Aout 1991: Le gai renoncement

Un pas en avant, deux pas en arriére: la démocratie libérale et la philosophie selon Richard Rorty

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Pendant les dernières décennies du XIXème siècle, John Dewey, fortement influencé dans sa jeunesse par les milieux Congrégationnalistes du Vermont, était en voie de “radicalisation”. C’était une période de grande fermentation aux États-Unis, à cause, entre autres, des effets de l’industrialisation et de l’urbanisation rapides, des transformations démographiques provoquées par l’immigration, et de l’avènement d’une idéologie capitaliste libérale. Rétrospectivement, on aperçoit dans cette période un mélange surprenant d’enthousiasme social d’inspiration évangélique, de rhétorique réformiste, de sentiment populiste et de projets utopiques fragmentaires. Dewey, a participé à cette ferveur, comme le montre sa brève rencontre avec le bouillant Franklin Ford. Cet ancien rédacteur du Bradstrect’s, journal financier de Wall Street, s’était retourné contre les “classes possédantes” et s’était donné pour projet de publier un journal socialiste, le Thought News, qui prêcherait l’évangile de la réforme sociale radicale. Le rédacteur en chef de ce journal devait être John Dewe , jeune professeur de philosophie à l’Université du Michigan. A cette époque Dewey s’identifiait à la philosophie idéaliste. Dans une lettre datée du 3 juin 1891 (il avait alors trentedeux ans), Dewey a chaleureusement recommandé à son ami William James les écrits de Ford :

“Ce que j’en tire, c’est d’abord la portée véritable, c’est à dire pratique, de l’idéalisme ; que la philosophie est l’affirmation en idée, ou subjectivement, de l’unité de l’intelligence et du monde extérieur ; et si cette unité est vraie cri idée, elle doit finalement s’assurer aussi les conditions de son expression objective. Deuxièmement, je crois qu’un très grand mouvement s’annonce, où les forces intellectuelles qui s’accumulent depuis la renaissance et la Réforme vont demander une complète liberté de mouvement~ et en s’appuyant sur la presse, revendiqueront, à travers un questionnement libre, et de manière centralisée, l’autorité de toues les autres ‘autorités’.”[[Ralph B. Perry, The Thought and Character of William James (Boston : Little, Brown, 1935). t. 2, pp. 518. 519. Sur l’engagement réformiste du jeune Dewey, voir Lewis S. Feuer, “John Dewey and the Back to the People Movement in American Thought”, Journal of the History of Ideas, décembre 1959. pp. 545 568 ; et Richard Bernstein, John Dewey (New York : Washington Square Press, 1966 ; réédité par Ridgeview, 1981). ch. 3. “The Shaping of a Social Reformer”.

La rhétorique de Dewey, son désir de réaliser “la portée véritable, c’est à dire pratique, de l’idéalisme”, et même sa conviction selon laquelle le journalisme allait jouer un rôle de premier plan dans la réforme sociale, rappellent l’esprit d’un autre jeune philosophe radical qui a commencé sa carrière en tant que journaliste : Karl Marx. On devine même un parallèle entre le rôle joué par Feuerbach au moment où Marx prenait ses distances par rapport à l’idéalisme philosophique et le rôle de Ford au moment où Dewey cherchait l’expression objective de l’ “unité de l’intelligence et du monde extérieur”.

Le Thought News n’a jamais vu le jour, mais cet épisode du début de la carrière de Dewey témoigne bien de son désir – qui ne l’a jamais abandonné de dépasser le monde de l’université et de l’académie, d’imposer à la philosophie un “tournant pratique”, d’apporter à la réflexion philosophique les fruits de l’expérience pratique quotidienne. Ce sens de la continuité entre la réflexion et l’engagement pratique a marqué toute la vie de Dewey. On le voit lorsqu’il fonde la Laboratory School de l’Université de Chicago ; on le voit dans son travail avec les ouvriers immigrés de la Hull House de Jane Addams ; on le voit encore dans le soutien qu’il apporte aux causes progressistes politiques et sociales et dans ses écrits journalistiques “populaires” dans des journaux comme The New Republic et The Nation. On le voit enfin au moment où, à soixante dix huit ans, il part au Mexique pour présider la Commission d’enquête sur les accusations portées contre Trotsky et son fils aux tristement célèbres procès de Moscou.

Dewey, toujours sceptique au sujet de la révolution militante, prônait la réforme sociale radicale. Dans The Public and its Problem (1927), Individualism : Old and New (1930) et Liberalism and Social Action (1935) ainsi que dans beaucoup d’autres écrits, Dewey revenait toujours à la critique des formes “datées” et “Pernicieuses” de l’individualisme et du libéralisme ; il cherchait à articuler et à défendre sa vision de la démocratie communautaire (communal) radicale. De plus en plus, il pensait que les tendances économiques, sociales et politiques à l’oeuvre dans la société américaine minaient les conditions nécessaires pour que la démocratie fleurisse une démocratie dont la tâche est “toujours la création d’une expérience plus libre et plus humaine à laquelle tous participent et tous contribuent”, écrivait il dans “L’Eclipse du public”[[John Dewey, “Creative Democracy – Me Task Before Us”, réédité dans Classic American Philosophers, éd. M. Fisch (New York : Appleton CenturyCrofts, 1951). p. 394.. La démocratie, selon Dewey, n’était pas un ensemble de procédures formelles mais “un idéal moral”[[. Ibid.. Il a même affirmé que “la démocratie est “l’idée même de la vie de la communauté”. Dans The Public and its Problems il a déclaré que “l’envahissement de la communauté par les modes nouveaux, relativement impersonnels et mécaniques, de comportement humain combiné, est le fait majeur de la vie moderne”[[John Dewey, The Public and lis Problems (New York Henry Holt. 1927), P. 98.. Le thème qui traverse tous les écrits de Dewey sur l’éducation et sur la vie sociale (et même dans rensemble de ses écrits), c’est la nécessité de reconstruire la vie démocratique de communauté, une forme de vie qui exige, et cultive, la vertu civique. Jefferson a toujours été un héros de Dewey parce que la vision jeffersonienne de la démocratie était pour lui une vision “intégralement morale, dans ses fondements, dans ses méthodes, dans ses fins”[[John Dewey, Freedom and Culture (New York : G.P. Putnam, 1939), p. 130.. Son désir d’encourager le développement objectif des pratiques démocratiques de la communauté l’amenait à critiquer vivement ceux qui soutenaient que l’effondrement de la vie de la communauté est une conséquence nécessaire de la modernisation, de l’industrialisation et du développement technique. Il n’a jamais vacillé dans sa conviction de la nécessité pratique de l’intégration de la vie démocratique quotidienne avec la science et la technologie.

A propos du libéralisme, il écrit en 1935:

“Le libéralisme doit maintenant se faire radical, et par radical il faut entendre la perception de la nécessité de changements globaux dans les arrangements institutionnels et une activité susceptible de réaliser cet objectif. L’écart entre ce que rend possible la situation actuelle et la situation elle même est tellement béant qu’il ne peut être franchi avec des politiques partielles, entreprises de façon ad hoc. Le processus de production de ces changements sera de toute manière graduel. Mais des “réformes” qui traitent un abus par ci, un abus par là, sans avoir un but social fondé sur un plan général, fondamentalement différent de l’effort qui consiste à ré former, au sens littéral, les institutions en place. Les libéraux d’il y a plus d’un siècle furent dénoncés en leur temps comme des radicaux subversifs, et c’est seulement lorsque le nouvel ordre économique était établi qu’il devinrent des apologètes du statu quo ou qu’ils se contentèrent d’un travail social en patchwork. Si l’on définit le radicalisme comme la perception de la nécessité du changement radical, alors aujourd’hui, tout libéralisme qui ne serait pas en même temps radicalisme est sans intérêt et condamné”[[John Dewey, Liberalism and Social Action (New York : Capricom Books, 1935, réédité dans The Philosophy of John Dewey, éd. John McDermott (New York : G.P. Putnam, 1973), Il, pp. 647 648..

II

J’ai plusieurs raisons pour avoir commencé ma discussion de Rorty avec un bref portrait de l’engagement réformiste radical et démocratique communautaire de Dewey. Lorsque Rorty a annoncé, au début de sa Philosophy and the Mirror of Nature, que Dewey est, avec Heidegger et Wittgenstein, l’un des “trois philosophes les plus importants du XXI siècle”[[Richard Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature (Princeton, New Jersey : Princeton University Press, 1979), p. 5., il a choqué beaucoup de lecteurs. A l’exception d’un petit groupe de philosophes qui se consacrent à la conservation et à la redynamisation du “pragmatisme américain”, la plupart des philosophes professionnels anglo américains et européens considèrent Dewey comme dépassé, comme un penseur mineur et brouillon qui avait certes un coeur généreux mais qui n’avait pas des idées claires. Depuis la publication de Philosophy and the Mirror of Nature, Rorty se voit de plus en plus comme un «pragmatiste deweyien”. Mais j’espère démontrer que le décalage entre les préoccupations de Dewey et le “pragmatisme esthétisé” prôné par Rorty est chaque fois plus grand. Cependant mon but principal n’est pas de démontrer que Rorty déforme et trahit l’héritage de Dewey, mais plutôt de signaler de sérieuses déficiences dans la “position” de Rorty en ce qui concerne la politique et la vie publique[[Pour une critique du rapport de Rorty au pragmatisme et pour la réponse de Rorty, voir le colloque sur les Consequences of Pragpmtism de Rony, Transactions of the Charles S. Peirce Society, hiver 1985, pp. 1 48. Voir aussi Gary Brodsky, «Rorty’s interpretation of Pragmatism”, Transactions of the Charles S. Peirce Society, automne 1982, pp. 311 337.. En dépit des démentis qu’il formule de temps en temps, on commence à comprendre que la défense du libéralisme chez Rorty n’est rien de plus qu’une apologie du statu quo, c’est à dire le type même de libéralisme que Dewey considérait comme “sans intérêt et condamné”.

