnaissance que la philosophie ne parle pas la première, qu’elle garde le silence, que sa vertu essentielle n’est pas l’assertivité (puisqu’elle n’a pas d’information propre à délivrer) mais la capacité de réponse, d’être éveillée quad tous les autres sont endormis. Par exemple, les Recherches commencent par les mots d’un autre, par la description qu’offre Saint Augustin de ce qui est, en effet, le silence de l’enfant, qui erre au milieu de ses aînés dont il est voué à adopter les pouvoirs d’expression, ce qu’il cherche à faire aveuglément. Lorsque j’en vins il y a quelques années à publier mes notes préparatoires pour ces cours, essentiellement ceux qui concernent les moments initiaux des Recherches, j’expliquai que je ne les avais pas insérées, comme j’en avais eu le projet, dans The Claim of Reason sous la forme d’une nouvelle introduction pour le motif que le livre était déjà trop long. J’aurais pu dire que si je ne l’avais pas fait, c’était parce que je n’étais pas encore parvenu à comprendre l’autre silence (s’il est bien autre) à l’autre pôle de l’au-delà de la voix dans les Recherches, le silence qui n’est pas celui d’où naît la philosophie, mais celui dans lequel se terminent selon Wittgenstein les problèmes philosophiques.
Wittgenstein fait allusion à cette fin de la philosophie comme à l’aboutissement à, ou à la construction de, une présentation transparente, chose qui, affirme-t-il, rend la perception de la forme dans laquelle il place son activité philosophique. Cette arrivée à une présentation transparente, Wittgenstein l’applique, de façon caractéristique, au travail de démonstration mathématique ; il ne l’applique au travail des Recherches dans leur ensemble qu’une seule fois. Et ce n’est que depuis un ou deux ans que j’ai pu formuler, d’une manière satisfaisante pour moi, comment le concept de transparence ne s’applique pas plus précisément à l’interprétation wittgensteinienne du mathématique qu’à son usage de l’aphoristique – autrement dit, aux passages les plus évidemment littéraires des Recherches – par exemple, quand le travail se décrit comme montrant à la mouche comment sortir du bocal, ou qu’il parle du corps humain comme étant la meilleure image de l’âme humaine.
Mais ce ne saurait guère être mon incapacité à mettre en rapport de façon satisfaisante les silences qui entourent la philosophie qui m’empêcha d’entamer le sujet à l’époque où j’essayais de me débarrasser de mon Claim of Reason. Il semble qu’il ait fallu attendre le contexte de mon intervention en France pour la production d’une explication plus véridique. Je me demande si je vais pouvoir dire brièvement comment je vois ce point.
Le silence dans lequel commence la philosophie est la reconnaissance du fait que je suis perdu à moi-même, chose que le texte de Wittgenstein désigne comme la vacuité de mes mots, mon désir de leur vide, ou mon acharnement à ce qu’ils le soient, à vouloir qu’ils fassent ce que des paroles humaines ne sauraient faire. Je lis cette déception par les mots comme une fonction du désir humain de nier toute responsabilité pour la parole. Le silence dans lequel finit la philosophie est l’acceptation de la vie de paroles de l’homme, du fait que je me révèle et me dissimule dans chaque mot que je prononce, que, lorsque j’ai trouvé le mot que j’avais perdu, autrement dit déplacé loin de moi, il dépendra de moi de reconnaître ma réorientation (Wittgenstein décrit le travail de la philosophie comme de devoir retourner notre quête, comme si la réalité était derrière nous), que j’ai dit ce que j’avais à dire, que ce bout de terrain gagné sur l’insatisfaction est tout le terrain que je puisse avoir, que je suis exposé, à découvert, dans ma finitude, sans justification. (Une des manières dont Wittgenstein dit cela est : « Les justifications arrivent à leur fin ».) Que la fin de la philosophie survienne ici comme une ponctuation à l’intérieur de la philosophie, qu’elle ne soit dictée ni par la conclusion d’une démonstration ni d’un système, qu’il soit donné à la philosophie une forme de repos aussi peu capitale (et Wittgenstein proclame qu’il s’enorgueillit à l’extrême de donner un tel repos à la philosophie), voilà les nouvelles que les lecteurs de Wittgenstein ont le plus de mal à accepter. Ce qui exprime ces nouvelles, c’est son affirmation que la philosophie n’a pas de lieu pour avancer des thèses. Ce qu’il y a de difficile dans ces nouvelles, c’est que me trouver à la fin de mes mots me fait l’effet d’être à la fin de ma vie, exposé à la mort.
