Thomas Laqueur, dans son « Essai sur le corps et le genre en Occident », propose une lecture historique des notions de sexe biologique et de sexe social qu’il désigne respectivement par « sexe » et « genre ». Son matériau est principalement constitué d’écrits produits par les médecins et philosophes de l’Antiquité au début du XXè siècle. L’originalité de cet énorme travail réside dans l’utilisation d’une grille d’analyse reposant sur un postulat qui s’avère, à mon sens, pertinent : deux modèles conceptuels, sous-jacents à l’explication anatomique, auraient ainsi fonctionnés dans le temps, le modèle du « sexe unique » et le modèle à « deux sexes ».
Le modèle à « sexe unique » correspond à une représentation unique du corps humain dans laquelle les différences figurent sur un continuum se distribuant entre un pôle « mâle » et un pôle « moindre mâle ». Hommes et femmes ont les mêmes organes génitaux: les uns à l’extérieur, les autres à l’intérieur, différence de localisation liée à la chaleur. Hommes et femmes ont une même aptitude à la jouissance qui aboutit à un même orgasme produit de la même manière et indispensable à la procréation. Hommes et femmes présentent les mêmes signes physiques de plaisir, au niveau musculaire et au niveau qualitatif et quantitatif des productions de fluide. Le « genre » est fondateur, le « sexe » n’en est qu’une représentation. L’auteur étaie son modèle à « deux genres et un sexe » sur les connaissances et la rhétorique développées par les anatomistes et physiologistes de l’Antiquité à la fin du XVIIè siècle et argumente son propos par de très nombreuses citations et figures extraites des ouvrages d’Aristote, de Galien, de Vésale, de Colomb, de Bartholin… Notamment, « Galien au ne siècle de notre ère élabora le plus puissant et le plus résiliant des modèles d’identité structurelle, mais non spatiale, des organes de la reproduction mâles et femelles, s’attacha longuement à démontrer que les femmes étaient au fond des hommes chez qui un défaut de chaleur vitale – de perfection – s’était soldé par la rétention, à l’intérieur, de structures qui chez le mâle sont visibles au dehors » (p. 17).
Thomas Laqueur définit son modèle à « deux sexes » à partir de textes des XVIIIè et XIXè siècles, époque où s’élabore une histoire naturelle de l’Homme. Des changements interviennent dans la compréhension des différences sexuelles. Le « sexe » devient alors fondateur, le « genre » n’en est plus que l’expression. Les organes génitaux mâles et femelles sont décrits comme de nature radicalement différente et, en conséquence, ne peuvent plus être comparés. Les femmes perdent le désir, la passion, l’orgasme et l’aptitude à produire certains fluides du plaisir. Le lien entre orgasme et procréation disparaît. Les femmes sont ainsi autorisées à devenir mères sans sexualité et ce d’autant plus aisément qu’elles acquièrent, contrairement aux autres femelles animales, la disponibilité génitale permanente (on sait l’usage nocif que les sociobiologistes des années 1970[[Frougny Christiane et Peyre Évelyne, « Réflexions sur la sociobiologie », Actes du Colloque National « femmes, féminisme et recherches», Toulouse, 1982, Toulouse, A.EEE.R., 1984. feront d’un tel avantage !). En revanche, les femmes se voient dotées de nouvelles qualités qui leur sont propres : la délicatesse, la sensibilité, l’impassibilité, la pudeur, la moralité. « A la biologie de la hiérarchie cosmique succède la biologie de l’incommensurabilité ancrée dans le corps, où l’homme était désormais à la femme ce que les pommes sont aux oranges ils n’entretiennent plus désormais une relation d’égalité ou d’inégalité, mais de différence » (p. 237). Thomas Laqueur montre que ce modèle à « deux sexes» n’est pas la simple conséquence des nouvelles données scientifiques : c’est « une création discursive de la différence », née des luttes diffuses pour le pouvoir. Ce langage des « deux sexes » sera utilisé autant par les féministes que par leurs ennemis. Ainsi, le premier point de vue reconnaît dans l’impassibilité des femmes exemptes de désirs sexuels les arguments favorisant leur promotion préférentielle comme législateurs puisqu’elles sont toujours sereines. Mais le second point de vue, antiféministe, qui se fonde aussi sur des traits supposés de la biologie de la procréation – << le rut, les chaleurs, l'oestrum vénérien des animaux est analogue à la menstruation chez les femmes » (p. 252) - réduit les femmes à la nature, les assimile aux animaux et ainsi, les rend incompétentes à participer au gouvernement de la société civile. La part de ce livre consacrée à une caractérisation détaillée des deux modèles définissant le sexe, la plus volumineuse, est globalement construite selon un ordre chronologique (d'Ari tote à Freud) marqué par la rupture émergeant au XVIIIè siècle, encore que le siècle s'étende de la fin du XVIIè à la période postrévolutionnaire. Cet ordonnancement chronologique des arguments permet à Laqueur de préciser et de clarifier cette double modélisation du sexe. Mais il avertit le lecteur, dès la préface française, que ces deux modèles ont en fait toujours coexisté et que la « fabrique du sexe » ne relève pas d'une pensée linéaire, comme en témoigne, entre autres exemples, l'émergence d'une version moderne du modèle «unisexe » chez Freud. En conséquence, cette fabrication ne peut être resituée dans le cadre historiographique classique de la longue durée car ni l'histoire des sciences, ni l'histoire intellectuelle, politique et économique ne peuvent servir de référence à son explication : « C'est l'idéologie, et non l'exactitude de l'observation, qui