Après sa critique soutenue de la “philosophie professionnelle” et son attaque contre l’idée même de la philosophie (qu’il désigne parfois comme la “Philosophie avec un P majuscule”) comme Fach bien défini avec ses problèmes propres de “fondement” (foundation), il nous laisse dans l’incertitude quant à la question de savoir si le philosophe a encore un rôle utile à jouer dans la “conversation de l’humanité”. Il nous propose de penser au philosophe (ou à son successeur) comme un kibitzer, c’est-à dire un critique culturel dilettante et conscient de l’être.

Le kibitzing de Rorty[[Cf. L’introduction de Rorty aux Consequences of Pragmatism (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1982). depuis une décennie environ consiste, en gros, en trois thèmes liés. D’abord il y a sa bataille contre l’héritage de ce qu’il considère comme le mauvais réflexe fondamentaliste[[Fondamentalisme : Rorty appelle “fondamentaliste” (foundalionalist) toute pensée trop préoccupée par ses propres fondements. et a historique de la philosophie, surtout dans la mesure où ce réflexe se manifeste dans une préoccupation avec les différentes variétés du “réalisme”.

Deuxièmement, le thème “esthétique” chez Rorty est de plus en plus prononcé. Dans une de ses premières interventions, il a joué sur l’image des “mille fleurs” pour prôner le foisonnement de ce qu’il appelle des “vocabulaires” pour “faire face” (coping). La “bonne société”, dans sa vision, est une société où nous pourrions jouer, où il existerait un type de jouissance marquant la célébration non violente et tolérante de nos capacités de création et d’autocréation, où nous abandonnerions l’esprit de “sérieux” et cesserions de penser qu’il est important de prendre position sur “la Vérité”, sur “l’Objectivité”, sur “la Rationalité’, etc. C’est la vision d’une société où nous deviendrions tous des poètes des “poètes forts” de préférence ayant appris à vivre avec la contingence.

Le troisième[[Richard Rony, “Ile Continiency of Selfhood”. London Review of Books, 8 mai 1986. thème chez Rorty est la “défense” d’un “libéralisme bourgeois post moderne” et pluraliste. Contre ceux qui pensent que nous vivons la nuit cosmique du nihilisme autodestructeur ou que nous traversons une crise profonde de la démocratie libérale, Rorty affirme allègrement qu’une démocratie libérale qui incarne, et diffuse, le principe de la tolérance et qui encourage la pulsion poétique et métaphorique de la création et de l’autocréation n’est peut être pas le meilleur des mondes possibles, mais qu’elle est en tout cas le meilleur monde possible forgé par la civilisation européenne.

On voit bien le lien entre ces trois thèmes. Parfois Rorty suggère que si seulement nous cessions de nous préoccuper de faux problèmes, si nous abandonnions des “vocabulaires” usées qui ont trop longtemps obsédé les philosophes, si nous nous rendions compte des bienfaits et du progrès moral de la démocratie libérale, nous pourrions procéder sans plus tarder à la tâche ludique de la poétisation de la vie.

Rorty est sensible à l’accusation selon laquelle ses écrits récents dégagent “un air d’esthétisme léger… face aux questions philosophiques traditionnelles”[[Richard Rorty, “The Priority of Democracy to Philosophy”, à paraître dans The Virginia Statute of Religious Freedom : Two Hundred Years After, éd. Robert Vaughan (Madison : University of Wisconsin Press, 1988). Tous les numéros de page dans le texte se réfèrent au manuscrit de cet article.. Mais bien que Rorty ait exprimé son scepticisme quant à l’influence de quelque réflexion philosophique que ce soit sur la dynamique de la société, il se défend en prétendant qu’ “une telle superficialité philosophique, une telle légèreté d’esprit, encouragent le désenchantement du monde. Elle contribue à rendre les habitants du monde plus pragmatiques, plus tolérants, plus réceptifs à l’appel de la rationalité instrumentale”.

“L’engagement moral n’exige pas, après tout, que l’on prenne au sérieux toutes les affaires qui sont prises au sérieux par ses concitoyens. Cet engagement peut au contraire, exiger qu’on leur enlève par la raillerie l’habitude de prendre ces thèmes tellement au sérieux. Il peut y avoir de sérieuses raisons pour jouer ainsi du sarcasme. Plus généralement, on ne doit pas supposer que l’esthétique est toujours l’ennemi du moral. Je soutiendrais que dans l’histoire récente des sociétés libérales, la disposition à voir les problèmes sous l’angle esthétique… de se contenter de se complaire dans ce que Schiller appelait “le jeu” et de se débarrasser de ce que Nietzsche appelait “l’esprit du sérieux” a été un véhicule important du progrès moral.” (pp. 39 40)

III

Pour attirantes que soient, d’une part, la vision chez Rorty «un monde ou prédomine le jeu libéral et tolérant, et d’autre part, sa démystification de .”l’esprit du sérieux”, il y a, à mon avis, quelque chose de trop facile dans cette vision. De façon plus significative, je voudrais montrer comment la,rhétorique de Rorty et la façon dont il ‘ structure et pose les problèmes tendent à obscurcir plus qu’à éclaircir voire masquer les tendances conflictuelles au sein de sa propre pensée. Bien qu’il se considère comme un “pragmatiste deweyien”, il perpétue le même type de débat inutile que Dewey et les autres pragmatistes voulaient abandonner. L’une des raisons pour lesquelles le pragmatisme “classique” de Peirce, de Dewey, de Mead et de James a connu une éclipse est que beaucoup de penseurs ont commencé à avoir le sentiment que la tentative pragmatique pour atténuer ou pour brouiller les distinctions philosophiques avait eu pour conséquence malheureuse de nous priver des outils analytiques nécessaires pour clarifier et pour bien saisir les différences importantes qui “font la différence”, avec au bout pour résultat un holisme indifférencié, monotone, insipide. Rorty, qui a tant fait pour amener les philosophes à prendre le pragmatisme “au sérieux” (ne serait ce qu’en invoquant constamment les noms des penseurs pragmatiques), est coupable d’une tendance similaire au “nivellement” dans sa “raillerie légère”. Cette tendance se manifeste nettement dans ses écrits récents, en particulier son article “The Priority of Democracy to Philosophy”. Le titre même indique le sens de la polémique : il veut nous montrer que la “démocratie libérale” est prioritaire par rapport à la philosophie en ce sens qu’elle n’a tout simplement besoin &aucune “justification philosophique”.

L’intention première de Rorty[[Rorty donne l’étiquette communautaire à “des théoriciens tels que Robert Bellah, Alaidair MacIntyre, Michael Sandel, Charles Taylor. le jeune Roberto Unger, et beaucoup d’autres. “Ces écrivains dit Rorty sont plus ou moins d’accord avec un point de vue qui s’exprime dans sa forme extrême chez Heidegger et dans la Dialectique de la Raison de Horkheimer et Adomo.” (p. 5~ On doit se méfier de cette étiquette “communautaire” (communitarian) qui devient à la mode, non seulement parce qu’elle amalgame des penseurs très divers mais aussi parce qu’elle englobe des penseurs situés sur toute la gamme politique.
Étant donné la manière dont Rorty caractérise le “communautarisme” et surtout la thèse centrale selon laquelle “la communauté est constitutive de l’individu” , il est difficile de comprendre pourquoi Rorty ne classe pas Dewey parmi les penseurs communautaires. Rien ne permet de démontrer que Dewey se considérait comme un penseur qui élaborait une conception de l’individu et du soi qui ne faisait que “s’accorder” avec ses intuitions politiques sur la démocratie libérale. Il est ironique que l’un des résumés les meilleurs et les plus concis de ce que Dewey entendait par communauté est fourni par le “communautaire” Michael Sandel lorsqu’il caractérise le “sens fort” de communauté en le distinguant des sens instrumental et sentimental : selon cette vue forte, dire que les membres d’une société sont liés par un sens de la communauté ne revient pas à dire que beaucoup d’entre eux professent des sentiments communautaires ou poursuivent des buts communautaires, mais plutôt qu’ils conçoivent leur identité le sujet n’est pas seulement l’objet de leurs sentiments et de leurs aspirations comme étant définie, dans une certaine mesure, par la communauté dont ils font partie. Michael L Sandel, Liberaliem and the Limils of Justice (Cambridge : Cambridge University Press), p. 147.
est de faire ce qu’il appelle une “interprétation historiciste et deweyienne” de la théorie de la justice de John Rawls et de défendre Rawls contre ses critiques dits “communautaires” (communitarian), en particulier les critiques formulées par Michael Sandel dans Liberalism and the Limits of Justice[[Puisque ma préoccupation centrale dans cet article est la perspective de Rorty sur la démocratie libérale et la philosophie, j’ai délibérément évité la question du degré de fidélité de son interprétation de Rawls. le voudrais également mettre .entre parenthèses” la question de savoir si Rawls dans “Justice as Fairness : Political Not Metaphysical” clarifie ses intentions originelles, change d’avis ou ré écrit sa propre histoire. On entrevoit déjà des signes d’un déluge &articles sur ce sujet. Je soupçonne que ce débat sera aussi peu fructueux que la grande discussion sur la question de savoir si Thomas Kuhn changeait d’avis ou ré écrivait sa propre histoire en cherchant à clarifier ce qu’il voulait dire dans La structure des révolutions scientifiques.
. Rorty avoue que lui même, avec d’autres, avait pensé au départ que Rawls cherchait à fournir une légitimation “fondamentaliste” (foundationalist), quasi transcendantale, a historique, de la notion de la justice comme équité (fairness), mais il se rend maintenant compte de l’erreur de cette interprétation. En prêtant une attention particulière aux écrits de Rawls depuis la publication de A Theory ofJustiçe, en particulier “Kantian Constructicism in Moral Theory” and “Justice as Fairness : Political not Metaphysical”, Rorty considère Rawls maintenant comme plus proche de l’historicisme hégélién ou deweyien que du courant transcendantal, fondamentaliste et philosophique de Kant. Selon cette interprétation du projet de Rawls, nous pouvons lire A Theory of Justice malgré toutes ses ambiguïtés comme un texte qui élabore une “articulation” politique, mais non une “justification” philosophique, de la démocratie libérale constitutionnelle. Des thèses philosophiques ou métaphysiques controversées sur la nature humaine ou sur la théorie du soi (self) sont tout simplement sans pertinence pour l’articulation des intuitions, des habitudes établies, des croyances partagées, de ceux qui s’identifient à la communauté historique engagée en faveur de la démocratie libérale constitutionnelle. Par conséquent, Rawls désarme ses critiques communautaires qui pensent que sa théorie de la justice “présuppose” une “théorie du soi” défectueuse et critiquable devant être remplacée par une meilleure théorie du si. Selon Rorty, tout cela tombe à côté du problème. Il admet que si l’on sent la nécessité d’élaborer une théorie du soi compatible avec les institutions politiques que l’on admire, alors ce que proposent les communautaires fera l’affaire, mais la question n’a rien de crucial.

