Lectures

Une pensée du retrait, la sociologie du quotidien de M Maffesoli

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La socialité est confrontée à l’excroissance actuelle du monde des systèmes (administratif et économique). Leur omniprésence est telle que peu d’activités échappent à leur détermination. La totalité sociale est ainsi recomposée en fonction des exigences de reproduction et de stabilisation de ces dispositifs systémiques; Habermas[[Dans “Théorie de l’agir communicationnel”, Fayard, 1987. qualifie ce processus de “colonisation du monde vécu”. Peut-on penser une socialité qui échapperait à cette tendance systématique à l’instrumentalisation ?
Michel Maffesoli défend l’hypothèse qu’une socialité, puissante, créative, s’épanouit dans les sociétés contemporaines, indépendamment des aléas que rencontre le vieux monde politicoéconomique. Mais elle n’y réussit que de manière souterraine, en creux, dans les profondeurs de la société. En deçà où au-delà de l’ordre sociétal (le politique, le social…) perdure une vitalité irréductible de l’être-ensemble. Le pouvoir quel qu’il soit ne peut en venir à bout. Dans la logique de son hypothèse, l’enjeu n’est donc pas la recherche d’une alternative au social trop abstrait et rationalisé (sans vie). Il revendique simplement un changement de perspective. L’observateur social devrait porter son attention vers le “nous” qui se vit au quotidien, vers ce que la société a de riche et d’irréductible dans l’ordinaire de sa vie (ses profondeurs). La socialité n’est donc pas à inventer ; elle n’est pas en attente de la subversion d’un social trop instrumentalisé. Elle est à découvrir dans l’épaisseur du donné social. C’est ce que Michel Maffesoli tente dans son ouvrage, récemment réédité en livre de poche, “le temps des tribus”[[Michel Maffesoli, “Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse”, Grasset Kincksieck, 1988, rééd. Livre de poche 1991 ; “La transfiguration du politique (la tribalisation du monde), Grasset, 1992. Nous nous référerons aussi à “la conquête du présent (pour une sociologie de la vie quotidienne), PUF, 1979., ainsi que dans son dernier essai “la transfiguration du politique”. Il entend ainsi mettre en lumière un présent de la socialité qui reste encore masqué. Sous l’apparence d’un social rationalisé et policé, perdurerait donc une volonté, quasi instinctuelle, de vivre ensemble, une sorte de socialité naturelle que l’ordre du politique ne saurait entamer. Michel Maffesoli s’attache dans ce qu’on peut appeler une sociologie des profondeurs à montrer l’épanouissement de ce vitalisme fondamental dans les sociétés contemporaines. Son hypothèse est donc qu’un élan vital préserve la socialité des impositions mortifères du monde des systèmes. Le peuple aurait ainsi la capacité spontanée et naturelle de résister à toutes les déterminations qui tentent de s’imposer à lui. On doit donc dépasser l’apparence de l’ordre sociétal pour redécouvrir dans la vie quotidienne l’authenticité de l’être-ensemble. Une sorte de savoir instinctuel, intériorisé permet au peuple de faire face à l’effet rouleau compresseur du monde politico-économique (l’expression est de Michel Maffesoli). Ce qui est déterminant pour le devenir social, ce n’est pas tant ce que le social et le politique ont pu instituer, mais bien plutôt l’existence d’une structure anthropologique fondamentale, ce qu’il désigne comme “la forme pure qu’est l’être-ensemble sans emploi”[[Michel Maffesoli, “Le temps des tribus”, p. 105.. Dans cette perspective maffesolienne, la manière d’être ensemble échappe à la conscience et à la raison. La socialité se fonde sur une exigence quasi instinctuelle, une forme essentielle incorporée à l’essence même de l’être. Pour résister à l’emprise de la fonctionnalité et pour neutraliser les contraintes inhérentes à l’ordre sociétal (le monde des systèmes dirait Habermas), le peuple s’appuierait sur une sorte de vitalisme irréductible. La socialité se révélerait ainsi dans un “va-et-vient constant [… entre l’anecdotique et l’ontologique, l’ordinaire et l’anthropologique”[[Idem, pp. 33-34.. Michel Maffesoli réfère donc la permanence de la socialité à un fondement ontologique de l’être-ensemble, un fondement qui s’actualiserait continûment dans la diversité des situations quotidiennes. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que la quotidienneté chez Michel Maffesoli acquière un statut quasi ontologique. La vie quotidienne est ainsi érigée en véritable sanctuaire de la socialité. Si l’importance de la vie quotidienne ne saurait être négligée, l’apologie qu’en fait l’auteur du temps des tribus, est discutable. On peut penser à la suite d’Henri Lefebvre[[Nous nous référons bien évidemment à sa “Critique de la vie quotidienne”, l’Arche éditeur, 3 tomes. que le quotidien représente un niveau de la réalité, essentiel certes, mais qui n’a de sens que référé aux autres, en particulier aux activités spécialisées (politique, économique…). C’est dans et par l’unité du banal et de l’exceptionnel que l’humain prouve sa vitalité, c’est dans cette dialectique entre l’ordinaire et la spécialisation que la socialité trouve sa vérité. Hypostasier un niveau de la réalité, comme le fait Michel Maffesoli, c’est proposer une vision réductrice de l’humain.
