Les Inrockuptibles n°459 – Du 15 au 21 Septembre 2004 Entretien avec Jade Lindgaard

Toni Negri – La multitude, c’est un concept qui désigne l’ensemble des gens qui produisent le monde. Produire le monde, c’est participer à la Cité, à travers la production, le travail. Dans le concept de multitude, il y a cette idée qu’aujourd’hui la production, la richesse, les biens ne sont pas seulement produits par le travail mais par la relation, le désir, le langage, la connaissance… le travail immatériel. Dans ce livre, nous essayons de donner une base très matérielle au concept de travail immatériel et de montrer que, même dans le travail matériel, toute une série d’éléments immatériels sont présents. Dans toute la philosophie politique du début de la modernité, de Hobbes à Descartes, jusqu’à Hegel, on trouvait le terme “multitude”, mais souvent réduit à la plèbe, le vulgaire, ce qui n’a pas de forme. La multitude était un élément négatif. Spinoza le transforme en terme créatif. Il conçoit l’idée de multitude comme la possibilité de ce qu’il appelle “la démocratie absolue”. En développant ce concept, il reprend quelque chose déjà présent chez Machiavel, qui considère qu’on ne peut pas parler de politique s’il n’y a pas de tumulte, c’est-à-dire une forme dans laquelle les puissances princières, plus ou moins étatiques, et la multitude des citoyens,s’affrontent. C’est une référence aux travailleurs de la ville de Florence, les ciompi, protagonistes d’une grande révolte populaire à la fin du XIVe siècle. Nous considérons aujourd’hui que la modification du travail et des formes de vie donne à la multitude des capacités d’expression directe, immédiate. On nous a dit que, dans Empire, nous négligions l’Etat-nation. C’est vrai, mais c’est aussi faux car personne n’est suffisamment imbécile pour penser qu’aujourd’hui les transformations ne se produisent pas en Espagne, en Argentine, en Irak… Ce que nous disons, simplement, c’est que la nation n’est pas capable de résoudre les problèmes de la multitude.

JL : Vous expliquez que la multitude se distingue du peuple, des masses et de la classe ouvrière. Est-ce un nouveau prolétariat ?
TN : Le concept de prolétariat est un peu négatif. Il est ambigu. Même s’il est le concept de base de la production de valeurs, c’est un concept informe. On parle de dictature parce que le concept de prolétariat devient purement anarchiste s’il n’est pas lié à un concept d’avant-garde. La multitude constitue un réseau dans lequel les rapports entres les fonctions des uns et des autres sont fondamentaux pour la vie sociale. Le pouvoir a besoin de la multitude. Mais la multitude est bloquée par le pouvoir. Comme pour la classe ouvrière à la fin du XVIIIe siècle, comme disait l’abbé Sieyès du Tiers-Etat, “Nous sommes tout et nous n’avons rien.” Quel type de sujet politique est la multitude ? C’est le grand problème. C’est aussi celui de l’espace, du temps dans lequel ce sujet s’exprime. Nous vivons aujourd’hui un passage de régime ; les formes de démocratie sont toujours plus larges, et pour cette raison toujours plus opprimées, comprimées, bloquées. La subjectivité de la multitude est en train de se former.

JL : Où est cette multitude ? Existe-t-elle ?

TN : Il y a des exemples formidables : les mouvements contre la guerre, qui ont traversé la société en essayant de reprendre le pouvoir fondamental de l’Etat, qui est celui de faire la guerre. En Espagne par exemple, après l’attentat du il Mars, les gens ont formé d’une manière autonome des réseaux qui ont modifié l’horizon politique. Comme une Commune de Madrid. En Argentine, en 2001, différentes couches sociales ont réussi à s’organiser ensemble, en demandant : “! Que se vayan todos !” (“Qu’ils s’en aillent tous !”), “On en a assez de la représentation”. Ce n’était pas quelque chose d’anarchique, d’insurrectionnel. Ce n’était pas la fin d’une structuration du pouvoir, mais la possibilité de lui donner une forme d’absolu démocratique. C’est aussi les luttes de 1995 et 1996 à Paris qui n’ont pas été engagées par les cheminots de la RATP pour défendre leurs seuls intérêts corporatistes, mais ont impliqué les citoyens dans leur ensemble, qui ont voulu agir contre le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale. On touchait à quelque chose qui faisait partie de leur vie. C’est l’idée du commun, à côté de l’habituelle distinction privé-public. C’est aussi une critique de l’économie politique. Le privé nie cet élément commun, qui est à la base de tout ce qu’on produit : cette structure qui touche à la citoyenneté, à la société, à ses mouvements, son niveau d’éducation, son niveau d’espérance de vie, son organisation interne, le dialogue, l’originalité du langage… toutes choses indispensables à la création de richesse.
Aujourd’hui, on a besoin de grands moyens que seul l’Etat-nation, le public, peut fournir. Mais on a tout autant besoin de l’invention fournie par la capacité des singularités à se mettre en jeu. Cela ne signifie pas que je suis en faveur de la privatisation de la santé publique ou de l’énergie. Mais je suis convaincu qu’on peut et qu’on doit travailler pour transformer ces grandes réalités publiques en des réalités communes. Le “public” n’est pas en soi démocratique. C’est la démocratie du capitalisme.