En soulignant le principe de la tolérance (qui chez Rorty frôle l’indifférence), nous n’avons tout simplement pas besoin de “prendre position” sur des vues philosophiques ou métaphysiques controversées, de même qu’on if a pas besoin de prendre position sur les vues religieuses controversées pour prôner la démocratie libérale. Ainsi Sandel et les autres communautaires sont suspendus à une branche que Rawls a habilement sciée. La démocratie libérale n’a besoin d’aucune justification. Rorty va même plus loin, suggérant que, dans la mesure où nous élaborons des “théories” philosophiques, celles ci devraient être ajustées pour se conformer à nos institutions politiques. C’est ainsi que Rorty entend “Justice as Fairness : Political Not Metaphysical”[[Il y a quelque chose de curieux et d’asymétrique dans l’interprétation rortyenne de Rawlg et de ses critiques “communautaires”. Bien qu’il admette qu’Une théorie de la justice est ambiguë, Rorty ne tient apparemment pas compte de tous les passages où Rawls semble formuler des thèses philosophiques et métaphysiques. Mais lorsque Rorty discute Sandel et Taylor, il exagère leur engagement en faveur de théories philosophiques et métaphysiques sujettes à controverse. Rorty ne voit jamais dans quelle mesure tom ce débat peut se lire comme une discussion politique (au sens qu7il donne du “politique” sur des visions concurrentes de la démocratie.
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Je veux maintenant me tourner vers les thèses de Rorty sur la démocratie libérale et la philosophie[[Rorty écrit . “L’idée selon laquelle les controverses morales et politiques doivent toujours ‘être ramenées à des principes est raisonnable s’il signifie seulement que nous devons chercher un terrain commun dans l’espoir de trouver un accord. Mais il nous induit en erreur s’il est interprété comme la thèse selon laquelle il y a un ordre naturel de prémisses à partir desquelles des conclusions morales et politiques sont à inférer.” (p. 23).. Dans ses travaux récents, Rorty ne s’intéresse pas au premier chef aux arguments contre ce qu’il considère comme des théories philosophiques et métaphysiques défectueuses ; il veut lancer un mouvement encore plus “radical” : révéler au grand jour l’absence d’intérêt, de pertinence, des vocabulaires et des débats philosophiques et métaphysiques. De cette manière, Rorty révèle qu’est ancré dans sa pensée un réflexe proto positiviste réflexe qui devient de plus en plus flagrant. Comme les premiers positivistes logiques, il cherche à démontrer qu’il est sans intérêt de débattre de la “vérité” ou de la “fausseté” des “théories” métaphysiques controversées. En reprenant les termes de Rorty, on pourrait dire que son intention moral esthétique est de nous montrer pourquoi nous’devrions abandonner les vocabulaires usés de la philosophie et de la métaphysique. Ceux ci ne sont plus utiles pour “faire face” (“coping”).

Comme j’entends démontrer que Rorty obscurcit plus qu’il n’éclaircit, et que la manière même dont il structure les problèmes tend à nous détourner des questions qui “font une vraie différence”, il me faut apporter quelques précisions sur l’objection qu’il formule aux critiques communautaires du travail de Rawls. Rorty nous dit qu’il y a trois “fils conducteurs” ou thèses dans le communitarisme et que ceux ci ont besoin d’être désenchevêtrés. Premièrement il y a 1a pré vision empiriste selon laquelle ne survivra aucune société qui abandonne l’idée d’une vérité morale a historique ainsi que le prônait Dewey. (p. 6). Ceci, nous dit Rorty, est la “ligne” suivie par Horkheimer et Adorno dans Dialectique de la Raison. “Deuxièmement, il y a le jugement moral selon lequel le type d’être humain produit par les institutions libérales est indésirable”. (p. 6) Ceci, nous dit Rorty, est le type de jugement qui se trouve au coeur de la critique que fait MacIntyre du libéralisme. Mais c’est la troisième thèse qui est au centre des préoccupations de Rorty : “La thèse selon laquelle les institutions politiques ‘présupposent’ une doctrine sur la nature des êtres humains, et qu’une telle doctrine doit, à la différence du rationalisme des Lumières, rendre clair le caractère essentiellement historique du soi”. (p. 7)

Pour évaluer cette troisième thèse, Rorty pose deux questions. “Premièrement, [la question de savoir s’il y a un sens à affirmer que la démocratie libérale a ‘besoin’ de justification”. (p. 7) Deuxièmement, “si une conception du soi qui, comme le dit Taylor, rend ‘la communauté constitutive de l’individu’ est plus en harmonie avec la démocratie libérale que la conception du soi des Lumières”. (p. 8) La réponse de Rorty à ces deux questions est sans ambiguïté :

“Je préfigure ce qui va venir en disant que je répondrai ‘non’ à la première question sur la troisième thèse des communitaristes, et ‘oui’ à la seconde. Je soutiendrai que Rawls, reprenant Dewey, nous montre comment la démocratie libérale peut se passer de présuppositions philosophiques… Mais je soutiendrai aussi qu’une conception du soi qui rend la communauté constitutive du soi est en harmonie avec la démocratie libérale.” (p. 9)

Il ne faut pas croire que Rorty fait une grande concession en répondant affirmativement à la deuxième question, car il dit clairement que rien de crucial ne dépend du fait de donner un contenu à “notre image de nous mêmes comme citoyens d’une telle démocratie avec une vue philosophique du soi”. (p. 9)

IV

Pour évaluer les “arguments” de Rorty, je noterai d’abord quelques caractéristiques frappantes de sa défense de Rawls. Il ne mentionne qu’à peine les thèmes de la “position originale” (The Original Position), le “voile d’ignorance” (The Veil of Ignorance), la “théorie faible des biens primaires” (The Thin Theory of Primary Goods), ou la façon dont Rawls entend la rationalité et le choix rationnel. Rorty ne fait pas plus attention à la critique détaillée chez Rawls de l’utilitarisme et d’autres versions du libéralisme. Il ne parle même pas de ce qui est au coeur de la théorie de Rawls quelle que soit l’interprétation qu’on en donne à savoir les formulations successives des deux principes de la justice et la défense de ceux ci. Rorty parle toujours de la “démocratie libérale” globalement, sans jamais en préciser le contenu, sans jamais tenir compte de l’énorme querelle historique sur ce qu’est ou doit être la démocratie libérale. Rorty est préoccupé (on est tenté de dire “obsédé”) par des variations sur un seul thème : la question méta théorique de savoir si l’entreprise de Rawls est une entreprise d’ “articulation” d’intuitions communes et de croyances partagées, ou bien une “justification” de la démocratie libérale. Rawls fonde t il sa théorie de la justice (quel que soit son contenu réel) sur des prémisses philosophiques ou métaphysiques sujettes à controverse ? Cette préoccupation se reflète jusque dans les métaphores employées par Rorty : il parle de ‘fondements”, de “soutien” (back up) et d’enracinement (grounding) philosophiques. Lorsqu’on déconstruit ou décode ces métaphores, il devient clair que l'”image” qu’a Rorty de la justification est celle d’une déduction à partir de prémisses irréfutables. Justifier la démocratie libérale, ce serait donc la déduire de telles prémisses prémisses sur la nature humaine ou sur le soi. Et si une telle déduction échoue, nous aurions échoué à légitimer la démocratie libérale. C’est ce type de jeu de langage que Rorty veut que l’on abandonne. C’est en ce sens que la démocratie libérale n’a nul besoin de justification ou de légitimation.