C’est tout récemment, l’été dernier à Paris, que j’ai remarqué, en réponse à la demande que je décrive l’intérêt que je prenais aux Recherches philosophiques, que si l’on prend comme critère approximatif les 693 divisions de la première partie, qui est aussi la plus longue, des Recherches, la philosophie y arrive à sa fin 693 fois. J’avais relevé ce fait en d’autres occasions, avec des motifs divers. Mais cette fois-ci, je me suis trouvé ajoutant que ses fins sont autant de morts pour autant de questions dont la ferveur a abouti au néant, un néant que Wittgenstein appelle l’ordinaire ; c’est un champ que nous n’avons jamais occupé. Si nous pouvons dire -je continue à me citer – que Wittgenstein est là en train de découvrir que la philosophie, c’est apprendre à mourir, apprendre mon existence séparée, alors nous pouvons dire qu’arriver à l’ordinaire, c’est l’apprentissage, qui va de pair, du caractère commun de notre humanité. En réunissant ces pensées, il semblait juste de dire que dans la philosophie du langage ordinaire, l’ordinaire est la scène de la reconnaissance de notre propre mort. Il semble que dire une telle chose pour la première fois soit un condition pour la savoir.
Pourquoi a-t-il été nécessaire, selon toute apparence, que je quitte mon pays pour dire et savoir cela ? Qu’y a-t-il là d’indicible chez soi, comme si ce qui là imposait le silence, ce n’était pas seulement la peur d’être illogique mais celle d’être inconvenant. En trouvant le soulagement incommensurable de la traduction, ai-je trouvé une autre patrie, ou une patrie plus vraie ?
La lecture du compte rendu des Voix de la raison dans Le Monde m’apprend que certains de mes collègues américains parlent de moi comme d’un philosophe « continental ». Ce que j’entends, en partie, par le « soulagement » inhérent à la traduction, c’est d’être reçu en Europe comme philosophe américain. Le soulagement ne réside pas dans l’adéquation de l’une ou l’autre de ces caractérisations, mais dans le fait de leur conflit, qui confirme ma conviction que mon rôle est d’appuyer, là où je le peux, sur la fracture dans l’esprit philosophique. C’est là une certitude que j’ai eue sur moi-même, au moins depuis le moment où je me suis rendu compte que la définition chez Heidegger de la tâche de l’homme comme d’habiter, de trouver un chez soi, est intimement contredite par Thoreau, qui définit radicalement cette tâche comme celle du départ de chez soi, ce qu’Emerson appelle un abandon, aux deux sens de céder et de partir.
Dans un de mes derniers livres, A Pitch of Philosophy, je caractérise cette fracture par l’affirmation que pour Wittgenstein – à la différence du cas de Heidegger et de son sillage, et d’ailleurs à la différence aussi du cas de John Dewey – il n’y a pas d’ordre providentiel permanent de la philosophie disant que la philosophie aujourd’hui, ou ce qui a remplacé la philosophie, doive triompher. Tout se passe comme si Wittgenstein sentait que dans la professionnalisation moderne de la philosophie, ce qu’il y a d’illusoire en elle tombera de soi-même. Le problème pour la philosophie demeure ce qu’il était depuis le début, la menace de la pensée humaine de se dévoyer, de s’exempter du besoin d’intelligibilité humaine, de se torturer avec des ombres de son langage, de nier le monde plutôt que de reconnaître son étrangeté dans le monde, de nier qu’elle ait une part à ses oeuvres, qu’elle s’intéresse à ses propres concepts, bref de s’affoler d’ennui.
