Ce texte est inclus dans le chapitre d’Ouvriers et Capital intitulé “Premières thèses”, dont il constitue le treizième point.
La première édition d’Operai e capitale a été publiée en 1966 aux éditions Einaudi.
La traduction française, réalisée par Yann Moulier, avec la collaboration de G. Bezza, a été publiée en 1977 chez Christian Bourgois.
“ Si nous ne prenons pas maintenant le pouvoir, l’histoire ne nous le pardonnera pas ”, écrivait Lénine au Comité Central du Parti en septembre 17. Il l’invitait alors à s’appuyer sur le “ tournant ” que prenait la croissance de la révolution. “ Le parti a le devoir de reconnaître que l’insurrection est à l’ordre du jour… Actuellement on ne peut rester fidèle au marxisme et à la révolution sans considérer l’insurrection comme un art. ” Un mois après, dans un rapport au même Comité Central, il allait encore plus loin. “ Nous ne pouvons nous laisser guider par une analyse et une évaluation objectives de la révolution. ” Donc à la base de l’action il doit y avoir “ l’analyse politique de la révolution ”. Du reste d’autres que lui, les représentants du quartier de Vyborg, “ estiment que l’initiative doit venir d’en haut ”. Les directives d’entamer l’offensive finale, la mise à feu de l’insurrection armée, viennent de Lénine et doivent être imposées à tous, parti comme soviet, masses comme ouvriers. C’est une phase d’une importance fondamentale. Il en sort ce dernier acte de la révolution imposée par le haut, ce changement de forme du point de vue ouvrier qui récupère pour lui et pour sa propre classe l’attribut agressif d’un pouvoir devenu désormais dominant. Dès lors il est démontré une fois pour toutes que la classe ouvrière peut imposer pratiquement tout au capital. Le bouleversement pratique d’Octobre et le renversement du point de vue théorique du côté ouvrier forment alors une seule et même chose. Le télégramme de Lénine du 19 novembre 1917, au présidium du soviet des délégués ouvriers et soldats de Moscou, a beau prendre la forme élémentaire d’une directive politique pratique, en réalité c’est un saut décisif qu’il fait franchir au développement du marxisme théorique. “ Tout le pouvoir aux soviets. Il n’y aura pas de ratifications. Les destitutions et les nominations que vous ferez, auront force de loi. ” Dans ces conditions l’effondrement des instances de pouvoir du capital, loin de revêtir l’aspect d’une tragédie historique, devient, comme cela devait se produire, une pièce comique à travers laquelle transparaît l’éclat de rire collectif et moqueur du public ouvrier. Dans la nuit du 5 au 6 (18-19) janvier 1918, l’Assemblée Constituante a repoussé la Déclaration bolchevique sur les droits du peuple opprimé et exploité; entre un marin du nom de Zheleznyakov qui annonce au président Cernov avoir l’ordre – directement de Lénine, semble-t-il – de clore la session “ car la garde est fatiguée (1) ” ![[ Cf. pour l’épisode: Carr, La Révolution Bolchevique, 1917-1923, t. I, chap. v, Éd. Minuit, 1974.