Je ne veux pas suggérer ici que Rorty s’attaque à un adversaire fictif. Certains philosophes ont effectivement prôné une telle “image” de la justification. Mais lorsque nous regardons la manière dont les défenseurs et les critiques des diverses variétés du libéralisme défendent leurs thèses, la conception du processus de justification retenue par Rorty frôle la caricature. Même Rawls ne préconise pas l’abandon de la “justification”, il recommande seulement une compréhension plus nuancée, plus riche, de celleci. La justification n’est pas une question de déduction à partir de prémisses irréfutables, mais plutôt “une question de soutien mutuel entre beaucoup de considérations, tout se tenant dans une perspective cohérente”[[John Rawls, A Theory of Justice (Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 1971), p. 21, 579. Voir aussi la discussion de la notion de justification chez Rawls dans Amy Gutmann, “Communatarian Critics of Liberalism” Philosophy and Public Affairs, été 1985, p. 312..

Ce que je trouve le plus critiquable dans la stratégie de Rorty, c’est qu’elle nous détourne de problèmes pragmatiquement importants qui ont réellement besoin d’être affrontés. Car il existe un autre sens du terme “présuppositions”, un sens plus pertinent pour les débats à propos du libéralisme. Le terme “libéralisme” lui même est vague; il englobe beaucoup de positions diverses voire incompatibles. On ne saisira pas le sens de la vigoureuse critique deweyienne des formes anciennes du libéralisme si l’on n’apprécie pas les arguments qu’il développe contre ce qu’il considère comme des conceptions erronées du libéralisme et contre les justifications inadéquates données de celui ci. Car dès que l’on essaie de clarifier le sens du “libéralisme”, en distinguant l’essentiel du secondaire dans la démocratie libérale, on est sur un terrain miné par la controverse. Ce qui constitue, pour tel “libéral”, un fondement de la liberté est, pour tel autre “libéral”, une forme de coercition. Cela se manifeste non seulement dans les débats entre philosophes politiques tels que Rawls et Nozick, mais aussi dans les débats quotidiens sur les responsabilités et les obligations du gouvernement concernant toute la gamme des “droits du bien être” (“welfare rights”).

Parfois Rorty écrit comme si “nous” partagions tous les mêmes intuitions sur ce que signifie, ou devrait signifier, la démocratie libérale, mais c’est ingénu. Il est assez ironique que Rorty qui, à ses moments plus pragmatiques et wittgensteiniens, polémique si efficacement contre “l’essentialisme”, tombe dans un mode essentialiste de langage lorsqu’il parle de la “démocratie libérale” ou de la “liberté politique”. Parfois Rorty admet qu’il y a des différences importantes entre les variétés du libéralisme, mais ces différences sont pour lui politiques et non pas philosophiques. Mais le jeu terminologique ne nous avance pas beaucoup si nous voulons éclaircir ou résoudre les différences substantielles. Il ne nous aide notamment pas à comprendre en quoi consiste “le politique” ou comment on peut évaluer de façon critique des arguments politiques concurrents. Tout se passe chez Rorty comme si quelque chose de très important dépendait des querelles sur les étiquettes, sur la question de savoir si le libéralisme est “politique” ou “philosophique”. C’est pourquoi je pense que Rorty ne fait que perpétuer des débats inutiles que les pragmatistes classiques cherchaient à balayer. En outre, on trouve des tendances profondément contradictoies dans le mode d’argumentation de Rorty.

D’une part, Rorty polémique inlassablement contre l’idée les disciplines puissent se concevoir comme des “genres naturels”, ayant des domaines bien définis et des méthodes qui les démarquent des autres disciplines. (Cette thèse est “fondamentale” (“foundational”) pour sa version du “holisme”)[[Voir Richard Rorty, “Back to the Demarcation Problera”, à paraître dans ,on volume intitulé provisoirement : The Shaping of Ragionalily, éd. Eman MeMulhn, à publier par University of Nom Dame Press.. Et dans le cas de la philosophie, pour Rorty la recherche de la démarcation n’est rien de plus qu’un jeu de pouvoir, une tactique d’exclusion qui cherche à interdire l’invention de nouveaux vocabulaires et de nouveaux modes de description.

Mais d’autre part, Rorty écrit notamment dans ses polémiques contre la philosophie et la justification comme si la philosophie était précisément un “genre naturel”, une sorte d’herbe toxique qui mérite d’être arrachée et détruite. Il écrit parfois comme si le fait de donner l’étiquette “politique” à une controverse constituait un éclaircissement. Mais “le politique” comme concept n’est pas moins contesté que celui de “philosophique”.

C’est pourquoi une affirmation comme la suivante nous en dit plus sur la construction rhétorique des problèmes chez Rorty que sur la résolution de ces problèmes. Dans son discours au 11è Inter American Congress of Philosophy, il conclut en exprimant “brièvement et dogmatiquement un point de vue que j’ai soutenu ailleurs”…

« … à savoir que la philosophie, bien qu’elle s’inspire souvent de la politique, ne doit pas se concevoir comme un fondement ou comme une arme de la politique… Nous ne devons pas supposer que notre tâche en tant que professeurs de philosophie sait d’être l’avant garde des mouvements politiques. Nous ne devons pas demander, par exemple, à Davidson ou à Gadarner, quelles sont les “implications politiques” de leur conception du langage, ni rejeter leur travail parce qu’il manque de telles implications. Nous devons considérer la politique comme une discipline plus expérimentale que théorique…”

“Il peut sembler stupide de parler de “jeu” comme je le fais, au milieu «une lutte politique qui décidera si la civilisation aura un avenir, si nos descendants auront même la possibilité de jouer. Mais la philosophie doit essayer d’exprimer nos espoirs politiques plutôt que de fonder nos pratiques politiques. Selon la perspective que je propose, rien ne fonde nos pratiques, rien ne les légitime, rien ne montre qu’elles sont en contact avec la réalité. La conception selon laquelle les langages et les pratiques humaines sont le résultat d’une autoréflexion expérimentale plutôt qu’une tentative de nous approcher d’un idéal rixe et a-historique et c’est à cette dernière position qu’aboutit selon moi la philosophie de notre siècle fait qu’il est moins plausible que jamais d’imaginer qu’une discipline théorique particulière puisse nous sauver ou nous racheter.”[[Richard Rorty, “From Logic to Language to Play”. Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association, juin 1996, pp. 752 753.

Nous pouvons lire ce passage comme un plaidoyer moralo-esthétique sympathique contre l’idée d’attendre plus de la philosophie qu’elle ne peut donner, contre l’idée de juger la discipline “théorique” de la philosophie selon des critères politiques non appropriés. Mais le passage est rempli de dichotomies impossibles qui se dissolvent dès que nous y regardons de près. Encore une fois, nous notons le contraste omniprésent entre “philosophie” et “politique”, comme si ces étiquettes délimitaient des “genres naturels”. Encore une fois, nous voyons l’identification de la philosophie à la recherche d’un “idéal fixe et a historique”, en contact avec la réalité. (Plus loin, j’examinerai la thèse de Rorty selon laquelle c’est “la position à laquelle aboutit la philosophe de notre siècle”).

Lorsqu’ il fait une distinction entre l’expression de nos espoirs politiques et le fondement de nos pratiques politiques, le plaidoyer de Rorty a une certaine force polémique. Mais y a t il un sens à parler de l’expression des espoirs politiques sans chercher à évaluer de façon critique les “pratiques politiques” ? Ici encore, un essentialisme a historique caché s’est glissé dans la rhétorique de Rorty. Car il semble croire que nous savons déjà tous quelles sont ces pratiques. Malgré sa référence constante à l’histoire et à l’historicisme, il ignore le fait historique que nous sommes confrontés à des pratiques contradictoires et incompatibles, même au sein de la “démocratie libérale”. Ainsi, par exemple, nombre de commentateurs soutiennent que pour comprendre l’histoire et la pensée politique des États Unis, nous devons être sensibles aux tensions et aux conflits entre la tradition libérale avec son accent sur la liberté négative, et la tradition civique républicaine qui met en valeur la liberté positive, participative. Ces deux traditions concurrentes mènent à des appréciations différentes des pratiques tenues pour vitales pour la santé de la démocratie[[Voir, par exemple William Sullivan, Reconslructing Public Philosophy (Berkeley : University of Califomia Press, 1982); la discussion par Hannah Arendt de la révolution américaine et la contribution de Jefferson dans On Revolulion (New York : Viking Press, 1962); et John Dewey, Freedom and Culture (New G.P. Putnam, 1939).. On ne peut régler des questions en faisant appel à “nos pratiques politiques” ; il nous faut affronter la question de savoir quelles pratiques favoriser, quelles pratiques modifier ou supprimer. Si nous prenons au sérieux la thèse de Rorty selon laquelle la politique est une discipline expérimentale, n’avons nous pas besoin de définir des critères nous permettant de distinguer une expérience “réussie” d’une expérience qui “échoue” ?

