Ce texte est inclus dans le “Post-scriptum” d’Ouvriers et Capital, dont il constitue la première partie.
La première édition d’Operai e capitale a été publiée en 1966 aux éditions Einaudi. Le “Post-scriptum” est inclus dans l’ouvrage depuis la deuxième édition, publiée en 1971
La traduction française, réalisée par Yann Moulier, avec la collaboration de G. Bezza, a été publiée en 1977 chez Christian Bourgois.
La classe ouvrière après Marx : il y a deux façons d’affronter l’aspect historique des événements. Le premier consiste à procéder de façon chronologique en avançant pas à pas dans la reconstruction des grands cycles de la lutte ouvrière après les années 70 du siècle précédent, et en ayant derrière soi toute la codification de faits qui constitue précisément l’histoire : l’histoire du travail dans l’industrie, l’histoire de l’industrie dans le capital, l’histoire du capital dans la politique et les événements de la classe politique en même temps que les grandes théorisations qui en ont été faites, celle qui s’appelait autrefois l’histoire de la pensée, la toute première sociologie, la dernière forme de système qu’a revêtue l’économie, la naissance d’une nouvelle discipline scientifique, la théorie du fait technologique comme science du travail ennemie de l’ouvrier. La périodisation de l’historiographie traditionnelle dit: de 70 à 14. En étant généreux, et pour ne pas avoir l’air de vouloir toujours bouleverser les habitudes de pensée de l’intellectuel moyen, on pourrait aussi accepter d’enfermer un premier grand bloc de faits à l’intérieur de cette période de “ leur ” histoire. Et de là, remonter jusqu’à nous, vers les nouvelles luttes ouvrières qui constituent, pour notre part, le véritable événement politique, événement politique qui en est encore à ses débuts. Mais il y a une autre façon de procéder : se mouvoir à partir de grands nœuds historiques, s’arrêter sur des réseaux de faits macroscopiques, auxquels la connaissance critique de la pensée ouvrière ne s’est pourtant pas encore attaquée, qui ont échappé par conséquent à une compréhension de classe. Cela pour pouvoir passer à une utilisation politique des conséquences qui en découlent. Lorsqu’ils sont importants, ces nœuds isolent un aspect fondamental de la société capitaliste, et nous la livre, selon une coupe verticale, pour ainsi dire d’un seul trait depuis sa base de luttes, jusqu’à sa riposte au sommet, riposte tantôt politique et institutionnelle, tantôt scientifique, tantôt d’organisation. Lorsqu’on parvient à isoler, tel un fruit rare dans une mer de circonstances favorables, un nœud où se recoupent horizontalement toutes ces lignes qui, du bas, surgissent vers le haut, alors on se trouve en présence d’un modèle historique, d’une période privilégiée pour la recherche, d’une terre promise de faits, de pensées, d’actions que nous devons prendre soin d’explorer: le fruit qu’on peut en tirer en matière d’expériences pratiques n’est pas comparable à quelque histoire passive que ce soit, faite de la chronologie d’événements qui se sont passés indifféremment. L’alternative se situe entre une narration ainsi que l’interprétation qu’on lui incorpore – ce qui est la vieille prétention de l’objectivisme historique et son contraire: l’interprétation et, incorporée à elle, la narration – ce qui constitue le cours nouveau de la recherche du côté ouvrier. Le choix est entre l’histoire et la politique, deux horizons également légitimes, dont chacun appartient pourtant à une classe différente.