Il ne suffit donc pas de dire qu’avec Lénine le point de vue ouvrier se complète. Non, avec Lénine, le point de vue ouvrier subit un renversement. Au sens où la tactique constitue toujours un renversement de la stratégie pour l’appliquer. Au sens où le parti, à un certain stade, doit imposer à la classe ce que la classe est en elle-même. Lénine ne fait qu’un avec les lois de la tactique. C’est-à-dire avec les lois de mouvement de la classe ouvrière, à la place de la loi comme c’était le cas chez Marx. En effet la loi est pure stratégie. Et non pas parce que Marx était à la recherche de la loi du mouvement du capital. Nous avons démontré en effet que celle-ci désormais prenait toujours en réalité les traits d’une articulation ouvrière de la société capitaliste. Seules les lois au pluriel marquent la conquête par le parti ouvrier pour son propre compte, du monde de la tactique, l’acquisition de cette faculté de pouvoir infliger une défaite politique aux capitalistes sur le terrain même de la pratique. Lénine a opéré, de la sorte, le renversement matériel du rapport de la classe ouvrière avec le capital qui n’était chez Marx que la découverte méthodologique et la fondation scientifique d’un point de vue ouvrier sur le capital. Après Lénine la classe ouvrière peut imposer pratiquement tout au capital. A une seule et redoutable condition: qu’elle soit armée de l’extérieur par l’intervention de la tactique, et par la direction du parti. Sans Lénine, personne n’aurait été capable de comprendre que c’était le moment, le jour, l’heure de déchaîner l’offensive finale et de prendre le pouvoir: la classe n’arrivera jamais à cela toute seule, et le parti n’y arrivera que lorsqu’il y aura Lénine au sein du parti. Qu’est-ce à dire ? S’agit-il de récupérer subrepticement un pur subjectivisme après tant d’analyses fondées sur les comportements de masse de la classe ouvrière ? Non. Tout ce que nous avons dit, jusqu’à présent, tendait à maintenir constamment l’unité entre ces deux moments. Il n’y a pas de processus révolutionnaire sans volonté révolutionnaire. Lorsque c’est le cas, il s’agit précisément de ces phases dont nous avons dit qu’elles ne pouvaient être appelées: révolution, parce qu’elles sont des promenades des capitalistes autour des gouvernements conformes à leurs intérêts. Gramsci avait tort de parler de “ révolution contre le Capital ”. Il plaçait de la sorte Marx entre les mains des réformistes de la Seconde Internationale. En Russie, le Capital n’était pas le “ livre des bourgeois ”. C’était le livre des bolcheviques. C’était le livre du jeune Lénine qui en était parti. Mais Gramsci avait raison de voir en la personne même de Lénine “ notre Marx ”. C’est à cela qu’est adressé en effet – en mai 18 – son éloge du volontarisme: “ Volonté, cela veut dire, marxiennement, la conscience des buts; ce qui signifie à son tour, posséder la notion exacte de sa propre puissance ainsi que les moyens de l’exprimer dans l’action. Cela signifie cependant en premier lieu, la distinction, la reconnaissance de la classe, une vie politique indépendante de l’autre classe, une organisation solide et disciplinée poursuivant des buts qui lui sont spécifiquement propres, sans déviations ni hésitations. ” Le renversement léniniste de la praxis fait ainsi s’effondrer à la fois le pouvoir politique du capital et la tradition du marxisme officiel.
La nouvelle thèse stratégique: d’abord la classe ouvrière puis le capital s’impose dans les faits. A ce niveau il se pose un problème d’une importance notable. Si l’on se fonde sur l’expérience soviétique, ne doit-on pas dire que la vérification pratique léniniste a été un échec ? Et ceci n’implique-t-il pas la non-vérité pratique de la thèse du renversement du rapport de la classe ouvrière avec le capital ? Répétons-le : la recherche sur ces questions est encore fort en retard. Il faudra d’abord dégager longuement le terrain d’une solution définitive en menant de multiples enquêtes concrètes. Ceci n’empêche cependant pas que nous puissions adopter des règles provisoires de conduite théorique, lesquelles ont toutes trait à une nécessité politique immédiate: celle de ne pas entraîner le moment révolutionnaire d’Octobre lui-même dans la débâcle soviétique du premier pouvoir ouvrier. Il faut au contraire exaspérer, dans toutes les limites historiques possibles, la grande contradiction politique qui existe entre la révolution léniniste et la construction du socialisme, entre le processus politique révolutionnaire et la gestion économique de la société. En la matière, la stratégie de Lénine n’était pas entièrement exprimée comme d’habitude. Lénine ne s’exprime toujours que par des mouvements tactiques. Ce n’est qu’en reliant tous ses revirements politiques les uns aux autres, dans leur parfaite continuité, que l’on peut alors reconstruire l’extraordinaire perspective qui le guidait à