Rorty semble parfois penser que lorsqu’on parle de critères, on est sur une pente glissante menant droit au “mauvais” fondamentalisme. Il nous a montré lui même que c’est un mythe. Mais il n’affronte jamais le problème difficile des critères

historiques à utiliser lorsqu’on évalue la discipline expérimentale de la politique. On a parfois l’impression que pour Rorty toute référence aux critères est dépourvue de pertinence; on devrait plutôt faire appel à des exemples de ce que nous admirons politiquement. On peut trouver sympathique la critique de cette obsession moderne avec les règles, les principes, les critères. Comme nous le rappellent Aristote, Gadamer et Oakeshott, nous devons nous méfier du “mauvais” rationalisme et comprendre que ce qui est crucial dans les jugements politiques et éthiques, c’est l’application de principes généraux à des cas particuliers. Mais nous ferions bien également de ne pas oublier la leçon que nous dorme Socrate lorsque Eurythro croit qu’il suffit pour répondre à la question “qu’est ce que la piété ?”, de citer des exemples. On ne peut éviter de poser la question : “En vertu de quoi tel exemple particulier ilhistre t il la piété, la justice, etc. ?”

Les dichotomies “décisives” quoique mouvantes de Rorty les “ou/ou” qui structurent sa pensée l’amènent à émettre toutes sortes de thèses douteuses et ambiguës. Lorsqu’il distingue trois réactions à l’effondrement de la confiance des Lumières en une rationalité universelle et a historique la raison absolutiste, pragmatique, communautaire il affirme :

“Si nous nous tournons du côté pragmatiste pour considérer tout propos sur les ‘droits’ comme une tentative de jouir des fruits de la métaphysique sans en assumer les responsabilités, il nous faudra quand même une manière de distinguer la sorte de conscience individuelle que nous respectons, de la sorte que nous condamnons comme “fanatique”. Il ne peut s’agir, pour cette dernière sorte, que de quelque chose de relativement ‘local et ethnocentrique’ la tradition dune communauté particulière, la conscience d’une culture particulière. Selon ce point de vue, ce qui compte comme rationnel ou comme fanatique est relatif au groupe devant lequel il nous paraît nécessaire de nous justifier… (relatif) à l’ensemble des croyances partagées qui déterminent la référence au mot *nous’.” (p. 4)[[Rorty est encore plus explicite sur ce point dans sa réponse à l’article de Clifford Geertz : “The Uses of Diversity”. Rorty écrit : Les anti anti-ethnocentristes suggèrent que les libéraux… devraient laisser tomber la distinction entre jugement rationnel et préjugé culturel”. (“On Ethnocentrism : A Reply to Clifford GeerW’, Michigan Quarterly Review, été 1986, pp. 525 534).

Si les seules voies qui nous soient ouvertes étaient, soit d’en appeler au local et à l’éthnocentrique, soit de revendiquer des fondements fixes, permanents et a historiques, alors la thèse de Rorty aurait de la force. Mais pourquoi accepter cette dichotomie ? Rorty sait, bien sûr, qu’il y a des formes néfaste d’ethnocentrisme et des formes bénignes. La forme ordinaire de l’intolérance, c’est celle où un groupe se prend pour la mesure de ce qui est “rationnel” et exclut un autre groupe, que ce soit “nous les Grecs” (contre les Barbares), “nous les Sud Africains blancs”, “nous les hommes blancs”, etc. En dépit du plaidoyer manifeste de Rorty en faveur d’une extension du principe de tolérance, le contenu latent de ce qu’il dit peut nous mener aux pires formes de l’intolérance, à moins qu’il soit prêt à distinguer (même localement et historiquement) entre appels ethnocentriques néfastes et bénins.

Jusqu’ici mon argument suppose que Rorty n’a rien à nous dire lorsque nous portons notre attention sur des désaccords de substance sur le type de démocratie libérale que nous devons revendiquer. Ce n’est pas tout à fait exact. Mais ce qu’il nous en dit mène à d’autres apories. Selon Rorty, nous n’avons besoin d’aucune “justification philosophique” pour la démocratie libérale ; tout ce qu’il nous faut, c’est “l’équilibre réflexif”. Dans la mesure où la justice devient la première vertu d’une société,

“cette société s’habituera à l’idée que la politique sociale ne nécessite pas une autorité autre que l’ajustement réussi entre individus individus qui se trouvent héritiers des mêmes traditions historiques et qui font face aux mêmes problèmes. Ce sera une société qui encourage la *fin de l’idéologie’. qui considère l’équilibre réflexif comme l’unique méthode nécessaire pour discuter la politique sociale. Lorsqu’une telle société délibère, lorsqu’elle rassemble les principes et les institutions qui doivent entrer en équilibre, elle tendra à rejeter les principes et les institutions issues d’explications philosophiques du soi ou de la rationalité”. (p. 20)

Cette revendication de “l’équilibre réflexif comme unique méthode nécessaire pour discuter de la politique sociale” n’est guère plus qu’un ornement verbal. Rorty, suivant Feyerabend, a toujours été un critique acerbe de l’idée même de “méthode”, là où une méthode est censée mener à un résultat déterminé en suivant une procédure bien établie. Même si nous acceptons le recours à l’équilibre réflexif, on ne fait que nommer un problème, on n’a pas encore trouvé une solution. Nous sommes d’accord pour dire que dans toute discussion sur les choix politiques ou sociaux, nous partons d’ “intuitions”, ou de ce que Dewey appelle “l’expérience pertinente”. Mais ceci n’est qu’un point de départ, parce que le fait historique massif est que les intuitions fondamentales des individus sont contradictoires, même lorsqu’elles sont réfléchies. Le problème est donc plutôt : comment résoudre ces conflits et quelles sortes d’arguments sont adaptés pour évaluer des intuitions concurrentes ? Je n’arrive pas à voir comment la revendication de ‘l’équilibre réflexif’ nous donne le moindre indice sur la résolution de tels conflits.

Ici encore, Rorty est infidèle à quelques uns de ses meilleurs aperçus. Dans certains contextes philosophiques, il a critiqué ceux qui font appel, pour résoudre des disputes philosophiques, aux intuitions communes que “nous” partageons ; il a même soutenu que lorsque des réalistes font appel à “nos intuitions”, la bonne réaction serait, non pas de nier que nous avons parfois de telles intuitions, mais de dire que nous devrions les abandonner[[Voir la discussion par Rorty des “intuitions profondes” dans son introduction aux Consequences of Pragmatism.. Mais on ne voit pas clairement pourquoi il pense que le recours aux intuitions communes dans un contexte politique est plus indiqué pour résoudre des controverses que dans un débat philosophique.
En réalité, on commence dès lors à avoir l’impression que Rorty substitue au “mythe épistémologique du donné” qu’il a démystifié, un “mythe historique du donné”. Il parle de “nos” pratiques, de “notre tradition”, du “consensus” d’une communauté particulière, comme s’il s’agissait tout simplement d’une donnée historique.

Il ne voit pas qu’il utilise une variante d’un type d’argument qu’il a cherché par ailleurs à discréditer. Pourquoi la démocratie libérale ne nécessite t elle aucune justification ou légitimation ? Parce qu’elle reçoit toute la “justification” dont elle a besoin de l’appel à nos intuitions morales et politiques communes, du consensus de la communauté historique locale à laquelle nous nous identifions. Mais si l’on doit avoir recours à un consensus historique ou à une tradition, alors méfions nous : n’en faisons pas quelque chose de plus solide, de plus harmonieux, de plus cohérent que nature. Je suis d’accord avec Maclntyre lorsqu’il nous dit qu’une tradition (y compris la tradition du libéralisme) “incarne, lorsqu’elle est vivace, des continuités de conflit” et que lorsqu’une tradition “est en bon ordre, elle est toujours constituée en partie par un argument sur les choses positives dont la poursuite donne à la tradition son objet, son but particulier”[[Alasdair MacIntym, After Virtue (Notre Dune : University of Notre Dame a, 1908 1), p. 206. Ma critique selon laquelle Rorty substitue un “mythe historique du donné” à un “mythe épistémologique du donné” s’apparente étroitement à la thèse de William E. Connolly selon laquelle Rorty remplace le “fondamentalisme épistémique” par “une espèce fondamentalisme social”. Je suis également d’accord avec Connolly pour dire qu’en dépit de la critique chez Rorty de ce que Nietzsche appelle le “confort métaphysique». le portrait rortyen de notre communauté “conforte et tranquillise”. Par conséquent, malgré le fait que Rorty avec éloquence pour l’ouverture de la “conversation de l’humanité” à “des vocabulaires incommensurables”, il ferme pratiquement l’espace des possibilités pour une conversation critique, défiante, dérangeante des “fondements sociaux” de nos communautés démocratiques et libérales. Voir William E. Connony, “Mirror of Amrica”, Raritan, été 1983, pp. 124 135.
. Que nous soyons sérieux ou “ludiques” en matière de politique et de démocratie libérale, c’est donc cette controverse continuelle qui doit être au centre de notre attention. Pourquoi Rorty ignore t il cela, ou pourquoi cherche t il en tout cas, à en nier l’importance en nous disant que de telles ,çontroverses sont politiques mais pas philosophiques, que la méthode de l’équilibre réflexif suffit pour résoudre les disputes sur la politique sociale ?