Il est un danger à courir, et qui est en même temps une aventure de l’esprit qu’il faut célébrer: rassembler, et embrasser d’un seul regard des choses différentes que les spécialistes nous ont convaincus de voir toujours séparément. C’est une tentation à laquelle l’appareil conceptuel néo-synthétique du point de vue ouvrier peut difficilement résister. Il est incroyable de constater, par exemple, combien l’histoire du travail, et l’histoire des luttes ont été étudiées par des auteurs différents, et continuent de l’être. Il est incroyable de voir combien la théorie économique se trouve séparée de la pensée politique, comme s’il s’agissait vraiment de deux doctrines, de deux chaires, de deux disciplines académiques différentes. Incroyable de voir comment la sociologie industrielle, la seule qu’il vaille la peine de prendre en considération, se réduit au fond à une micro-analyse de l’usine, une fois mis de côté les problèmes macroscopiques de la socialisation que l’industrie capitaliste met en œuvre. La chose difficile n’est pas de relier Haymarket Square aux Knights of Labor, la petite salve de canon de Homestead en Pennsylvanie, en 1892, la grève à la Company Town de Pulmann, en 1894, à la naissance toute fraîche de l’AFL, à Lawrence dans le Massachusetts en 1912, à Paterson dans le New Jersey en 1914, au cri des Wobblies “ the union makes us strong ”. Lutte et organisation se ressemblent à un tel point que même les aveugles sauraient en voir l’unité. Mais mettez tout cela au sein de la Progressive Era, pour en faire un pan de votre interprétation, et l’on vous regardera sans réussir à voir où vous voulez en venir. C’est Richard Hofstadter qui rapproche dans The Age of Reform le progressisme américain des années 1890-1920 du pseudo-conservatisme un peu excentrique de notre époque: “ Les relations entre capital et travail, l’exploitation du travail des femmes et des enfants, la nécessité de parvenir à déterminer des niveaux minimum décents de condition sociale, tous ces problèmes préoccupèrent vivement les progressistes, soit qu’ils attachassent un intérêt sincère au bien-être des victimes de l’industrialisation, soit qu’ils eussent peur que la négligence de tels faits puisse produire la désintégration de la société et la catastrophe finale (1). ” Quand Theodore Roosevelt en 1902, à la différence du président Hayes durant les grèves des cheminots en 1887 et du président Cleveland dans l’affaire Pulmann, brise la grande grève des mineurs d’anthracite en recourant à un arbitrage réussi, et non pas en envoyant les troupes fédérales; lorsqu’il intente, la même année, un procès à la Nothern Company de J. Pierpont Morgan pour démontrer à l’opinion publique que le pays est gouverné de Washington et non de Wall Street, alors débute la brève histoire de l’initiative capitaliste, non plus le progressisme politique par conservatisme social, phénomène aussi vieux que la société humaine, mais une forme de relation nouvelle entre la gestion politique du rapport social et la propriété privée des moyens de production, un nouveau point de raccord et de heurt de l’intérêt général avec le profit du capitaliste individuel, du gouvernement du bien public avec la production en vue du capital. “ Pour comprendre l’ampleur des changements intervenus aux États-Unis mêmes, il suffit de penser à ce qu’était le climat de l’opinion quand la grève Pulman et la grève Homestead connurent leur issue violente, et de le comparer à l’atmosphère qui accompagna le développement de l’organisation syndicale à partir de la période progressiste. Il y eut naturellement de la violence et le sang coula; mais le prix payé en sang et violence, pour l’édification au XXe siècle d’un puissant mouvement syndical, fut pour la classe laborieuse américaine de loin inférieur à celui que lui coûta le simple fonctionnement des mécanismes de l’industrie américaine de 1865 à 1900 (2). ” La Progressive Era, sous ses deux aspects de violence ouvrière et de réformisme capitaliste, représente un premier gros nœud historique qu’il nous faudra en quelque sorte dénouer. Le rapport luttes/organisation des ouvriers/initiative du capital décrit ici un itinéraire déjà emblématique en lui-même; itinéraire qui sautera par la suite à des degrés supérieurs, et opérera des expériences plus avancées, mais après de longues pauses, après d’obscures parenthèses qui rejetteront, et rejettent continuellement, les problèmes dans les limbes du passé. Certes qui veut trouver la révolution en acte ne doit pas aller la chercher aux États-Unis; en ce sens, les luttes de classe américaines sont plus sérieuses que les nôtres, car elles obtiennent davantage avec moins d’idéologie. Nous reviendrons sur ce point. Pour l’ins- tant rappelons-nous les Dissertations de Mr Dooley qui datent de 1906. Et Mr Dooley (Finley Peter Dune) a été défini comme l’un des commentateurs les plus avisés de cette époque, dont il avait bien saisi le caractère lorsqu’il dit: “ Le bruit que vous entendez n’est pas celui des premières fusillades d’une révolution. C’est seulement le peuple américain qui bat son tapis (3). ”