L’approche “naturaliste” de Michel Maffesoli s’accompagne logiquement d’un renoncement à toute perspective critique. La socialité qui nous est présentée est une socialité qui se suffit à elle-même, qui trouve en elle le principe de son propre dynamisme. L’être-ensemble est donc quelque chose qui s’observe et non quelque chose qui se réfléchit collectivement ou s’agit consciemment. fondamentalement, la socialité du temps des tribus ne se maîtrise pas, ni ne se réforme, elle fait fi de toute prétention critique. Cette conception naturaliste et spontanéiste annihile toute volonté de penser la société à venir. Comme Michel Maffesoli le précise lui-même, sa théorie “n’est pas faite pour ceux qui croient qu’il est possible d’éclairer l’action des hommes, encore moins pour ceux qui, confondant le savant et le politique, pensent qu’il est possible d’agir. C’est plutôt une forme de quiétisme qui se contente de re-connaître ce qui est, ce qui se passe”[[Michel Maffesoli, “Le temps des tribus”, pp. 16-19.. Sa conceptualisation de l’être-ensemble a donc pour préalable le renoncement à toute volonté critique et, parallèlement, la mise en suspens de l’expression politique, au sens d’une capacité à penser consciemment un devenir et à projeter collectivement un devoir-être social. En fait, il défend une tierce voie, une sorte de positivisme des profondeurs. Non pas l’acceptation simple et immédiate de la réalité telle qu’elle se donne à voir mais l’exploration de ce que l’existant à de plus profond. Rendre visible les déterminations archétypales de la socialité que les impositions politiques ne cessent de masquer. Le retrait vis-à-vis de toute perspective critique et donc politique, prend rang de principe méthodologique. Ni véritablement conservatrice, ni critique, sa pensée prétend aller au-delà d’une attention aux grandes entités (le politique, l’individu, le social…) qui obséderaient le discours progressiste depuis l’époque des lumières. Puisque la socialité est décrite comme un conservatoire d’énergie qui persiste dans les profondeurs de l’ordre social, la sociologie doit donc de manière privilégiée s’intéresser à cet élan vital, souterrain, hors politique. L’essentiel résiderait donc dans la découverte de l’authentique sous les apparences du donné mondain. Laisser faire le vitalisme inné de l’être-ensemble plutôt que de se leurrer politiquement avec le projet d’une société meilleure, tel serait en quelque sorte le mot d’ordre de la postmodernité qui s’annonce.
