« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » (Descartes, Discours de la méthode).
« Qu’il y ait une théorie délirante de la division sexuelle est l’idéologie la mieux partagée » (S. Cottet, Freud et le désir de l’analyste).
Comment ces deux propositions coexistent-elles ? Telle est la gageure que tentent de tenir les textes réunis sous le titre L’exercice du savoir et la différence sexuelle. Exercice du savoir indique d’emblée une double direction de réflexion, renvoyant à l’objet comme au sujet du savoir: la différence des sexes peut être l’objet d’un savoir dans une problématique philosophique, ou psychanalytique, ou autre; elle peut être un mode du savoir, un élément de fonctionnement sexué du savoir.
D’emblée aussi et curieusement, les auteurs semblent s’être réparti les tâches: le long de la pente qui glisse du concept de la différence sexuelle à son exercice dans l’amour, en passant par les constats de dissymétrie: ce sont des femmes qui interrogent les faits et effets de mise en scène de la différence sexuelle dans l’arène du savoir; ce sont des hommes qui parlent de la différence sexuelle, de son épreuve et de ce qui s’en joue dans « ce qu’un sexe sait de l’autre ».
Une troisième direction, apparaît alors: celle « de la rencontre sexuée et de son conflit », et comment elle affecte le rapport au savoir. Du même mouvement se trouve pratiquement invalidé l’espoir initial d’un discours « objectif » sur la différence sexuelle ; car si l’exercice de la différence sexuelle affecte le savoir (en première ligne celui de cette différence), le délire prime le concept.
Pour résumer, on peut essayer de faire la liste des questions entrelacées.
1) Quel est le rapport de chaque sexe au savoir ?
2) Un savoir de la différence sexuelle est-il possible ?
3) De « l’exercice » (ou l’épreuve) de la différence sexuelle l’exercice du savoir, quelles sont les implications ?
4) De l’exercice du savoir au théâtre du rapport sexuel, quelles sont les conséquences ? Les auteurs s’accordent sur l’intrication des questions, qui interdit tout «savoir » substantialiste sur et de chaque sexe et s’affrontent à l’inextricable torsade des fils noués par des « rapports » : rapport des sexes et rapport au savoir.
Les constats
Partons donc des constats qui attestent « le croisement de l’exercice du savoir et de l’exercice sexuel ».
Jacqueline Rousseau-Dujardin dresse le bilan des obstacles, des interdits qu’une femme devrait franchir et transgresser pour se voir reconnue « compositeur ». De Lavinia Fuggita à Alma Malher, comment l’activité créatrice de femmes est-elle occultée, contrainte aux masques ? Écartée l’hypothèse simpliste du handicap naturel, l’articulation du rapport des femmes à la création ou à la connaissance avec le rapport entre les sexes s’impose. Les « couples » musicaux fonctionnent d’ailleurs comme les « couples » scientifiques dont E Balibar propose une interprétation subtile: de même que Clara Schumann ou Yvonne Loriot exécutent les oeuvres de leur maître et amant (Robert Schumann et Olivier Messiaen) par amour de la musique et pour l’amour d’homme, les traductrices des savants assument, pour l’amour de la science et dans la vénération d’un inventeur, la fonction subalterne et périlleuse de transmettre les scolies (qu’il ne faut pas confondre avec les scories) de l’écriture mathématique. De l’usage métaphorique du féminin par les philosophes, Giulia Sissa dissèque le corpus. Comment l’accouchement, l’allaitement, servent-ils de paradigmes pour des représentations de la connaissance ? Il y faut des déplacements, car on ne jette pas les bébés comme on trie les concepts et si « le corps féminin est à l’âme comme l’accouchement est à la production des logoi », l’analogie renvoie plus à l’appropriation par le philosophe d’une activité féminine (d’ailleurs rectifiée) qu’à un modèle sexué de la connaissance: la maïeutique, proclame Socrate dans le « Théétète », est bien supérieure à l’art des sages-femmes.