C’est le cas en partie parce qu’il “présuppose” (à certains moments) que toute . “justification philosophique” et tout argument se réduisent à une déduction logique à partir de prémisses irréfutables. Mais cette “présupposition” est en conflit avec un autre thème de sa pensée. Car Rorty, ainsi que bien d’autres, nous a montré que l’argumentation dans n’importe quelle discipline que ce soit la philosophie, la science, la politique ne prend pratiquement jamais la forme “canonique”. Mais alors, on pourrait penser que notre tâche consiste à entrer dans la lutte, chercher à avancer des arguments plus forts, ayant plus de substance dans notre situation historique pour le type de libéralisme et la vision de la démocratie que l’on préconise. Des références globales aux “pratiques sociales”, aux “croyances partagées”, à un “consensus historique”, ne font qu’indiquer un dense réseau de controverses, elles ne nous aident pas à les résoudre. Mais il est vrai que Rorty ne descend que rarement de ses hauteurs métaphysiques pour proposer des arguments de substance.

Il a tendance à glisser très rapidement sur ce qui apparaît comme le “fait” massif de la vie contemporaine, à savoir la rupture du consensus moral et politique, les conflits et l’incompatibilité entre pratiques sociales concurrentes. Même si Rorty pense que les thèses sur la rupture du consensus moral et politique sont exagérées, on pourrait s’attendre à un argument montrant pourquoi la “mentalité de crise” du XXe siècle est erronée, ou tout au moins à un éclaircissement sur les caractéristiques du consensus qui, selon lui, existe parmi ceux qui se présentent comme des champions de la démocratie libérale. Il n’est jamais clair pourquoi Rorty, qui prétend qu’il n’y a aucun consensus sur les conceptions concurrentes de la “bonne vie”, pense qu’il y a davantage de consensus sur les conceptions de la justice ou sur la démocratie libérale.

Rorty a également tendance à minimiser, ou du moins à limiter la portée de ce qui est devenu un problème majeur pour toute défense interne et toute critique externe du libéralisme, à savoir le décalage entre les “idéaux” de la liberté et de l’égalité que les libéraux professent et l’état de choses réel dans les sociétés dites libérales. Parfois il écrit comme si c’est seulement un problème “empirique” qui peut être traité en faisant appel aux sciences sociales et aux réformes partielles. Malgré ses remarques très dures pour Marx et le marxisme, il n’y a aucune indication, à mon avis, que Rorty relève le défi que Marx nous pose avec sa critique de l’idéologie, à savoir l’idée que la dynamique structurelle de la société bourgeoise mine et trahit systématiquement les idéaux libéraux. Mais il n’est pas nécessaire de faire appel à Marx pour mettre cette idée en avant. Elle est également soulevée, mais de manière différente, par Weber lorsqu’il soutient que la diffusion et l’institutionnalisation de la Zweckrationalitât et le désenchantement du monde (que Rorty prône et cherche à faire progresser) ont pour conséquence de miner les conditions sociales requises pour l’autonomie et la liberté individuelles[[En 1906, Max Weber a écrit : “Il est parfaitement ridicule de voir le moindre rapport entre le capitalisme avancé d’aujourd’hui… et la démocratie ou la liberté, quel que soit le sens qu’on donne à ces mots. Pourtant ce capitalisme est un résultat inévitable de notre développement économique. IA question est de savoir comment la liberté et la démocratie sont possibles à la longue tous la domination du capitalisme hautement développé… L’origine historique de la liberté moderne à connu certaines piéconditions uniques qui ne se répéteront jamais.” Max Weber, Archiv fùr Sozialwissenschaft und Sozialpolitik (vol. XII, n* 1, p. 317, cité par H.H. Oerth et C. Wright Mills in From Max Weber : Essay3 in Sociology (New York : Oxford University Press, 1946), p. 71. En citant Weber, je ne veux pas laisser entendre que j’accepte sa thèse; mais Weber lance ici un défi que Rorty ne relève jamais.
. Une idée similaire est exprimée par Dewey lorsqu’il soutient que “l’écart entre ce que rend possible la situation réelle et l’état lui même est si béant qu’il ne peut être comblé par des politiques partielles entreprises de façon ah hoc”[[Voir note 6.. Même Rawls affronte cette question de façon plus directe que Rorty. Car A Theory of Justice vise non seulement à spécifier et à défendre les principes de la justice, mais aussi à nous montrer comment on peut réaliser ceux ci approximativement dans notre “situation réelle”. On peut exprimer cette idée simplement, même si l’on est en désaccord avec des thèses marxistes sur les conflits et les contradictions telles des sociétés capitalistes bourgeoises.

Depuis le XIXe siècle, lorsque les différentes variétés du libéralisme subissent des attaques importantes, il y a toujours eu ceux (marxistes, socialistes, anarchistes, réformistes radicaux, ou même wébériens) qui ont soutenu que, lorsque nous examinons le libéralisme tel qu’il s’incarne dans des sociétés modernes concrètes (et surtout dans un ordre économique capitaliste), nous découvrons que ce n’est pas un simple hasard, un simple fait contingent, si les idéaux libéraux de la liberté universelle et de l’égalité sont constamment trahis. Il existe des forces et des tendances à l’oeuvre (le conflit de classe, la division sociale, le patriarcat, le racisme) qui sont incompatibles avec les pratiques politiques libérales mais qui n’en engendrent pas moins des inégalités réelles et n’en limitent pas moins la liberté politique effective. On peut dire tout au moins que la “défense” de la démocratie libérale chez Rorty l’obligerait à démontrer la fausseté ou le caractère spécieux des thèses des critiques radicaux du libéralisme. Mais Rorty n’expose pas vraiment sa thèse, il se contente de l’affirmer. Parfois il suggère que la question de savoir si les démocraties libérales peuvent atteindre l’égalité et la liberté universelle effective, et si elles l’atteignent effectivement, n’est qu’un problème “empirique”. Mais il n’est jamais clair sur les preuves empiriques qui pourraient étayer ses thèses (et on ne voit même pas ce qu’il veut dire en désignant ce type de problème comme “empirique”).

On pourrait objecter que je suis injuste envers Rorty, étant donné qu’il a circonscrit sa critique à un seul problème bien délimité : la question de savoir si la démocratie libérale a besoin de justification philosophique. Il ne pose pas la question de savoir quel type de libéralisme nous devrions prôner. Mais je ne crois pas que cette approche soit adéquate ; on a affaire à une parcellisation trop facile des problèmes. Lorsque nous descendons des hauteurs du discours méta philosophique vers une discussion concrète sur les conceptions concurrentes du libéralisme, nous sommes obligés d’affronter des problèmes difficiles de réflexion, sujets à controverse (que nous les appelions “politiques” ou “philosophiques”) que Rorty, lui, congédie. C’est à ce niveau que des conceptions concurrentes du “soi”, de la “liberté”, de la “liberté politique”, deviennent pragmatiquement pertinentes. C’est lasorte de problème dont se préoccupait Dewey lorsqu’il disait que « tout libéralismequi n’est pas en même temps un radicalisme est sans intérêt, condamné”.

Il existe une autre perspective à partir de laquelle on peut mettre en évidence le caractère douteux des thèses de Rorty il s’agit de voir ce qu’il entend précisément par “nous”. J’ai cité plus haut le passage où Rorty parle du “groupe devant lequel nous croyons nécessaire de nous justifier”, “l’ensemble des croyances partagées qui détermine la référence du mot ‘nous”‘ (p. 4). Rorty parle fréquemment du “nous” : “nous les libéraux”, “nous les pragmatistes”, “nous les héritiers de la civilisation européenne”. Mais qui, précisément, constitue ce “nous” ? Parfois il semble que ce que Rorty entend par “nous” soit “tous ceux qui sont d’accord avec moi”. À une autre occasion, Roity critique Foucault pour ne pas avoir revendiqué un ‘~nous”. Il vaut la peine de citer la réponse de Foucault à Rorty :

“R. Rorty signale… que je ne fais appel à aucun ‘nous’ à des ‘nous’ dont les contenus, les valeurs, les traditions constituent le cadre d’une pensée et définissent les conditions dans lesquelles elle peut être validée. Mais le problème est précisément de décider s’il convient d’affirmer les principes qu’on reconnaît et les valeurs qu’on accepte ; ou s’il n’est pas nécessaire, plutôt, de rendre possible la formation future d’un *nous’ en élaborant la question. Car il me semble que le ‘nous’ ne doit pas pr&>6der la question; il ne peut être que le résultat le résultat nécessaire et provisoire de la question telle qu*elle est posée dans les termes nouveaux avec lesquels on la formule.”[[Michel Foucault, «Polemics, Politics and Problemization : An Interview” in The Foucault Reader, éd. Paul Rabinow (New York Pantheon, 1984), p. 385.

Parfois, comme je l’ai déjà suggéré, Rorty semble insensible aux aspects négatifs de cet appel au “nous” lorsque celui ci est utilisé comme tactique d’exclusion, comme “rationalisation”, comme facteur d’intolérance. Mais l’appel au “nous” que fait Rorty masque des tendances conflictuelles plus profondes dans sa propre pensée. Il critique les versions du “réalisme” qui se réclament de “faits” dont on peut supposer qu’ils sont indépendants de mes (ou de nos) interprétations. Voici le “mythe historique du donné” qu’il substitue au “mythe épistémologique du donné. Mais Rorty, surtout dans ses moments nietzschéens et existentiels, souscrit à la thèse qu’il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. Lorsqu’il prône des “lectures fortes” des textes et des traditions, lorsqu’il met en valeur notre capacité de création et d’autocréation, il n’est pas loin de suggérer que “nous” sommes toujours libres de créer la signification d’une tradition pour nous. Il ne semble pas y avoir de véritable résistance, pas d’altérité, rien qui corresponde donc à ce que Pierce appelait “secondarité” (Secondness), à quoi il nous faut réagir. La tradition, y compris la tradition de la démocratie libérale, ne semble pas avoir un contenu déterminé autre que la manière dont nous (je) l’interprétons. Et nos interprétations, nos auto-créations, ne semblent être guère plus qu’une expression de notre volonté idiosyncratique de puissance, nôtre volonté d’auto affirmation.

