(revue “Variations”)Texte publié dans le Journal de l’Archipel des Revues (novembre 2003)L’Europe est une absence, un trou noir, une tache blanche sur la carte ; elle n’existe qu’en tant que manque politique. Sa Constitution est une non-constitution, qui délègue la politique à la propriété privée, la démocratie aux Etats et la culture aux mass médias. Comment constituer une société européenne, alors que ses principes constitutionnels vantent la dispersion et la privatisation ?
L’Union Européenne est pourtant en train de se doter d’un Etat, avec ses lois, sa monnaie, son armée, sa police et sa stratégie néolibérale. Le projet politique de cette Europe-là, qui marie des régressions plurielles telles la persécution des chômeurs, le travail de nuit des femmes, la vente des services publics, la restriction des retraites et le contrôle répressif des immigrés, s’assoit largement sur l’éclatement des espaces politiques oppositionnels. Trop souvent, chacun se bat dans son coin et bute sur l’étroitesse des horizons. Les mouvements sociaux s’attaquent aux gouvernements français, italien, britannique ou tchèque. Les partis de gauche épousent la topographie politique de chaque pays, leurs députés se rencontrent souvent pour la première fois au parlement européen. Les militants associatifs et syndicaux ne connaissent pas toujours leurs alter ego de l’autre côté de la frontière. Les grands groupes multinationaux de presse et d’édition se partagent des marchés délimités par les anciennes cultures nationales.
Le Forum Social Européen symbolise pourtant la possibilité d’une unité politique, dont les contours ne suivent pas les frontières, mais les silhouettes de tous les mouvements d’émancipation. Les européennes et européens refusent la guerre impériale, déclenchent à tour de rôle des grèves générales contre la soumission à la mondialisation capitaliste, actualisent une culture de la différence, et ils lisent des revues de gauche. La pensée dialectique, les théories critiques, l’autogestion, l’écologie, le pacifisme et le féminisme sont bien vivants.
Comment donner corps à l’ensemble des expériences, résistances et rêves de libération qui sont portées par les courants engagés de la gauche ? Il s’agit d’inscrire dans la durée les révoltes et expressions directes des acteurs, des militants associatifs et politiques, des femmes, des intellectuels autonomes, des chômeurs insoumis, des grévistes, des sans-papiers, des artistes… Il faut inventer un nouvel espace public européen.
L’Europe est pourtant une idée ancienne en Europe ! Souvenons-nous du 16 e siècle. Ainsi Adrian Willaert, musicien franco – flamand devint le fondateur de l’école de Venise. La musique allemande elle – même s’illustre d’abord de l’exemple de Roland de Lassus, franco – flamand devenu compositeur du duc de Bavière. L’école française de peinture, dite de Fontainebleau, est, en fait, l’œuvre d’artistes italiens tels Rosso et le Primatice.
Nul besoin d’un traité pour qu’existe, au sommet, cette Europe culturelle là. Sinon que c’est en ce siècle, au synode d’Emden (1571) qu’est proposé un nouveau principe d’organisation sociale : le principe de subsidiarité (systématisé par le théologien protestant Althusius). Ancien principe, donc, bien typique d’une société monarchique et religieuse, nullement de la démocratie. C’est que l’Europe peut exister sans être en rien démocratique…
Il en va tout autrement du mouvement de libération qui culmine, au 19 e siècle, lors du printemps des peuples de 1848, et qui se poursuit durant toute la fin du siècle. Ce qui évoque des personnalités politiques et artistiques tels S. Petöfi, V. Karadjitch, C. Botev, A. Mickiewicz, H. Heine… Mouvement qui n’a nulle raison de s’arrêter bien que nous y soyons fermement conviés ces dernières années.
Il y a donc Europe et Europe. L’une s’assoit sur le principe de subsidiarité venu d’Emden, repris par le pape Pie XI, dans son encyclique Quadragesimo anno, en 1931, juste après avoir signé les accords du Latran, avec Mussolini. Un des articles fondateurs du traité de Maastricht se réfère explicitement à ce « principe de subsidiarité » (article 3B) ! L’Union Européenne, actuellement vantée comme unique possibilité historique ne s’inscrit pas, c’est un euphémisme, dans la tradition démocratique. De surcroît, l’infrastructure actuelle, s’inscrivant dans le cadre impérial américain, est incompatible avec l’existence d’une Europe autonome.