long terme. Il est évident que lorsqu’il revient en arrière avec la NEP, quand il remet en marche les mécanismes économiques selon une méthode capitaliste, il conçoit le tout comme une retraite tactique provisoire dont il faudra violemment régler le compte tout de suite après. Il devait néanmoins y avoir quelque chose de plus dans son programme: l’idée d’une gestion capitaliste des mécanismes économiques sous la direction politique consciente d’un État ouvrier. Et tout cela sur une longue période historique: sans les mystifications du socialisme réalisé, sans l’obligation pour les ouvriers de gérer le capital. Il s’agissait là aussi de renverser le cours du temps: se servir de la force du pouvoir conquis pour plier le développement économique et l’obliger à servir d’instrument brutal aux exigences de croissance politique de la classe ouvrière. L’État ouvrier, avec son contenu de parti, devait avant tout gérer directement cette croissance; ce n’était qu’en second lieu qu’il devait s’assurer que l’intérêt social en général lui soit toujours effectivement subordonné. La reprise de la révolution restait de la sorte inscrite à l’ordre du jour. Un enchaînement de sauts révolutionnaires, sur l’intervention active de la masse ouvrière, aurait corrigé continuellement les écarts nombreux et inévitables par rapport à la ligne. A un stade supérieur de développement politique, il serait redevenu nécessaire de casser l’appareil d’État, et briser l’appareil du parti lui-même, serait devenu une tâche révolutionnaire: c’est à partir de là qu’on récupérerait en fin de compte une gestion directement ouvrière, associée et de masse de toute la société nouvelle. Les ouvriers se seraient rassemblés et auraient défendu de l’extérieur non pas le pays du socialisme, mais un processus révolutionnaire en acte qui ne leur demandait pas de lui sacrifier leurs luttes, mais au contraire de les relancer à chacune de ses phases, à chacun de ses sauts, et qui aurait unifié de la sorte dans les faits le développement de la lutte de classe, en la concentrant et la guidant. La révolution en Europe, loin d’être abandonnée, aurait été remise à l’ordre du jour, à chaque stade ultérieur du développement du processus révolutionnaire en Russie. Il importe peu de savoir dans quelle mesure exacte Lénine avait dans la tête ce dessein stratégique dans son ensemble. On peut facilement répondre que, là, nous sommes déjà au-delà de Lénine, et à juste titre. Le développement du léninisme constitue le programme immédiat de la science ouvrière. Mais lorsqu’on cherche la vérification pratique léniniste du renversement stratégique du rapport de la classe ouvrière avec le capital, on ne peut la trouver correctement que sur le terrain de la pratique. Ainsi au moment de Brest-Litovsk, quand Lénine impose tout seul la paix pour sauver la révolution, il ne s’agit pas là d’un effondrement de la nouvelle stratégie, mais de son passage par l’unique voie qu’elle pouvait emprunter à ce moment-là, il s’agit de son renversement tactique dans son opposé, et par là même de son application concrète. C’est là un art difficile auquel nous devrons beaucoup nous entraîner dans les années qui viennent, jusqu’à ce que nous en soyons devenus des interprètes virtuoses: tactique et stratégie doivent s’unifier dans notre tête tandis que dans les choses, parmi les faits, il faut prendre bien soin d’en maintenir la division, voire le caractère contradictoire. L’erreur historique de toutes les positions de gauche du mouvement ouvrier est de ne pas en avoir tenu compte. Cette erreur est impardonnable. Car elle constitue l’illusion des intellectuels d’une “ politique scientifique ”, et la voie la plus rapide pour conduire la classe ouvrière à la défaite matérielle.
Il faudra opposer à ceci le principe contraire: ce qui est théoriquement juste peut constituer une erreur politique. La théorie est la compréhension et la prévision, c’est-à-dire la connaissance, fût-elle purement unilatérale, de la tendance objective du processus. La politique est la volonté de la renverser, donc un refus global de l’objectivité, l’action subjective pour que celle-ci ne passe pas, ne l’emporte pas. La théorie est anticipation, la politique intervention. Et lorsqu’on doit intervenir non sur ce qui se prévoyait, mais sur ce qui le précède, c’est là que se situe le retournement de la tactique. En ce sens théorie et politique se contredisent toujours. Leur identité ou leur non-contradiction constitue justement l’opportunisme, le réformisme, l’obéissance passive à la tendance objective qui n’est connue et possédée que par la science, et qui se résout à son tour en une médiation ouvrière inconsciente du point de vue capitaliste. La science ouvrière elle-même quand elle est conçue comme étant elle-même immédiatement lutte de classe, c’est-à-dire quand elle n’est pas séparée du moment de la pratique et subordonnée