Et de cette utilisation du féminin, d’une femme, pour incarner et porter une thèse, Monique David-Ménard propose une autre démonstration: la Clara de Schelling est « programmée à l’intérieur de la théorie, comme ce qui définit la pensée absolue ». « La mise en scène du féminin est au service de la thèse philosophique ». Comme pour Nietzsche Ariane, ou déjà pour Platon Diotime[[Il est à la fois superflu et nécessaire de remarquer que ce dont Diotime est supposée avoir détenu le savoir, c’est l’amour..
Une figure féminine représente la vérité, absolue, provocante, ou mystérieuse; mais dans ces montages, les femmes emblématiques n’exercent pas le savoir. Elles en sont l’aiguillon, le paradigme perdu ou disponible, non les actrices.
Dans le choc de la confrontation entre la Clara fictive de Schelling et l’Élisabeth bien réelle de Descartes se profile une question nouvelle: « L’intervention d’une pensée féminine oblige la pensée philosophique à se transformer. » En fait et bien entendu Descartes ne revient pas sur ses thèses, et les demandes d’Élisabeth à propos du dualisme de l’âme et du corps resteront sans réponse. Mais on a ici à faire à une configuration inédite, où la Princesse pense, est autorisée à penser. Dans le rapport entre le philosophe et la femme surgit une dynamique, qui pour être probablement celle du transfert, celle du maître à l’hystérique (et de l’hystérique au maître), vient pourtant perturber le dispositif classique: celui d’un féminin fantasmé dont disposerait pour les besoins de ses causes une pensée (masculine) exempte de tout affect (plus particulièrement sexuel ou sexué).
L’interférence du « rapport entre les sexes » avec les « vérités » philosophiques frappe-t-elle dès lors celles-ci de « dérision » ?
Le débat
Le vacillement des positions conduit des constats au débat.
« La différence des sexes n’est pas un philosophème » déclare Geneviève Fraisse.
« Il y a un philosophème de l’amour » affirme Alain Badiou.
Il est évident qu’ils ne parlent pas de la même chose: l’une cherche un « concept » de la différence des sexes ; le propos de l’autre concerne l’exercice de cette différence comme « facteur » de vérité. On passe de l’épistémologie à la pratique (amoureuse).
Or si l’on suit G. Fraisse dans son hypothèse optimiste et raisonnable : envisager que la différence sexuelle puisse être constituée en objet philosophique, entreprise que l’historicisation et l’histoire rend crédible, cela suppose qu’on la suive aussi dans la confiance qu’elle fait au philosophème. Dira-t-on que l’éthique, ou bien encore la sagesse ne sont pas des philosophèmes ? Pourtant leurs acceptions et leurs usages sont soumis à vicissitudes, retournements et enrôlements polémiques qui peuvent faire douter de leur « fiabilité ». Dans l’exacte mesure où sur la différence des sexes (G. Fraisse y insiste à juste titre) il n’y a pas silence philosophique mais au contraire discours « garruleous », bavard et proliférant, le statut même du philosophème pose problème. Car les « modes d’apparition » de la différence des sexes dans le texte philosophique ne se réduisent pas au jeu de l’apparition et de la disparition, à la manière d’une stratégie de Fort/ Da traversant l’histoire de la philosophie. Ils consistent bien plutôt en « traitements » plus ou moins circonstanciés de cette différence, portant généralement définition du féminin. Comment alors distinguer un philosophème d’un délire ? Ces traitements, qu’on peut chaque fois considérer comme des philosophèmes, présentent en effet un trait quasi-constant, ils opèrent un partage non neutre entre nature et civilisation ; ils reportent sur la féminité les points de butée irréductibles de la maîtrise de soi et du monde, les difficultés insurmontables auxquelles se cogne l’entreprise civilisatrice et sa représentation progressiste : report sur la féminité des « tâches sexuelles de l’humanité » (Freud), report sur la féminité des inerties qui servent de tremplin au progrès (A. Comte, Michelet), etc. On peut d’ailleurs lire Schopenhauer selon cette grille et réconcilier sa misogynie avec l’intelligence qu’il accorde aux femmes, puisque c’est la « volonté » qui mène le monde[[La convocation de Clara à incarner la pensée absolue pourrait bien équivaloir au report sur la femme de l’intuition d’une vérité exorbitée des conditions kantiennes de possibilité de la connaissance. On reconnaîtra là le fil continu qui va des mystères de Diotime à l’autre jouissance lacanienne en passant par l’Ariane de Nietzsche.