Michel Maffesoli relativise donc systématiquement le moment du politique. D’une part, comme nous venons de le montrer, en rappelant constamment la prééminence de la Puissance sociale sur les Pouvoirs institués, il construit ainsi une curieuse équation, le moins d’engagement politique et la moindre présence dans l’espace public équivalent à un plus de vitalité sociale et à un investissement dans l’existence plus intense. En effet, la mise en suspens du politique neutraliserait ce qu’il y a de trop planifié et de trop linéaire dans le social et permettrait à la vie quotidienne de réaffirmer son dynamisme. D’autre part, la saturation du politique relèverait aussi d’une nécessité historique. En effet, nous serions entrés dans une nouvelle période “qui annonce la fin d’une vision sociale dominée par la politique projective, l’administration planificatrice et rationnelle, et l’économie purement comptable et utilitaire”[[Michel Maffesoli, “La transfiguration du politique”, pp. 81-82.; Le politique a perdu sens ; en devenant le champ clos de spécialistes, il s’est coupé de son substrat social. Son extériorité prend désormais un caractère menaçant et aboutit à “la destruction de l’être-ensemble dont il est censé être à la fois l’expression et le garant”[[Idem., p. 56.. Le retrait vis-à-vis du politique correspondrait donc à un réflexe de protection de la société, à une réticence quasi anthropologique du peuple par rapport à ce pouvoir autonomisé. Se trouve ainsi résumés toute sa conception de l’histoire. En effet, pour lui, l’histoire s’apparente à une alternance de périodes où la puissance sociale (l’être-ensemble essentialiste) est canalisée dans l’institué, extériorisée dans l’ordre social et politique et où elle ne perdure qu’en souterrain, en creux, et puis d’autres périodes où cette puissance sociale s’impose à toutes les formes de légalité institutionnelle et retrouve ses potentialités instituantes, la désaffection vis-à-vis des formes instituées (l’ordre social et politique) marque donc un nouveau dynamisme, un recentrage sur l’irrépressible “nous” communautaire. le retrait du politique, expression d’un vitalisme retrouvé, symbolise donc une nouvelle période historique. Michel Maffesoli la décrit ainsi : “avec la saturation du politique, l’énergie se transfigure, prend une autre forme, mais n’en reste pas moins puissante. C’est cela l’inversion de l’extension [la canalisation dans l’institué vers l’in-tension [l’être-ensemble à l’état pur, le “nous” principiel… Donc une énergie, une dynamique qui se contentent, en quelque sorte, de se reproduire elles-mêmes. Mais par la même, d’une manière instinctive, protègent la vie, assurent sa survie, pensent à la perdurance de l’espèce”[[Ibid., pp. 160-161.. Cette présence de l’in-tension annonce la fin de la modernité puisqu’elle signifie l’épuisement de tout ce que le politique a pu condenser et cristalliser : l’attitude pro-jective et les tentatives de penser le devenir, l’idée de progrès et sa maîtrise … La postmodernité, qui s’annonce, naît de cette focalisation de l’énergie sociale sur une socialité de base, communautaire et fusionnelles (la tribalisation du monde). Michel Maffesoli met au coeur de ses analyses ce changement de configuration. A la logique ex-tensive du politique, succède le présentéisme de l’in-tensif, en fait un ressourcement sur ce qui constitue le fondement de l’être-ensemble. Le paradigme de la postmodemité s’origine donc dans cette saturation du politique, dans ce qu’il appelle sa transfiguration, en fait la constitution de la socialité en elle-même, pour elle-même et par elle-même, avec la fin de sa désignation par un ordre institué/extériorisé.
Cette théorie de l’histoire amène quelques remarques. Il est clair pour Michel Maffesoli, que la question n’est pas la transgression de l’ordre politique par la société, ni l’avènement d’une société sans État, mais plus simplement la nécessité pour la société, ponctuellement et régulièrement, de se ressourcer, de faire retour sur elle-même (ces expressions sont de lui) en se désengageant d’un ordre institué devenu mortifère, pour retrouver sa raison d’être. En cette fin de modernité, la société se recentre sur “une socialité sans emploi ou sans finalité, un être-ensemble à l’état pur”[[Ibid., p. 160.. Le signe en serait l’omniprésence du fait communautaire dans les sociétés contemporaines. Il est non moins clair que ce mouvement pendulaire (ex-tensif/ in-tensif) relève pour lui d’un processus “naturel”, l’homme est fait par ce processus plus qu’il ne le fait. S’il y a une constante dans la pensée de Michel Maffesoli, c’est bien celle-là ; l’homme n’est jamais appréhendé dans sa possible autonomie, au sens radical qu’a pu lui donner Cornélius Castoriadis[[Nous nous référons à son ouvrage “L’institution imaginaire de la société”, Ed. du Seuil, 1975.”, c’est-à-dire dans sa capacité à produire, à imaginer sa propre histoire.
