Lectures, comptes rendus.

Sur” family Fortunes:Men and women of the english middle class, -“

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Les titres de la plupart des ouvrages sont trop prometteurs. Family Fortunes pèche dans la direction inverse. C’est un titre trop modeste pour un livre qui éclaire un sujet aussi important que l’émergence de la bourgeoisie anglaise moderne. Depuis 1963, quand E.P. Thompson a publié La formation de la classe ouvrière anglaise, la nécessité pour un tel travail était évidente. Davidoff et Hall ont fait plus que répéter l’exploit de Thompson. Prenant en considération plus que vingt ans d’histoire des femmes, elles ont ajouté une dimension qui manquait auparavant à l’histoire des classes. Mais la contribution de ce livre ne se contente pas d’ajouter les femmes dans cette histoire; en introduisant le concept de genre, les auteurs transforment l’histoire des classes.

L’argument central de Family Fortunes est que la classe est « sexuée », que la classe informe le genre et que les configurations de genre et de classe ne sont pas des phénomènes universels, mais historiques ayant chacun ses origines et son caractère spécifique. Les particularités du class/gender system de la bourgeoisie anglaise moderne remontent au moment de l’apparition de celle-ci aux années révolutionnaires de la fin XVIIIè au début du XIXè siècle.

Sur la base de recherches détaillées sur les bourgeoisies de Birmingham et de l’Angleterre du sud-est (à l’exception de Londres), Davidoff et Hall montrent que ces particularités ont été le produit non seulement des forces économiques, politiques et sociales mais aussi d’une culture, la religion évangélique. Elles démontrent que la naissance de la bourgeoisie anglaise fut un événement aussi bien économique que moral, fortement marqué par une idéologie perfectionniste qui pénétrait les catégories de genre et dont les implications allaient marquer la vie de la bourgeoisie pendant deux siècles.

Comme Thompson a rendu aux ouvriers la place active qu’ils méritaient dans l’histoire, de la même manière Davidoff et Hall ont permis que l’historiographie de la première révolution industrielle capitaliste n’ignore plus les femmes. Interrogeant attentivement (et quantitativement) l’accumulation du capital par le mariage et l’héritage, elles ont fait honte à plusieurs générations d’historiens de l’histoire économique qui ont parlé avec désinvolture des self made men britanniques sans se soucier de faire des recherches sur les héritages et les dispositions familiales qui ont eu une importance cruciale dans les premières phases de l’accumulation. En arrachant l’histoire de la famille au domaine du privé et en la replaçant solidement au cœur de cette grande transformation, Family Fortunes ne modifie pas seulement notre compréhension de cette période décisive, mais fournit aussi un modèle dont les historiens et les sociologues devraient s’inspirer pour traiter la famille en d’autres lieux et à d’autres époques.

Il s’agit de la période qui a façonné les polarités – privé/public, producteur/ consommateur, masculin/féminin – qui constituent toujours nos catégories d’analyse. Mais l’émergence du privé que nous associons à la vie familiale bourgeoise et les rôles séparés des hommes et des femmes n’étaient en aucun cas déterminés d’avance. A la fin du XVIIIè début XIXè siècle, la vie familiale de la bourgeoisie était remarquablement souple et ouverte, et les rôles sexuels assez mouvants. Les femmes prêtaient une aide active à l’entreprise ; les hommes prenaient tôt leur retraite pour profiter de leurs enfants. Une des découvertes les plus frappantes de Family Fortunes c’est que plusieurs entrepreneurs de cette première génération préféraient l’intimité domestique à la vie mouvementée du marché. Leur vision d’un nouveau monde moral, produit de leurs croyances évangéliques, n’anticipaient nullement les traits de masculinité que l’on associe à l’idéologie victorienne. Au contraire, le class/gender system qui commence à émerger autour de 1830 et sera consolidé jusqu’à 1850, était le produit de la frustration et de la défaite de cette vision première, un compromis avec ce même monde fragmenté et profane qu’au début les bourgeois avaient condamné et auquel ils avaient résisté. Mais une fois engagés dans ce chemin, les bourgeois ont, à la manière de convertis, investi le class/gender system d’une signification morale qui non seulement calmait leurs propres doutes mais oblitérait également la mémoire de ses origines historiques en sacralisant ce système. Quelques-uns ont sans doute essayé de garder vivante cette vision originelle dans le socialisme et le féminisme owenistes ; mais dans les années 1940, la plupart avaient déjà accepté comme universelles et immuables des catégories de classe et de genre qui, quelques années auparavant, avaient fait l’objet de doutes et été l’enjeu de luttes.

Les rapports modernes de classe pas plus que les rapports de genre à l’intérieur de la bourgeoisie n’étaient prédéterminés. Cependant, le perfectionnisme moral présent à leur naissance a contribué à leur réification, transformant l’humain en sacré, occultant les origines de classe et de genre de manière telle que c’est seulement maintenant qu’il a été possible d’évaluer leurs relations, leurs contingences. Par la reconstitution précise qu’elles font de toutes les dimensions de la vie bourgeoise – depuis le paiement des hypothèques jusqu’aux manières de table – Davidoff et Hall nous offrent un accès unique à ce processus de recherche et de lutte qui, dans les années 1840, avait déjà débouché sur le class/gender system victorien. Si la structure du livre, plus thématique que chronologique, ne permet pas toujours de suivre la dialectique de ce processus de manière précise, Family Fortunes fournit néanmoins une analyse plus complète et bien plus sophistiquée que toutes les histoires précédentes de la bourgeoisie anglaise – voire de toute autre bourgeoisie européenne ou américaine. Qui plus est, il s’agit là de l’ouvrage historique le plus important jamais publié sur le class/gender system, couvre pionnière exemplaire du travail interdisciplinaire qui devrait être envisagé si ce que les Victoriens ont créé doit être démystifié et un jour dépassé.