JL : Cette notion si vaste de multitude, Al Qaeda pourrait presque s’en revendiquer…
TN : Al Qaeda, de ce que j’en sais, c’est une forme extrêmement moderne d’organisation de la guerre, une forme en réseau, qui est aussi une forme de communication et d’organisation sociale. Mais elle répète de la manière la plus absurde et la plus répugnante les formes de commandement de l’UN, de l’Unité centrale, qui est religieuse, idéologique. Al Qaeda, c’est une nation, une nation religieuse. Cette nation, ce peuple, ces formes d’unités de guerre nient la subjectivité. Il n’y a pas de construction des libertés avec Al Qaeda. Prenez la forme de guerre dans laquelle aujourd’hui les pays occidentaux capitalistes se sont engagés : là aussi il y a des formes de réseaux extrêmement habiles, complexes, cette grande “intelligence” mondiale qui nous écoute tous… Al Qaeda et l’armée de Bush sont les deux formes de contre-civilisation les plus extrêmes. L’Empire ne connaît plus de guerre entre nations : il connaît une certaine homogénéisation des intérêts capitalistes au niveau mondial, qui ont besoin d’une organisation coercitive des forces qui structurent le monde. Nous parlons à ce propos de guerre “ordinative” qui n’est pas une guerre véritable : les grandes armées régulières, patriotiques, liées à la défense d’un espace, n’existent plus. On trouve des petites et grandes unités qui peuvent à tout moment se déplacer dans le monde. C’est aussi une guerre biopolitique. Aujourd’hui, faire la guerre, ce n’est pas seulement éliminer Saddam, c’est organiser une société, “to build a nation”. C’est utiliser en guise d’armes d’énormes moyens d’ingérence économique, sanitaire, culturelle. La guerre préventive prend alors la forme de l’idée d’une société à imposer. La guerre devient le fondement d’une certaine remise en ordre continue du monde. C’est une guerre de police. Le concept de souveraineté est profondément en crise. Il a besoin de la guerre pour se maintenir. La “Ram”, la Révolution dans les affaires militaires – tournant de la stratégie militaire américaine après 1989 et la fin de la guerre froide – c’est la théorie du soldat à la Schwarzenegger, Terminator, la fin de la mort du soldat. Un soldat américain qui exerce des activités de police dans le monde pour restaurer l’ordre. J’ai écrit une petite tragédie, Essaim, qui sera jouée au Théâtre de la Colline, à Paris, l’an prochain. L’histoire d’un kamikaze qui cherche des moyens de résistance qui ne soient pas ceux de la guerre. Le kamikaze, c’est l’exaspération d’une violence contrainte, l’horrible signe d’une humanité dépourvue de moyens de résistance. Je crois qu’il y a un lien entre les deux.

JL : Multitude se termine sur l’annonce presque prophétique d’une victoire à venir : “Nous pouvons d’ores et déjà reconnaître que le temps est partagé entre un présent qui est déjà mort et un avenir qui est déjà vivant – et l’abîme béant entre les deux ne cesse de grandir.” Or, aujourd’hui, l’altermondialisation, qui est l’une des formes d’expression les plus fortes de cette multitude, traverse une crise d’effectivité, d’attractivité. Ne confondez-vous pas le possible, voire le souhaitable, avec le réel ?
TN : Peut-être en effet que, lorsque nous avons fini ce livre, notre espoir pour le mouvement était plus fort qu’aujourd’hui. Je suis d’accord pour dire que le mouvement altermondialiste est en crise. Crise de conception, de théorie, de propositions… Mais les mouvements ont des cycles. Et je crois que le discours sur l’Empire, la souveraineté, ce qui s’est passé dans cette période, est quelque chose d’irréversible. Je ne crois pas qu’il y aura une restauration de l’Etat-nation. Toutes les positions, même de gauche, qui se prononcent contre des mouvements de fédération plus larges, sont en train de devenir réactionnaires. Je suis convaincu que, du point de vue de l’organisation du travail et des luttes sociales, ces luttes auront de plus en plus un caractère commun. Qu’il y a des possibilités de rupture avec le processus impérial qui jusqu’ici s’est beaucoup exprimé à travers l’unilatéralisme américain. On est en train de voir apparaître un monde qui sera assez différent, avec des acteurs nouveaux : une Amérique latine plus ou moins unifiée, une Chine plus ou moins dangereuse, peut-être une Europe qui soit enfin une puissance démocratique.
Dans ce monde-là, la montée de l’altermondialisation n’a été qu’une première phase de contestation. Désormais, tous les mouvements se poseront à ce niveau de critique et de capacité de mobilisation multitudinaire. C’est pour moi extrêmement important. Il faut inventer de nouvelles formes de représentation, de gouvernance, des formes dans lesquelles les singularités interviennent directement dans les administrations, dans toutes les formes dans lesquelles les rapports entre les hommes se développent. Je crois qu’on peut raisonnablement penser que le mouvement peut reprendre. Ce qui est mort dans ce mouvement, en Italie en tout cas, même si je ne fais pas une oraison funèbre, c’est le mouvement altermondialiste tel qu’on l’a connu à Gênes. Ces grands rassemblements anti-G8. Nous, les plus vieux, on a traversé au moins deux, trois phases identiques, à l’issue desquelles on a appris qu’il fallait recommencer à travailler. Avons-nous été vaincus ? Je suis en désaccord sur ce point avec Erri De Luca. Je pense qu’en Italie les seules choses vivantes qui existent encore en politique sont liées à ces années : tout l’altermondialisme italien, ce grand pacifisme de gauche, cette capacité d’organisation… et même la théorie. Je n’ai jamais pensé que la défaite était une catastrophe. La défaite n’est pas la déroute.

Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude – Guerre et Démocratie à l’époque de l’Empire La Découverte, sortie le 23 septembre.

Voir aussi : Toni Negri – Des années de plomb à l'”Empire” de Pierre-André Boutang et Annie Chevallay (éditions
Montparnasse, DVD).