Michel Maffesoli observe une renaissance de la socialité dans les sociétés contemporaines. Signe de cette régénérescence la tribalisation de la vie sociale. Elle se fait dans le cahot, dans l’effervescence collective, dans la confusion… pour le meilleur et pour le pire (pour reprendre une expression qui lui est chère) mais “de cela, nous ne sommes pas comptables, tant il est vrai que la fonction du savant est de dire ce qui est, avant de porter quelque jugement que ce soit sur le bien et le mal”[[Michel Maffesoli, “La transfiguration du politique”, p. 88.. Elle prend sa source dans une pulsion à vivre ensemble, dans une fusion émotionnelle, dans l’identification à une image commune (la “force imaginale” de la religion, du nationalisme…). Un nouveau paradigme émerge avec la postmodemité. Il le décrit ainsi : “Il est bien possible que les groupes secondaires qui se métastasent dans le corps social, tout en signifiant par leur présence la fin de la modernité policée, esquissent avec pertinence ce que sera la forme sociétale qui est en train de naître”. Il est donc possible “de pointer tout ce qui fait l’enjeu social de notre fin de siècle, et qui s’esquisse peu à peu dans cette nébuleuse que l’on peut appeler socialité. A défaut de direction assurée, indiquons encore une fois l’orientation que peut prendre cette dernière. Elle ne reposerait plus sur la monovalence faustienne du “faire” et sur son pendant l’associationnisme contractuel et finalisé ce que je résumerai par la formule : “économie-politique du moi et du monde”. Bien au contraire [… la socialité qui s’esquisse intègre une bonne part de communication, de jouissance au présent, et d’incohérence passionnelles”[[Michel Maffesoli, “Le temps des tribus”, respectivement, pp. 92 et 131.. Nous allons essayer de synthétiser quelques caractéristiques de ce nouveau paradigme.
La communauté emphatique. Notre époque redécouvrirait la force simple et immédiate de l’émotion partagée. Une socialité à dominante emphatique où la perte, passionnelle et émotionnelle, dans le collectif assure la cohésion de l’être-ensemble. Le ciment de la société n’est plus, dès lors à rechercher dans une rationalité d’acteurs mais dans ce qui est émotionnellement commun. Michel Maffesoli prend des accents fouriériste pour décrire l’harmonie affectuelle qu’il découvre dans les modes tribaux de socialité un mode spontané de solidarité, une socialité de proximité qui réalise son harmonie par une ambiance partagée, par un état d’esprit commun. Un autre monde naît ainsi sous sa plume. L’être-ensemble authentique, celui qui émerge sous la pesanteur du social, relève plus d’un ordre émotionnel, sensible et ressenti que d’un ordre de raison, prescriptif et formalisé. Valoriser les différences, laisser libre cours au développement des affects : une telle perspective rend caduque l’unité constituée à partir d’une légalité institutionnelle (une idéologie, un idéal ou une normalité juridique). Sa théorie de la socialité s’appuie sur “un mécanisme de complémentarité qui s’exprime dans le jeu des différences et qui est à la base de toute structuration sociale”[[Michel Maffesoli, “La conquête du présent”, p. 36. Le laisser faire des passions permet la stabilité de ce vivre-ensemble souterrain qui sous-tend les sociétés contemporaines. La forme tribale, c’est-à-dire la socialité de réseau, les micro-groupes… tend donc spontanément à équilibrer les différences, à synthétiser les tensions affectuelles. Michel Maffesoli redécouvre ainsi, dans les profondeurs et la quotidienneté, l’attraction passionnée chère à Charles Fourier, la très ancienne problématique de l’agrégation organique des différences. Une harmonie conflictuelle et différentielle agirait donc au coeur des sociétés. Michel Maffesoli nous propose ainsi une sorte de libéralisme en creux, au noir. Par-delà ou au-delà de l’ordre social et politique, dans ses profondeurs, un équilibre s’établit par le libre mouvement des différences, dans la dynamique de l’hétérogénéité, et dans la diversité des affects.