Je suppose que ma manière préférée de résumer la fracture de la philosophie a été d’en appeler à ce que j’appelle les deux mythes de la lecture philosophique, autrement dit, de la préparation intellectuelle à l’écriture de la philosophie. Dans un de ces mythes, le philosophe part du stade où il a tout lu et où il connaît tout ; dans l’autre, de celui où il n’a rien lu et où il ne connaît rien. Peut-être cette dualité est-elle préfigurée dans la division entre l’écriture de Platon et la parole de Socrate, mais elle est illustrée dans notre siècle d’une manière assez pure si l’on contraste l’ceuvre de Heidegger, qui postule la parade des grands noms de l’histoire de la philosophie occidentale, et celle de Wittgenstein, qui trouve peut-être moyen de mentionner une demi-douzaine de noms, mais alors seulement pour identifier une remarque qu’il se trouve avoir rencontrée et qui ne semble tirer son importance philosophique que du fait qu’il est en train d’y penser. Commune aux deux mythes est l’idée que la philosophie ne commence que quand il n’y a plus de textes à lire, quand la vérité que nous cherchons a été déjà manquée, évitée. Dans le mythe de la totalité, la philosophie ne s’est pas encore trouvée – tant qu’elle ne nous a pas au moins trouvés, nous ; dans le mythe de la page blanche, la philosophie s’est perdue dans sa première déclaration.
Où cela nous laisse-t-il, nous qui connaissons la vérité, que nous n’avons ni rien lu ni tout lu ? Ou bien pouvons-nous mettre cela en question ? Nous pourrions considérer ce qu’il en semble à l’Emerson de « Confiance en soi » et au Thoreau du chapitre intitulé « Lire » dans Walden, eux qui apparemment jugent que pour l’essentiel nous n’avons pas commencé à lire, et qu’il n’y a rien dans les livres existants qu’il soit nécessaire de lire.
Mais je disais, ou je demandais pourquoi dans l’ordre philosophique dominant du monde philosophique anglophone, il serait inconvenant de parler en termes spontanés, par exemple avec des mots non-théoriques, de la présence de la mort dans la parole. Si la philosophie doit se préoccuper des questions de ce qui peut et ne peut pas être dit, elle ne doit pas reculer devant des déclarations qu’il est simplement inconvenant de prononcer.
Cela aidera à formuler cette question si nous distinguons ce qui est inconvenant de ce qui est malséant. Des deux côtés de l’Atlantique, le malséant a reçu sa part d’attention, dans la mise en cause et dans l’affirmation de la quête de la pureté, disons de la maîtrise de soi, par la philosophie, et de son autorisation par ces qualités. Nous pourrions dire que l’inconvenant parle plutôt de l’en-dehors de cette quête, de la demande collective de règles, que soit évité ce qui n’est pas comme il faut. Depuis le début, mon écriture a été accusée de ces deux péchés. En tout cas, c’est ainsi que je comprends l’accusation qui est le plus communément portée contre mon écriture par les philosophes de mon voisinage philosophique qui la désapprouvent, soit l’accusation de complaisance, que certains ont pu formuler en parlant de nombrilisme. Le sentiment du manque de dignité ou de l’impureté de ma manière n’aurait été que renforcé si j’avais suggéré un diagnostic à ces accusations. Je n’ai pas en tout cas été porté à le faire. Mais ici, dans la confiance que la traduction apporte au sentiment d’être compris, dans le triomphe qu’elle remporte sur ses impossibilités, je veux inscrire mon sentiment des enjeux philosophiques que comporte cette double accusation.