Ici une comparaison avec Gadamer peut être utile. Pour Gadamer (et pour Dewey), nous sommes toujours engagés dans le processus en cours de la compréhension, de l’interprétation et de l’appropriation. Mais pour Gadamer, lorsque nous sommes engagés dans un dialogue, que ce soit avec un partenaire, avec un texte ou avec une tradition, il y a toujours quelque chose d'”autre” auquel nous réagissons, qui nous interpelle. Il y a un authentique mouvement de va et vient qui nous permet de constituer un “nous” qui est plus qu’une projection de mes propres désirs et croyances idiosyncratiques.

Relevons une autre caractéristique déroutante de la “défense” rortyenne de ce qu’il appelle “le libéralisme bourgeois post moderne”. Ici nous touchons à un thème plus large , celui de la signification politique des débats récents sur le modernisme et le post modernisme. Lorsque Habermas a suggéré que des doutes étaient permis sur la radicalité des penseurs dits post modernes et post structuralistes, qu’il y avait certains parallèles entre le discours post moderne et celui des jeunes conservateurs contre les Lumières, il a provoqué un orage de protestations qui continue encore. Peter Dews (dans son excellente introduction à une collection d’interviews avec Habermas) poursuit ce thème lorsqu’il écrit :

“Il existe des parallèles frappants entre la présentation (par Lyotard) de la post modernité et le débat sur la ‘fin de l’idéologie’ qui préoccupait les politologues anglophones à la fin des années 50 et au début des années 60. Il est curieux, en effet, de voir comment la conception de l’idéologie élaborée par la science politique américaine pendant la première guerre froide est reproduite dans plusieurs thèmes du nietzschéanisme “de gauche” à Paris pendant les années 70. La définition de Daniel Bell d’une ‘idéologie totale’ comme ‘système qui prétend saisir la réalité globale’ ou comme ‘un ensemble de croyances imprégnées de passion` qui ‘vise à transformer tout un mode de vie’, exprime bien cette conception, laquelle, indépendamment de toute influence nietzschéenne, correspond en effet aux convictions fondamentales de Nietzsche. Nietzsche insiste sur l’idée que tout système théorique ou philosophique total déforme et simplifie inévitablement la réalité ~(soit pour Bell : ‘l’idéologie fait qu’il n*est plus nécessaire pour les gens d’affronter des questions individuelles selon leurs mérites individuels’), ainsi que sur l’idée que l’énergie investie dans la construction de tels systèmes provient de besoins et de pulsions pré rationnels (soit pour Bell : la fonction latente la plus importante de l’idéologie est de s’alimenter à l’émotion*) et enfin sur l’idée que les concepts ont une dimension pragmatique irréductible (chez Bell : “l’idéologie transforme non seulement les idées, mais les gens aussi.). En outre, comme Lyotard, les théoriciens de la fin de l’idéologie dépeignaient la pensée idéologique comme une compensation pour l’effondrement des visions du monde traditionnelles ; ils attribuaient le déclin de la pensée idéologique aux désastres politiques et sociaux du XX* siècle. En effet, dam les deux cas on récite la même litanie de catastrophes, notamment le fascisme et le stalinisme.”[[Peter Dews, Habermas : Aulonomy and Solidarity (Londres : Verso Books, 1986), p. 6 7.

Ces remarques de Dews sur les parallèles entre les apologistes de la fin de l’idéologie et les champions de la post modernité sont encore plus tranchantes quand on les applique à Rorty, qui s’identifie explicitement au mouvement de la fin de l’idéologie. En dépit de sa critique de Lyotard, il partage au fond avec celui ci le sens ludique et l’invention de nouveaux jeux de langage, de nouveaux vocabulaires.

La position actuelle de Rorty constitue en effet un mélange insolite du sens ludique post moderne “radical” et de ce qui ressemble à un libéralisme de guerre froide passé de mode. Mais il est devenu évident que Bell et ses compagnons de route masquaient sous le slogan ‘Ia fin de l’idéologie” une nouvelle forme d’idéologie, et il se passe la même chose avec Rorty. Cela saute aux yeux lorsque nous considérons les idées politiques de quelques uns de ses nouveaux héros : Sidney Hook, Karl Popper, Michael Oakeshott, Leszek Kolakowski. La thèse de Rorty sur la priorité de la démocratie par rapport à la philosophie, son éloge de la jouissance tolérante de multiples jeux de langages et de vocabulaire, n’est guère plus que l’apologie d’une version ancienne du libéralisme de guerre froide, déguisé en discours “post moderne” à la mode[[Je veux souligner deux points ici. Comme beaucoup d’anticommunistes, Rorty semble croire que condamner le communisme et l’ainsi nommé socialisme réellement existant” suffit pour défendre et “justifier” la démocratie libérale américaine. Rorty pense en effet que l’Union soviétique est un “empire du Mal” ayant pour unique et impitoyable objectif de conquérir le monde et de profiter de toute faiblesse manifestée par l’Occident. La rhétorique de Rorty (mais pas sa vision politique personnelle) fait écho à la rhétorique que nous entendons tous les jours de la part de l’administration Reagan et de tous les conservateurs à droite de Reagan. Mais l’anti-stalinisme, l’opposition à toutes les formes du totalitarisme et une saine méfiance des intentions du Kremlin, ne suffisent pas à justifier le libéralisme américain. Quelques unes des meilleurs analyses et des critiques les plus perçantes du totalitarisme et de l’Union soviétique sont le produit de penseurs de gauche qui sont en même temps des critiques pénétrants du libéralisme. Voir par exemple les travaux de Jürgen Habermas, d’Agnès Heller, de Ferenc Féher, de Claude Lefort, de Cornelius Castoriadis et du groupe yougoslave Praxis.
Deuxièmement, Rorty méprise le néo conservatisme américain. Il le voit comme guère plus qu’une étiquette journalistique pour des opportunistes qui rêvent d’accéder au pouvoir d’État. Mais parfois Rorty n’arrive pas à voir tout ce qu’il a en commun avec ces néo conservateurs qu’il déteste. Il est vrai que par opposition à l'”esprit de sérieux” des néo conservateurs, il prône un esprit ludique et esthétique de légèreté. Néanmoins, Rorty, comme beaucoup de néo conservateurs, 1) accepte la thèse de la “fin de l’idéologie ; 2) glisse d’un anticommunisme militant vers l’adhésion à la “démocratie réellement existante des sociétés capitalistes occidentales ; 3) tend à minimiser la signification des politiques impérialistes pratiquées par les démocraties libérales ; 4) ne questionne jamais sérieusement la relation entre capitalisme et démocratie libérale ; 5) se méfie de tout appel à des principes ou critères universels et 6) suggère enfin qu’il suffit, en formulant les jugements moraux et politiques, de se fonder exclusivement sur des exemples concrets de ce que “nous” admirons.. Un pas en avant, deux pas en arrière.

V

Jusqu’ici je n’ai traité qu’indirectement la manière dont Rorty comprend la philosophie et la métaphysique. Mais puisque la bataille sans relâche de Rorty contre les vocabulaires usés de la philosophie et de la métaphysique est centrale dans tous ses écrits de la dernière décennie, je veux maintenant aborder ce sujet de front.

Rorty a une conscience aiguë des objections que l’on peut mobiliser à propos de son attaque contre la philosophie et la métaphysique, notamment le fait qu’il veut réfuter une vision de la philosophie en se fondant sur une autre version qu’il n’arrive pas à justifier. Il cherche à contourner agilement cette objection et à la désamorcer. Il écrit, par exemple :

“La ‘religion’ et la ‘philosophie’ [On pourrait ajouter ici la métaphysique, R.J.B. sont toutes les deux des ‘termes-parapluies’ vagues, sujettes à des redéfinitions convaincantes. Lorsque ces termes sont définis de façon suffisamment large, on peut considérer que tout le monde, même les athées, a une foi religieuse (au sens de Tillich : ‘un symbole de la préoccupation ultime). On peut dire que tout le monde, même ceux qui rejettent la métaphysique et l’épistémologie, a des présuppositions philosophiques.” (p. 36)

Afin de pré venir tout malentendu sur la manière dont il faut interpréter ses remarques sur le soi, Rorty nous dit:

“Cependant si l’on a le goût de la philosophie, si la vocation ou la poursuite privée du bonheur d’une personne comporte la construction de modèles d’entités telles que ‘le soi’ 1 ‘la connaissance’, ‘le langage’, ‘la nature’, ‘Dieu’ ou ‘l’Histoire’ et le bricolage avec ces notions jusqu’à ce qu’elles forment un tout harmonieux, alors la personne voudra une image du soi. Puisque ma propre vocation est de cette sorte, puisque l’identité morale autour de laquelle je souhaite construire de tels modèles est celle du citoyen d’un État démocratique et libéral, alors je recommande à ceux qui ont des goûts et une identité similaires cette image du soi, comme un tissu sans centre et contingent.” (p. 36)