L’investissement dans le présent. Selon Michel Maffesoli, la socialité du temps des tribus se vit au présent. Le vivre s’y épuise dans son vécu. La communauté émotionnelle existe en elle-même, pour elle-même. La postmodemité annoncerait le temps de la jouissance immédiate de ce qui est. C’est en ce sens qu’il peut parler d’un être-ensemble qui dépense toute son énergie dans sa propre réalisation. Dès lors, le vivre échappe à toute intentionnalité projective et orientée. “La communauté se caractéris[e moins par un projet (pro-jectum) tourné vers l’avenir, que par l’effectuation in actu de la pulsion à être ensemble”[[Michel Maffesoli, “Le temps des tribus”, pp. 29-30.. Michel Maffesoli multiplie les formulations pour rendre compte de cette prévalence de l’instant sur le projet dans la Postmodernité qui s’annonce. On assisterait ainsi à une accentuation sur le présent, à une intensité de l’immédiat qui s’épuise en lui-même, à un enracinement dans l’instant vécu. La socialité de l’âge des tribus peut donc être qualifiée de socialité par exhaustion. L’être-ensemble s’ancre dans le présent puisque tout autre perspective a été épuisée. Le moment de la réalisation est porté ainsi à son absoluité : chaque attitude s’annihile dans sa propre effectuation. Le carpe diem paraît ainsi caractériser la socialité postmoderne. Michel Maffesoli retient donc l’hypothèse d’un présent authentiquement et immédiatement vécu ; il paraît donner au maintenant une réelle substantialité. La réalisation de soi se satisferait pleinement d’un vécu au présent. mais, l’être-ensemble peut-il s’accomplir dans la seule intensité de l’instant ? S’ancrer dans le présent, faute de projeter un devenir est-ce là le substrat, la substance de l’existence ? La réponse n’apparaît pas aussi évidente que Michel Maffesoli veut bien le penser. Rien ne paraît plus fuyant que ce carpe diem qui s’épuise dans la satisfaction immédiate. Cette réification de l’instant et cette absolutisation du maintenant ne cessent d’étonner. A l’encontre de cette perspective, on peut penser, comme Ernst Bloch, que le moment de la réalisation au contraire n’est jamais un aboutissement. Le contenu de l’existence ne se manifeste pas totalement dans la réalité réalisée. L’auteur du “principe d’Espérance” insiste sur cet inachèvement structurel du présent. La vie ne peut donc pas s’épuiser dans la jouissance de l’instant. En effet, l’essence du vécu échappe à l’emprise du présent, elle ne s’y manifeste que sous la forme inachevée d’un non-encore-réalisé. Michel Maffesoli hypostasie le vécu ici et maintenant et en fait l’absolu de l’accomplissement de l’être-ensemble parce qu’il renonce à penser le devenir. L’accentuation maffesolienne sur le présent ne serait-elle pas qu’un leurre, un substitut fragile pour faire face au retrait vis-à-vis de toute problématique projective et donc politique ? L’illusion d’un vécu au présent qui compenserait l’insatisfaction née du renoncement à penser le non-encore. En récusant le pro-jectif (i.e. le politique), Michel Maffesoli est contraint d’investir l’instant d’une substantialité qui lui est étrangère. On ne peut que reconnaître la réalité du maintenant et don intensité. C’est en lui que s’origine toute expérience mais l’immédiateté de l’instant vécu le rend difficilement “expériençable”[[Ernst Bloch, “Le principe espérance, tome 1”, Galimmard, 1976.. Le mouvement de la vie est rythmé par des actualisations immédiates et partielles. Rien n’est plus proche que l’immédiateté de l’instant mais cette proximité n’est pas gage de jouissance.