A mon sens, cette perception d’une impureté ou d’une malséance est le déplacement sur mon écriture du sentiment que faire appel au caractère ordinaire des mots, autrement dit la démonstration de notre investissement dans les mots, est philosophiquement malséant. Puisque c’est une des causes des rejets sommaires auxquels s’exposent de manière récurrente aussi bien le second Wittgenstein que la plus grande partie de l’oeuvre d’Austin, je n’ajouterai rien ici à ce que j’ai dit ailleurs sur ce point, ni d’ailleurs de son rapport avec la fuite chronique de la philosophie loin de l’ordinaire. Reste à situer la perception jumelle d’un manque de dignité. Je crois que c’est ce qui se manifeste dans l’attention répétée qu’accordent les comptes rendus hostiles de The Claim of Reason à sa première phrase, où il est affirmé à chaque fois que cette phrase fait plus de deux cents mots. Imaginez les critiques qui chaque fois se donnent la peine de compter ces mots et de vérifier l’ampleur de la transgression. Pourquoi une chose aussi simple cause-t-elle un tel désarroi ? Je puis songer à plusieurs raisons qui auraient pu faire que je veuille commencer mon livre par une phrase sur les commencements qui dramatise, bien évidemment, un problème qui concerne les commencements philosophiques et donc les fins philosophiques. Et je puis imaginer que cela même est une chose qui paraîtra peut-être non nécessaire à une sensibilité philosophique différente, ou bien impertinente, ou bien ostentatoire. Mais pourquoi donc scandaleuse ?
Considérez que la réponse que fait Wittgenstein au passage de Saint Augustin par lequel il ouvre les Recherches philosophiques avoue, avec un ton de non assertivité et d’indécision qui lui est inhabituel, qu’« il lui semble » que « ces paroles [de Saint Augustin nous donnent une image de l’essence du langage humain. C’est celle-ci : les mots individuels du langage nomment des objets – les phrases sont des combinaisons de ces noms. » Mais cette image est donnée par la première des trois phrases de Saint Augustin qui sont citées : « Quand ils (mes aînés) nommaient un objet, et qu’ils faisaient un geste vers une chose, je le voyais et je saisissais que la chose était appelée par le son qu’ils émettaient quand ils entendaient la désigner. » La dernière phrase donne, elle, une autre image, qui est également commentée dans toutes les Recherches : « Ainsi, en entendant des mots qui étaient employés de manière répétée dans diverses phrases en lieu convenable, j’appris progressivement à comprendre quels objets ils signifiaient ; et après avoir exercé ma bouche à former ces signes, je les utilisai pour exprimer mes propres désirs. » Cette image associée – touchant l’expression de mes propres désirs – est floue, ou plutôt ambiguë : elle pourrait suggérer qu’exprimer mes propres désirs, c’est indiquer quels objets je désire (et il pourra s’agir ou non de ceux que mes aînés désiraient) ; ou bien elle pourrait suggérer que ma prise de possession du langage signifie que chacune de mes déclarations convenbles indique mon désir, comme un signe ou un signal ; que mon langage, comme l’esprit et le corps où il trouve son origine, ou qui y ont leur origine, devient dans son ensemble un champ d’expression. Comme le dit Freud du genre humain : « Nul mortel ne peut tenir un secret. Si ses lèvres sont muettes, il bavarde avec le bout de ses doigts ; il suinte la divulgation par tous ses pores » (« Fragment d’analyse d’un cas d’hystérie », dans Cinq psychanalyses). Emerson formule une révélation comparable en faisant de nous des victimes de l’expression. Cet aveu de la sujétion radicale de l’humain au langage est en contradiction dans le texte des Recherches avec le désir qu’a la philosophie de se dérober à ce qui lui apparaît l’arbitraire radical de notre langage donné, comme s’il avait besoin de réparations logiques.