Mais est ce un argument convaincant ou est ce une dérobade ? Rorty n’est pas seulement en train de construire ici une image du soi compatible avec ses convictions de citoyen d’un État démocratique et libéral où nous sommes “libres” d’accepter l’État ou non selon que nous partageons ou non “des goûts similaires et des identités similaires”. Car il polémique contre toute notion d’un soi centré et transcendantal. Quelles que soient ses motivations en produisant une image du soi “sans centre”, “comme contingence de bout en bout”, il soutient que c’est une façon plus claire on serait tenté de dire plus 44vraie” de comprendre le soi. Il n’échappe pas aux difficultés en nous disant que si l’on veut jouer le jeu d’élaborer différentes “images” du soi, c’est une meilleure façon de jouer le jeu. Car le jeu n’a aucun sens si l’on n’est pas préparé à montrer, arguments à l’appui comme Rorty prétend le faire , en quoi telle image est meilleure que les alternatives (qu’elle soit compatible ou non avec la conception que l’on se fait de la démocratie libérale). Et lorsque Rorty nous dit que nous n’avons pas vraiment besoin de jouer ces jeux pour défendre la démocratie libérale, encore une fois il ne reconnaît pas que dès que nous tentons de spécifier ce que veut dire “liberté”, ou liberté politique, dès que nous essayons de préciser ce que nous prônons, le type de considération qu’il aborde dans sa discussion des “images” alternatives du soi est impliqué. Le lieu des théories réflexives sujettes à controverse n’est pas dans l’établissement des convictions politiques sur des fondements stables, mais plutôt dans la spécification et la description de ce que nous entendons précisément par libéralisme et par démocratie libérale.

Une question plus importante se profile à l’horizon. Pourquoi Rorty pense t il que la philosophie (ou la “Philosophie”) ne constitue guère plus que le vocabulaire usé d’un “mauvais” discours sur les fondements ? Une grande partie de ses écrits tombe dans la catégorie du discours sur le “Dieu qui a échoué”. Il y a quelque chose de presque oedipien une forme de parricide dans les attaques obsessionnelles de Rorty contre les figures du père de la philosophie et de la métaphysique. C’est le discours d’un vrai croyant qui a perdu la foi.

Je voudrais maintenant mettre en évidence le narratif de l’histoire de la philosophie qui sous tend une grande partie du travail récent de Rorty, et qui fait l’objet de sa raillerie. Car Rorty s’est approprié une version du narratif de l’histoire de la philosophie qui puise ses origines les plus “dramatiques” chez Nietzsche, qui a été perpétuée et raffinée par Heidegger et Derrida et diffusée par beaucoup de ceux qui s’identifient comme post-structuralistes, post modernes, ou déconstructionnistes. Selon ce récit, il y a un scélérat qui s’appelle Platon, ou du moins le Platon Identité/mythifié par la notion de “platonisme”. Le platonisme, selon ses critiques, dont Rorty, est comme un monstre à mille têtes ou mieux, un Protée qui sait assumer une variété Infinie de formes. Le platonisme, c’est la recherche du “confort métaphysique”, de fondements sûrs mais a historiques qui allègent nos plus profondes angoisses. C’est l’engouement pour l’universalité, la nécessité et l’épistémè. C’est le dédain, voire la haine, envers la contingence radicale, la particularité et l’historicité. Le platonisme doit être liquidé là où il apparaît, que ce soit chez Descartes, chez Kant, chez Habermas, chez Peirce, chez les “nouveaux” réalistes analytiques, ou encore chez les critiques “communautaires” de Rawls. Ce fut Nietzsche qui, le premier, dans ses brillants aphorismes, a tracé l”‘histoire de l’Occident” comme l’histoire du platonisme, où le christianisme devient le platonisme des masses. Heidegger non seulement soutient ces thèses de Nietzsche mais invente l’histoire de la philosophie comme l’histoire de l’oubli de litre. Pour Heidegger, Nietzsche est le “dernier métaphysicien”. Dans sa lecture forte de l’histoire de la philosophie, le “mouvement” du platonisme vers le triomphe du nihilisme du Gestell (l’arraisonnement) constitue le travail inexorable de réalisation des possibilités “préfigurées”. Arrive Derrida qui, dans sa critique du logocentrisme, du phonocentrisme, du phallocentrisme et de la présence métaphysique, nous déclare :

“Toute l’histoire du concept de structure doit être pensée comme une série de substitutions d’un centre pour un centre, comme une chaîne de détermination à partir du centre… 1:histoire de la métaphysique, comme l’histoire de l’Occident, c’est l’histoire de ces métaphores et de ces métonymies.”[[Jacques Derrida, “Structures, Sign and Play in the Discourse of the Human Science”, Writing and Difference (Chicago : University of Chicago Press, 1978), p. 277.

Derrida cherche aussi à extirper les derniers éléments de la nostalgie heideggérienne de litre. Rorty, non sans auto ironie, note qu’il peut y avoir d’infinies variations sur ce “jeu”. Car Rorty loue le Derrida qui déconstruit l’histoire de la philosophie mais le raille lorsqu’il se glisse dans le mode du philosophe “constructeur” de langage[[Cf. Richard Rorty, “Philosophy as a kind of Writing : An Essay on Derrida”. in Consequences of Pragmatism..

Il y a deux thèmes dominants dans ce narratif et les deux se trouvent chez Nietzsche. Il y a le thème du désespoir quant au destin de l”‘Occident” _’ thème qui s’exprime dans certains des passages les plus lugubres chez Heidegger. Ensuite il y a le thème du rire, de la raillerie, du jeu chez Derrida, repris chez Rorty sous la forme de l’esprit ludique.

Je ne veux pas nier la puissance et la qualité provocatrice de ce narratif de l’histoire de la philosophie et de l”‘histoire de l’Occident”. Car il nous oblige à repenser ce qu’a été, ce qu’est, ce que pourrait être la philosophie. Il y a donc ici, au meilleur sens du terme, le réflexe socratique du questionnement, la sorte de questionnement qui nous oblige à voir en face nos jugements et nos préjugés les plus enfouis.

Mais je soutiens également que ce narratif devient très rapidement à son tour un préjugé qui aveugle, qui obscurcit plus qu’il n’éclaire. Ce qui fut autrefois une critique cinglante devient un cliché insipide. On commence à se demander s’il y a vraiment eu un seul penseur “fondamentaliste” conforme à la description de ce que Rorty appelle “fondamentalisme”. Même Platon celui des Dialogues ne correspond pas à cette description. Je suis d’accord avec Gadamer lorsqu’il raille poliment Heidegger pour avoir perpétué le mythe du “platonisme” :

“Heidegger interprète l’acceptation de la doctrine des idées comme le commencement de cet oubli de l’Être qui atteint son apogée dans de simples faits d’imagination et objectivations et poursuit son cours à l’époque de la technologie en tant que volonté universelle de puissance… Mais par opposition à cette interprétation heideggérienne, l’authentique dimension de la dialectique platonicienne des idées a une signification fondamentalement différente. Le principe qui le sous tend est un pas au delà de l’acceptation simpliste des idées, et en dernière analyse c’est un contre mouvement contre l’interprétation métaphysique de l’être comme l’être de l’être existant (Sein als das Seins des Seinden).”[[Hans Georg Gadamer, “On the Origin of Philosophical flermencutics” in Philosophical Apprenticeships (Cambridge, b4assachuseus : MIT. Press, 1985), p. 186.

Mon objet ici n’est pas seulement d’opposer un narratif de l’histoire de la philosophie à un autre qui souligne le questionnement et le caractère ouvert du penser philosophique. Il est plutôt d’attirer l’attention sur le fait que la caractérisation et la caricature de l’histoire de la philosophie chez Rorty épuisent rapidement son intérêt, ainsi que de suggérer qu’il faut maintenant démythifier ce narratif du fâcheux déclin (Verfall) du platonisme. Car c’est seulement dans la mesure où nous acceptons encore une version de la mythologie de Rorty sur ce que sont la philosophie et la métaphysique, de ce que doit être la “justification philosophique”, que son scepticisme ludique continue à avoir une portée. Mais une fois que nous abandonnons ce “mythe” une fois que nous adoptons une attitude plus ouverte et plus ludique envers la philosophie elle même (plutôt que d’essayer de la tuer après l’avoir maintes fois mise à mort) alors toutes les questions difficiles concernant la défense et la critique du libéralisme surgissent à nouveau. Il est temps pour Rorty de s’approprier la leçon de Peirce “Ne bloquez pas le chemin au questionnement” et de se rendre compte qu’une discussion méta philosophique ou méta théorique ratifiée ne peut jamais se substituer à la lutte pour l’articulation, la défense et la justification de sa vision d’une société bonne et juste.

Bien que Rorty appelle avec éloquence à l’ouverture du débat, il ne se rend pas compte à quel point ses stratégies rhétoriques tendent à bloquer un débat à la fois sérieux et ludique sur le libéralisme et la démocratie. L’héritage pragmatique (dont Rorty se réclame constamment) ne sera reconquis qu’à partir du moment où nous tenterons de faire pour notre époque ce que Dewey a fait pour la sienne, à savoir articuler une vision d’un idéal pragmatiquement viable de la démocratie de communauté, donner une épaisseur à cette vision, la justifier.