Ce report sur la femme de la vérité absolue doit être strictement distingué des opérations kantiennes et hégeliennes. Mais faut-il préférer le « destin » à la « destination » (cf. G. Fraisse Histoire des femmes, tome IV « De la destination au destin ») ? La destination et ses transformations potentielles (et en cours) ne porte-t-elle pas plus d’espoirs historiques collectifs pour les femmes que le destin réservé à quelques femmes d’exception, choisies, et par qui ? Que Nietzsche élise Lou Andréas Salomé ne fait pas changer d’un pouce le sort de toutes les femmes que la même Lou voue (séduction oblige) à une « sublimation » spécifiquement féminine: faire un enfant (« vivre ce qui est le plus vital, comme le plus sublimé « Du type féminin »), et se consacrer à la tâche mystique d’intercéder entre le Tout et l’homme..
On peut donc formuler doublement la question :
un délire constitue-t-il un philosophème ?
– un philosophème peut-il être un délire ?
Savoir et vérité
A. Badiou (un homme averti en vaut deux) avait annoncé clairement sa position, en termes de précaution: « Je parlerai en tant qu’homme, sous le soupçon de qui parle » et de garantie: « Garde-fou: s’en tenir à ce dont je peux assumer l’autonomie et la consistance, la philosophie. » Mais si la vérité (celle du deux) donnée dans l’amour construit comme catégorie philosophique n’est ni en position femme, ni en position homme, elle n’est pas donnée comme telle dans l’expérience, puisque l’expérience est affectée par l’indestructible disjonction des positions (que pourrait seul surmonter le sexe des anges).
L’amour donc, « facteur de vérité », se trouve expérimentalement affecté par la différence et la dissymétrie. L’opération qui le constitue en opérateur de vérité, sous condition de l’abstraire de ses gangues imaginaires retombe inéluctablement dans les ornières tracées de ce qui peut se dire, de ce qui s’est dit des « fonctions » homme et femme puisque « la disjonction se réinscrit dans le tableau des fonctions »[[. L’opération de Badiou rencontre les mêmes difficultés que l’opération kantienne. Si la règle philosophique s’énonce comme « règle de cohérence interne fais en sorte que ta catégorie philosophique, si particulière qu’elle puisse être, demeure compatible avec le concept analytique », le passage de la vérité transpositionnelle à l’expérience, du symbolique aux contraintes imaginaires de la réalité semble aussi acrobatique que le passage de l’impératif catégorique de la raison pure pratique à ce monstre logique que représente « l’impératif hypothétique » de la Métaphysique des moeurs : solitude du philosophe devant les terrifiants pépins de la réalité..
L’enquête amoureuse et ses adresses restent prisonnières d’un « savoir ». C’est sans doute pourquoi A. Badiou arrive à cette définition: « L’amour est cette scène d’où procède une vérité sur les positions sexuées à travers un conflit de savoirs inexpiable. » Dans ce conflit, les « lieux communs » de l’imaginarisation du féminin pèsent le poids de l’inscription, même s’ils se présentent sous les traits d’une belle utopie: que la position « femme » porte, sous les espèces de l’amour, la fonction d’humanité universelle, moyennant la distance prise avec Hegel, qui se satisfait, lui, d’un aménagement: le renvoi aux Pénates de l’éternelle ironie de la communauté aux fins d’éviter les excursions féminines hors de l’espace domestique et les ébréchages qui s’ensuivent. Ne serait-ce point encore une tentative de séduction ?
Le partage
Interroger le mode sexué du savoir, au point exquis de l’enjeu, là où se règlent les comptes et où se fait finalement le partage requerrait plutôt l’inquiétude présente dans le texte de Michel Tort: « L’insistance de l’imaginaire phallique est à prendre comme un fait… Il signe simplement la prévalence de l’imaginaire masculin dans la construction théorique et sa visée », visée d’assurance du sujet masculin.