La reliance. dans la socialité communautaire (le temps des tribus), on assisterait à une déperdition de l’individualité. Michel Maffesoli oppose le concept d’individu unifié et libre qu’identifie l’instance politique à celui de personne, hétérogène et polymorphe, qui n’existe que par l’autre. Le retrait du politique ne s’accompagne donc pas d’un retour à l’individualisme ; il correspond fondamentalement au déclin de la monade individuelle. Avec l’organicité tribale, s’épuise le mythe du sujet politique, autonome et rationnel. Comment s’exprime cette distinction entre individu et personne , “On peut dire que “de jure” bien sûr, l’individu est libre, il contracte et s’inscrit dans des rapports égalitaires. C’est ce qui va servir de base au projet, ou mieux à l’attitude pro-jective (i.e. la politique). Par contre la personne est tributaire des autres, accepte un donné social et s’inscrit dans un ensemble organique”[[Michel Maffesoli, “Le temps des tribus”, p. 87.. Autant l’individu vaut par lui-même (son en-propre), autant la personne n’a de réalité que par rapport aux autres. Pour Michel Maffesoli, ce qui importe, c’est ce passage d’un social qui hypostasie l’unité, la composante individuelle très homogène, à une socialité qui privilégie l’unicité, en quelque sorte la conjonction d’entités diverses (la transfiguration de l’identité en identifications). La personne n’existe donc que par la multiplicité de ses appartenances et par la diversité de ses rôles. La relation à l’autre (la relance) devient le facteur déterminant. Elle se suffit à elle-même et se vit bien évidemment hors de toute finalité ou intentionnalité projective. Le lien social deviendrait ainsi simple liant. La perspective de Michel Maffesoli relève d’un extrême relativisme. L’accent est mis systématiquement sur le lien et la relance, jamais sur la substance des éléments qui sont ainsi articulés. La cristallisation communautaire ne se réalise que par le hasard des rencontres et des interactions. Ces condensations ponctuelles sont fondamentalement ambiguës ; elles peuvent être ceci ou cela en fonction de la diversité des rapprochements possibles. De par leur mode de constitution, les formes communautaires (affectuelles ou passionnées) sont vide de sens. Michel Maffesoli met en valeur une socialité sans repère une socialité qui n’existerait que par sa fluidité, son mouvement, que dans la relativité de ses interactions, que par une sorte d’agitation créative. Ses analyses inaugurent en fait le règne d’un hyper relativisme. Ce qui importe, c’est que les interactions se fassent et que la mobilité des situations soient facilitées, que la réversibilité soit effective. “De par l’interdépendance de toute vie sociale, chacun sait avoir besoin de l’autre à un moment ou à un autre. Il y a réversibilité : je ne vais pas contester un privilège, dont je pourrais être le bénéficiaire demain ou sous une autre forme.” “On peut émettre l’hypothèse que la dépendance et la servilité peuvent être tout à fait secondaires, dès lors qu’elles sont relativisées, partagées dans le cadre d’une liaison affectuelle”[[Michel Maffesoli, “Le temps des tribus”, respectivement, pp. 145 et 165.. L’accélération de la mobilité sociale et l’intensification des interactions paraissent épuiser tous les enjeux sociaux. La vitesse de changement et de réversibilité tient lieu de sens et de substance à la vie. Le relativisme donne ainsi corps à la socialité, un peu comme si l’ivresse du mouvement empêchait de se poser d’autres questions.

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S’il est possible de suivre Michel Maffesoli dans certains de ses constats, par contre plus discutables nous paraissent être les conclusions qu’il en tire. Ce que Michel Maffesoli critique, sous couvert de l’ordre du politique, c’est l’hégémonie actuelle du monde des systèmes. En ce sens, sa critique du politique apparaît assez fondée. Néanmoins, ce qu’on peut regretter, c’est qu’il réduise l’ordre du politique à sa seule dimension fonctionnelle et systémique. C’est oublier que le politique, c’est l’espace aussi de la discussion, du débat, d’une expression collective. En assimilant ordre du politique et agencement fonctionnel et instrumental, il évacue facilement la question de la formation d’une volonté collective, réfléchie en commun et consciente d’elle-même (il est vrai que cela relève sans doute des archaïsmes de la modernité). Pourquoi le dynamisme de l’être-ensemble ne se rencontrerait-il que dans l’ordinaire de la vie ? Pourquoi l’oeuvre politique, dans le sens que lui donne Henri Lefebvre (une activité hautement spécialisée) n’exprimerait-elle pas non plus une réelle vitalité de ce vivre en commun qui réunit les hommes ? Par ailleurs, s’il est pertinent de relativiser la vision essentialiste et consciensaliste de l’individu, pourquoi, cela devrait-il conduire nécessairement à sa perte “emphatique” dans le collectif ? Il paraît nécessaire de repenser le “je” et de réévaluer la dimension de l’inter-relationnel, mais cela peut l’être, d’une manière plus convaincante, dans une perspective communicationnelle (comme le développe Jürgen Habermas). La notion d’agir communicationnel, à la différence de l’idée de tribalisation, a le mérite de pouvoir reposer la question de la rationalité sans retomber, pour autant, dans les travers mécanismes de la modernité que dénonce Michel Maffesoli.