à cette dernière, bref quand elle veut puiser en elle-même tous ses buts politiques, risque de n’avoir d’autre fonctionnement que celui d’une science; mais n’avoir d’autre fonctionnement que celui d’une science, cela ne représente qu’une nécessité du capital, l’articulation théorique dont il a besoin pour construire son propre point de vue. De là le danger pratique qu’entrevoit, non sans préoccupation, celui qui se met à faire de la théorie du côté ouvrier: le danger de donner les armes de la connaissance de son propre camp à l’ennemi de classe, si en même temps il ne réussit pas à confier, à la classe au côté de laquelle il combat, des armes d’un autre genre: des armes de lutte, d’organisation. Alors il ne suffit plus de se refuser à étudier la classe ouvrière. Il faut penser au moment d’organisation de la lutte: non pas pour “ vérifier ” dans la pratique des hypothèses de la recherche, mais pour en ôter l’usage des mains du capital, et en faire des armes matérielles offensives qui appartiennent. directement aux ouvriers. Le plus grand théoricien du prolétariat, c’est encore Lénine, le Lénine organisateur bolchevique des ouvriers de Pétersbourg et de toute la Russie. Le théoricien du côté ouvrier ne fait qu’un avec l’homme politique révolutionnaire. Matériellement ils doivent coïncider dans la même personne. Quelque chose de fondamental change donc dans la forme prise par le point de vue ouvrier lorsque celui-ci se met à examiner sa propre classe à niveau théorique. La classe ouvrière n’est plus l’objet de l’analyse comme c’est au fond le cas pour le capital, en tant que ce dernier représente l’objet-ennemi : quelque chose qui se trouve en face de nous et que nous devons à la fois comprendre et combattre. On ne peut reconstruire de façon subversive les mouvements directs des ouvriers qu’en se situant à l’intérieur de leurs luttes, du point de vue de leur besoin d’organisation. Notre discours sur la force de travail doit être mené à partir de l’intérieur de la classe ouvrière. Ainsi celui qui tient ce discours se trouve directement impliqué dans la lutte de classe. Lorsqu’elle débouche au niveau social, la science ouvrière recueille une sorte de “ principe d’indétermination ”. Considérer la société du point de vue ouvrier constitue un facteur de “ perturbation ” non seulement pour la science sociale en général, mais la connaissance particulière qu’on a de sa propre classe, elle aussi. Heureusement, à ce stade, la prétention subjective de faire du point de vue ouvrier une “ science exacte ” tombe elle aussi, tout comme le déterminisme dans le développement de l’objet. Ainsi ce moment tactique de la recherche, que nous avions trouvé pour la première fois chez Marx, revient au premier plan: mais ce qui n’était pour lui que l’utilisation délibérée de certains résultats de la science bourgeoise, devient pour nous la critique continuelle et impitoyable de tous nos propres résultats. Et tout cela explique pourquoi, dès que l’on tente l’analyse de la classe ouvrière, il en sort, comme par une apparente déviation par rapport au thème initial, toute cette analyse de nous-mêmes, des expériences passées théoriques et pratiques, de l’état actuel du mouvement tant au niveau de la lutte qu’à celui de l’organisation. Le discours immédiat que l’on tient sur la classe ouvrière est donc aujourd’hui avant tout l’autocritique du mouvement ouvrier organisé. Ce n’est qu’en passant tactiquement par ce moment d’autodestruction qu’il sera possible d’opérer cette reconstruction stratégique du point de vue ouvrier qui doit nous occuper dans les années qui viennent.
On ne peut cependant s’arrêter à cela. Les tâches pratiques sont autrement urgentes, immédiates et complexes. Il est nécessaire de savoir se mouvoir, non pas de la façon la plus juste “ pour l’éternité ”, mais de la façon la plus immédiatement utile à sa propre classe. Il y a là des choses qu’il nous faut encore apprendre. Et avant tout celle-ci : à savoir qu’il manque, à niveau de classe en tant que tel, le moment de la tactique. C’est un point important. La classe n’est que stratégie. D’autre part la stratégie n’a de vie, à ce stade, que sous une forme purement objective. Une perspective stratégique comme celle du refus se présente comme matériellement incorporée aux mouvements de classe de la masse sociale des ouvriers. Elle ne peut commencer à avoir une vie subjective, c’est-à-dire consciente, bref à exister sous une forme pratique, que lorsqu’elle atteint le moment de l’organisation politique, que nous ne réussissons pas pour l’instant à définir autrement que par le terme de “ parti ”. Ça n’est précisément que lorsqu’on arrive à cette subjectivité organisée de la stratégie que se déclenche le moment de la tactique, c’est-à-dire l’application concrète et subversive dans la pratique de ce qui avait été prévu théoriquement : la classe ouvrière commence à