Entre les « listes » de Rubens (héros du roman de M. Kundera, L’immortalité) qui a du mal à retrouver les noms de ses petites amies et le « tableau » de la sexuation de Lacan, un pacte est noué: celui du fantasme, et ses droits (théoriques, voire pratiques si l’on songe à Sollers). A la certitude du fantasme à sa production symbolique meurtrière pour qui en est l’objet, M. Tort objecte cette inquiétude décisive: celle qui questionne l’intervention du fantasme (masculin) dans la production dite théorique. Le risque pris n’est autre que l’ébranlement d’une position dont la sécurité repose sur « l’assujettissement des femmes au fantasme de-castration masculin ». Le bilan jamais exhaustif des effets de ce dispositif sur les femmes qui y sont soumises jette une lumière noire sur ses conséquences pratiques : Zelda Fitzgerald (dont Scott emprunte les lettres pour en faire un roman) ou bien encore Laure (dont Bataille ne découvrira les écrits qu’après sa mort) payent du prix fort de leur dénarcissisation, qui peut tourner en folie, la polarisation masculine du « sujet »[[Cf. N. Huston Journal de la création Seuil, 1990 et F. Duroux, « L’aile du fantasme », Actes du Colloque « Folies de femmes», G.R.E.C., 1991..
Or de ce que les théories, freudiennes et lacaniennes notamment, viennent démontrer, prenant ainsi le relais des paradigmes littéraires : pourquoi votre fille est muette, pourquoi Don Juan incarne-t-il la logique sexuelle, et Madame Guyon la féminité[[Jeanne Guyon : amie de Fénelon et mystique de la doctrine du « pur amour ». Accusée d’hérésie, elle fut internée de 1696 à 1703. Cf. J. Kristeva, Histoires d’amour, Denoël, 1983..
M. Tort démonte la stratégie intéressée : tyrannie de la visibilité, mainmise des hommes sur la loi, compensée par la « jouissance supplémentaire » attribuée aux femmes, mais dont elles ne « savent » rien, en vertu précisément de la position qu’elles occupent dans le rapport sexuel « Il n’y a pas de rapport sexuel… cela dit et bien entendu, déshabille-toi » (M. Kundera, Risibles amours). Plus précisément encore, selon A. Badiou « femme » est être pour l’amour « lieu commun, “homme» est celui (ou celle) qui ne fait rien, je veux dire rien d’apparent, pour et au nom de l’amour ». D’où suit que les unes mettent nécessairement tous leurs oeufs dans le même panier (l’opération de vérité), et que les autres réservent une part de leur activité au « savoir ».
Pour l’exercice du savoir en général et du savoir sur la différence des sexes en particulier, en résulte un état de fait les femmes auraient trop à perdre, au titre de leur investissement principal, voire unique, à dire quelque chose d’autre que ce à quoi elles sont explicitement autorisées par le discours en place, celui du fantasme masculin. Elles se taisent donc, ou disent n’importe quoi, pourvu que ça résonne à l’unisson : « Vive la perversion. » On sauve ainsi la paix des ménages. Par une ironie de l’histoire, ce sont celles qui ont joué le plus sérieusement le jeu qui finissent par en dénoncer le prix[[Outrepasser les règles, galantes ou érotiques, expose aux plus grands périls. Julie de Lespinasse écrivait à Guibert : « Je suis curieuse. » Curieuse elle l’était, des lois de la nature et des mathématiques. Mais la curiosité première. et interdite, celle qui se joue dans le rapport amoureux lui a coûté la vie..
La déconnexion
Il faut être homme pour disposer de la latitude qui permet le discours « sur ». Et je dirais que la capacité même de s’abstenir de combattre pour les droits du fantasme pour en analyser la fonction suppose cette « compétence », héritée de la longue familiarité avec ce rapport au savoir qu’autorise la position masculine et qui autorise un énoncé: position qui consiste à garder un pied hors jeu ; position qu’une femme peut tout aussi bien prendre, à condition qu’elle renonce à la position « femme », à la complicité amoureuse de soutien du fantasme, mais il faut pour cela qu’elle ne mette pas tous ses voeux dans un homme, tous ses investissements dans l’amour, car alors, si la reconnaissance amoureuse vient à manquer, tout est perdu.
Le pari reste ouvert, de la possibilité d’une rupture du cercle pervers de la dépendance amoureuse et de la dépendance intellectuelle, de sorte que la position femme ne se dirait plus : « Celui qui possède le savoir, je l’aime. »