détermina la vision qu'on avait d'eux [hommes et femmes et des différences qui comptaient. » Ainsi, Thomas Laqueur constate que « le sexe est une classification tellement forte, enracinée et ancienne, qu'elle est désormais d'une polysémie presque infinie, toujours ouverte à des interrogations nouvelles » (p. VIII) et que probablement, il en a toujours été ainsi. C'est avec raison que le XVIIIè siècle est désigné comme la période historique de la grande rupture qui privilégie un modèle du sexe par rapport à l'autre. Mais, si le constat est juste - « L'ordre transcendantal préexistant devenait une justification de moins en moins plausible des rapports sociaux, le champ des batailles des rôles dévolus à chaque genre se déplaça sur un autre terrain, celui de la nature et du sexe biologique » (p. 174) - l'explication est faible. Thomas Laqueur n'apporte que peu d'arguments explicatifs au fait que « l'autorité du genre s'est effondrée » (p. 179). Il cite bien la succession sans fin de nouvelles luttes de pouvoir, il décrit bien quelques exemples mais il se refuse à développer les causes de cet effondrement. Ainsi, il cite, en passant, Alexis de Tocqueville qui aurait affirmé qu'aux États-Unis la démocratie avait ruiné l'ancienne base de l'autorité patriarcale et qu'il était nécessaire « de tracer » - à nouveau et avec une grande précision - « aux deux sexes des lignes d'action nettement séparées » (p. 180). On peut, en effet, se demander si avec l'avènement de la démocratie et avec le principe d'égalité qu'elle pose, le modèle d'un sexe unique ne menace pas la domination masculine. Le principe démocratique qui implique les mêmes droits pour les deux sexes sociaux, pourrait entraîner, en effet, l'effacement d'une différence entre hommes et femmes qui n'est que de degré au niveau biologique. Dans ce nouveau contexte politique, le modèle à « deux sexes » ne convient-il pas mieux au maintien de la domination masculine ? Ainsi, un postulat politique d'égalité nécessiterait le choix d'un modèle différent, celui de l'incommensurabilité anatomo-physiologique, qui a son tour influencerait tous les autres domaines (le sexe devient fondateur). Par exemple, si avant le XVIIIe siècle personne ne mettait en doute la capacité des femmes à faire des sciences, à condition qu'elles en fassent dans un degré moindre que les hommes[[Peiffer Jeanne, « L'engouement des femmes pour les sciences au XVIIIe siècle », Femmes et pouvoirs sous l Ancien Régime, édité par Haase-Dubosc Danielle et Viennot Éliane, Paris, Rivages, 1991., le XIXè siècle démocratique et post-révolutionnaire déclare les femmes inaptes à faire des sciences et les en exclut d'emblée[[Peiffer Jeanne: communication personnelle.. Se pose alors une question stratégique importante pour les femmes en lutte: n'est-il pas plus judicieux, en démocratie, de défendre un modèle à « sexe unique », surtout dans nos pays où les différences sociales de sexe reposent encore largement sur le biologique. Qu'il me soit permis de dire ma profonde satisfaction d'avoir retrouvé dans ce livre toute une tradition scientifique attachée à un modèle, celui à « sexe unique », que je privilégie moi-même[[Peyre Évelyne, Wiels Joelle et Fonton Michèle, « Sexe biologique et sexe social », Sexe et genre: de la hiérarchie entre les sexes, édité par Hurtig Marie-Claude, Kail Michèle et Rouch Hélène, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1991. aujourd'hui dans ma propre discipline, l'anthropologie physique. Ce domaine scientifique a joué, durant le XIXè siècle, un rôle important dans l'établissement de catégories radicalement distinctes, de race ou de sexe. Comme le souligne Thomas Laqueur, les anatomistes du siècle passé s'attachèrent à caractériser nettement le squelette féminin et le squelette masculin « afin de prouver que la différence sexuelle allait au plus profond de l'épiderme. Alors qu'il n'y avait auparavant qu'une seule structure de base, il y en eut maintenant deux » (p. 181). Or, la biométrie actuelle appliquée au niveau popula tionnel met clairement en évidence que les caractères osseux, notamment ceux liés au sexe, se distribuent selon un continuum allant d'un pôle très mâle à un pôle très femelle, et ne permettent pas de répartir la population en deux classes distinctes séparées par une frontière nette: les sujets de la zone intermédiaire, pour lesquels un diagnostic de sexe est plus que difficile, représentent un tiers de la population! Ce livre, difficile dans sa forme - des répétitions, des itérations, un style dont le caractère touffu est probablement amplifié par la traduction - ne peut être reçu qu'avec soulagement tant une histoire du sexe biologique était devenue indispensable. En effet, il a pu paraître paradoxal qu'en cette fin du XXè siècle, d'éminents scientifiques s'élèvent, lors de compétitions sportives, contre le diagnostic du sexe des compétiteurs, alors qu'ils disposaient des impressionnantes connaissances produites par un développement sans précédent des sciences biologiques: « nobody is perfect » ou « no body is perfect » ? Mais par cet incident, entre autres, la complexité de la notion de sexe biologique était enfin dite publiquement. Le travail d'historien de Thomas -Laqueur mais aussi sa proposition d'analyse de la notion de sexe à partir de deux modèles seront certainement pris en compte dans le débat moderne sur la bicatégorisation sexuelle sociale encore trop souvent argumentée de manière naturaliste. Cette étude interpelle divers groupes sociaux et notamment les scientifiques et les féministes, mais aussi les hommes et les femmes, donc tout le monde!