remplir le rôle d’un processus révolutionnaire. Si la classe est stratégie, la conscience de classe c’est précisément pour nous le moment de la tactique, le moment de l’organisation, le moment du parti. Interprétons ainsi la thèse léniniste de la conscience politique qui doit être apportée de l’extérieur aux ouvriers. C’est de l’extérieur que les tournants de la tactique doivent être apportés à travers l’organisation du parti. C’est de l’extérieur que le renversement tactique de la stratégie doit être imposé à la classe. De l’extérieur encore qu’il faille reconstruire toutes les phases pratiques du processus révolutionnaire, l’enchaînement de crises auquel clouer le développement du capital, les sauts organisationnels qui servent à mesurer la croissance de classe de la masse des ouvriers : lier tout cela du câble d’acier d’une volonté politique de destruction, telle est la tâche du parti. N’y a-t-il pas à ce stade le danger d’une surévaluation de la tactique ? Cela ne revient-il pas à placer de nouveau le parti en dehors de la classe et donc au-dessus d’elle ? Nous avons dit que théorie et politique se contredisent toujours. Peut-on dire la même chose de la stratégie et de la tactique, de la classe et du parti ? Malheureusement oui on le peut. C’est précisément cela qui fait de la révolution ouvrière – tout comme du communisme de Brecht – cette chose si simple et si difficile à faire. Le degré d’intensité de la contradiction change selon les moments, dans chaque phase. En processus révolutionnaire ouvert, il est évident que la contradiction entre la stratégie et la tactique se réduit au minimum. Ce moment suppose en effet déjà résolu le problème de l’organisation. Cependant même dans ce cas, classe et parti ne coïncident pas: mais ils opèrent une division normale du travail révolutionnaire et avancent unis vers le même but. En revanche, voyez aujourd’hui: lorsque l’ouverture du processus révolutionnaire est encore un programme théorique, lorsqu’il s’agit encore de trouver le chemin pour commencer à le pratiquer, la contradiction entre la tactique et la stratégie est à son degré maximum; la théorie et la politique n’ont pas de terrain en commun; la classe est sans le parti et le parti est sans la classe. Le capital est parvenu à contrôler et à guider l’ensemble du fonctionnement objectif de ses mécanismes. Et sans la médiation de l’organisation, le côté ouvrier ne réussit pas à faire remplir subjectivement, à sa propre force, le rôle de blocage de système, de refus et de subversion. Dans ces conditions, le moment de la tactique s’exaspère et surgit au premier plan. Comme chez Lénine lorsqu’il dut imposer le thème du parti à la fois aux ouvriers et à leur mouvement. Comme toujours lorsqu’il s’agit de résoudre avant tout, et comme ce qui conditionne tout, le problème de l’organisation. Il faudra un grand équilibre humain et une puissante force intellectuelle pour ne pas se laisser prendre aux nécessités quotidiennes de la politique immédiate, et pour voir venir de loin tout ce qui devra arriver théoriquement. Ceci toutefois, ne nous affranchit pas de l’obligation de reconnaître la nature du problème actuel, et le point où réside le maximum de difficulté, qu’il nous faudra d’emblée surmonter. Force nous est alors de reconnaître courageusement que la conquête du pouvoir politique, que Marx mettait déjà à l’ordre du jour de la lutte de classe, se présente encore aujourd’hui sous sa forme primitive et préalable: comme la conquête de l’organisation politique. C’est là la tâche urgente pour l’ensemble du mouvement. C’est le vide du précipice qu’il nous faut sauter. Bien des expériences y ont déjà trébuché. La nôtre n’y tombera pas. Et si à un moment historique la classe ouvrière parvient à le franchir, le reste est chose faite. Pour des ouvriers organisés politiquement à dire non à tout, nous imaginons que ce doit être unjeu d’enfant que de démonter la machine du capital. Nous pensons vraiment que le processus révolutionnaire est aussi droit que la perspective Nevski. Les tournants viennent avant, maintenant où il s’agit de trouver la bonne ruelle qui nous permettra ensuite de déboucher un jour sur l’artère principale. Pour y parvenir il faut avant tout de l’habileté dans la recherche. Ainsi la recherche théorique que nous avons menée sur les concepts de travail, de force de travail, de classe ouvrière, ne constitue elle-même rien de plus qu’un exercice sur la voie de la découverte pratique d’une conquête de l’organisation. La tactique de la recherche se retourne en recherche comme tactique. Elle contient presque tous les moments politiques que dicte la pratique de la lutte. Le point de vue ouvrier ne préfigure pas le futur, il ne raconte pas le passé: il contribue seulement à détruire le présent. La science ouvrière se réduit à la dimension d’un moyen d’organiser cette destruction: et c’est bien ainsi.