Le traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949) stipule noir sur blanc que l’adhésion à l’Otan, par le dépôt d’un « instrument d’accession », relève d’une demande auprès du gouvernement des Etats-Unis d’Amérique (article 10). La volonté de poursuivre l’Otan, après la chute du mur de Berlin, est d’autant plus incompatible avec toute construction européenne que le traité de l’Atlantique Nord prévoit depuis 1979, qu’après vingt ans, « toute partie pourra mettre fin au Traité » par le dépôt d’un « instrument de dénonciation »(article 13).
Cette incompatibilité maintenue prouve bien que ce que l’on nomme « Europe » n’est que la mise en forme institutionnelle d’une idéologie : le libéralisme (article 3 A du traité de Maastricht sur le « marché libre »). Elle n’est que prétexte pour la destruction systématique des acquis sociaux et démocratiques, pays après pays. Plus on construit cette « Europe » là, moins l’Europe historique, celle des peuples et de la démocratie sociale existe. Nous devons refuser l’auto-affirmation de cette « Europe » qui se veut le modèle unique.
L’Europe populaire, unie dans la construction de la démocratie sociale et culturelle, est la véritable alternative. La construction de cette alternative passe par la déconstruction du cadre imposé : marché libre, subsidiarité, protectorat américain. Elle passe par l’élaboration d’un programme politique, démocratique et culturel entièrement construit sur les intérêts communs des salariés de l’ensemble des pays concernés.
Pour ce faire elle doit refuser toute amnésie et s’inscrire contre la généalogie des oligarchies industrielles et financières, actuellement dominante afin de reprendre, tant il n’y a pas de fin de l’histoire, le sens de sa propre généalogie, celle de la lutte pour l’émancipation sociale et culturelle.
Aujourd’hui, l’espace public dominant semble bouché par les partis de la gestion, les médias de masse et les discours du management. Face à cette situation, la gauche italienne a amorcé un « mouvement des mouvements », porté par des collectifs de base, associant les syndicats, les courants altermondialistes, des forces politiques rouges et vertes, des magistrats insoumis, etc. Sa médiatisation passe par le théatre de rue, les campagnes de presse, les performances vidéo et des assemblées générales. Un laboratoire continental ?
La prise de parole, le débat contradictoire, la démocratie directe, la festivité et l’invention de règles communes, esquissent en tout cas certaines formes de cet espace public qui nous intéresse.
Discutons d’une démocratie européenne qui ne reste pas prisonnière des arbitrages au sommet entre les différents gouvernements complices et leurs appareils d’Etat, sous l’égide de Giscard d’Estaing et de Silvio Berlusconi. Discutons d’une démocratie vivante, qui n’a pas besoin d’enrôler les ONGs et associations dans ses stratagèmes politiques pour vanter son dialogue avec la « société civile », comme le pratique la Commission européenne. Nous ne nous pouvons pas nous satisfaire d’une société civile composée d’experts sans expérience, de représentants des grandes entreprises et de bureaucrates syndicaux. L’Etat autoritaire s’est toujours accommodé avec une société civile qui le légitime.
Notre espace public naîtra sans doute dans la triple rupture avec la culture élitiste et étatiste, avec l’ethnocentrisme et avec l’enchantement de la marchandise. La question n’est pas si nous pouvons changer la société sans prendre le pouvoir, puisque nous la changeons par notre seule existence publique. La question est comment dissoudre le projet d’une Europe comme grande puissance par des moyens démocratiques, avant qu’elle ne nous envahit.
Pour échapper au pouvoir des mass médias et du marché, nous voulons développer des espaces d’expression autonomes, des forums permanents, des réseaux de publication polyglottes, des assemblées et réseaux politiques transversaux.
L’Archipel des revues souhaite y apporter son grain de sel.
Dernier numéro paru : Variations 4, Sciences sociales et engagement (coordonné par Alex Neumann et Jean-Marie Vincent), Syllepse, septembre 2003. Avec des contributions de Nancy Fraser, Oskar Negt, Fréderic Lebaron, Estelle Ferrarese, Gérard Da Silva et d’autres.