Or je pourrais dire que ma façon d’imprimer en moi-même, ou disons en mon lecteur, cet assujettissement de l’homme aux mots ainsi que sa déception par les mots, est une volonté pour mon écriture de reconnaître, dans chacun de ses mots si possible, qu’elle ne sait pas tout ce qu’elle sait. Il pourra sembler que c’est là un terrible aveu dans la bouche d’un philosophe, et c’est là que, si je comprends bien, l’accusation de manquer de dignité correspond à ce que je fais. Mais je crois qu’elle correspond moins au léger manque de dignité de mon ton qu’au sens aigu de compréhension que le manque de dignité m’inspire, jusqu’à l’appeler de mes voeux. Je suppose qu’il ne saurait y avoir, dans ce domaine, de compréhension philosophique sans que la philosophie reconnaisse l’existence de la psychanalyse, non pas en tant qu’elle pose un problème pour la philosophie des sciences, mais en tant que concurrent intellectuel dans le placement de la raison. En philosophie, je dois reconnaître l’arrogance avec laquelle je m’arroge le droit de parler de manière universelle, pour tous les autres possesseurs du langage ; en psychanalyse, je dois reconnaître la honte que je ne parle même pas pour moi.
Je terminerai donc sur deux passages, le premier emprunté à un psychanalyste, Lacan, le second aux Recherches philosophiques de Wittgenstein.
Dans un texte de 1955 – l’année où Austin est venu à Harvard pour prononcer dans le cadre des « William James Lectures », le texte édité ensuite sous le titre Quand dire, c’est faire, ainsi que pour donner deux séminaires de doctorat et un troisième réservé aux enseignants, avec pour résultat ma décision de renoncer à mes projets d’une thèse à laquelle je ne croyais pas ainsi qu’à d’autres projets qui m’auraient fait quitter le champ philosophique – « La chose freudienne », Lacan consacre une partie à une investigation du sujet de la parole, investigation qu’il attribue au discours d’un bureau. Je tire au moins de cet exemple la morale suivante : Même chez les psychanalystes, il en est qui ne savent pas ce que veut dire le fait que certaines choses parlent, qu’il y a des sujets ; leur traitement (et leur théorie) de ce qui leur est dit fantasme une source du discours qui a à peu près la cohérence d’un article de mobilier.
Vers le milieu des Recherches, Wittgenstein commence une division en citant l’affirmation extravagante : « La chaise se parle à elle-même » qu’il fait suivre par les marques d’un long silence, puis par l’explosion : « OÙ ? Dans l’une de ses parties ? Ou en dehors de son corps ? Ou bien nulle part ? Mais alors quelle est la différence entre cette chaise qui se dit quelque chose à elle-même et une autre qui fait la même chose à côté d’elle ? – Mais alors qu’en est-il dans le cas de l’homme ; où se dit-il, lui, des choses à lui-même ? Comment se fait-il que cette question semble dépourvue de sens… ? (§ 361) J’en tire l’autre morale Dans notre désir désespéré de clôture, d’ordre ou de sublime dans nos concepts – dans la déception que nous cause l’application de nos critères – nous demandons aux critères de convenir ou d’aller où ils ne sont pas aptes à aller et donc de renoncer, pour ainsi dire, à leur intelligence. Nous pouvons arriver à une position philosophique depuis laquelle il semble que, pour fonder l’application du concept d’autrui pensant pour lui-même, il faille être capable de situer le lieu de cette pensée. Alors imaginez que vous appliquez ce concept à une chaise et vous pourrez changer une absurdité déguisée en absurdité patente.
Evidemment, il y a plus d’une forme de conduite d’échec chez l’homme, plus d’une forme de tentation de vacuité dans nos aspirations, de distorsion ou de négligence dans notre expérience des choses. Tant qu’on ne montrera pas qu’il existe une forme générale prise par toute folie humaine, nous ne pouvons prendre le risque de nous passer d’aucun domaine qui puisse nous donner un point de vue sur elle.
En rédigeant ces quelques remarques, je m’étais demandé pourquoi j’en étais venu à des réflexions sur le tragique de l’expérience humaine, et sur la demande inhérente à la philosophie, et donc, je suppose, à tout travail sérieux d’écriture, d’incorporer la mort à ses réflexions (pas toujours explicitement, bien sûr). On dirait que j’ai répondu que la parution de mon Claim of Reason en français était, pour mon travail, un signe de vie si heureux qu’il en est effrayant.

Traduit de l’anglais par Christian FOURNIER, Sandra LAUGIER