Juin 1992: Le texte et son dehors.

Vittorini fait un clin d’oeil à Glenn Gould (Esquisse pratique pour une conversation fabulée)

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A la fin de Conversation en Sicile, la simple présence d’une voix-off souhaite au roman d’être retrouvé dans une bouteille à la mer et indique à la manière d’Adorno, le modèle de la seule « communication » utile pour nous aujourd’hui : à contretemps des idéaux intersubjectifs et de leurs pratiques qui constituent le consensus des marchés et des médias. Livre météorite, psychisme noir, a-t-on dit à raison, comme tous ces actes de création qui surgissent, singuliers, dans les techniques les plus disparates, à même la matière du réel, en y composant juste une idée pour la vivre autrement. Si leur réception change aussi, c’est qu’elle est engendrée précisément par cette exigence pragmatique de non style qui déborde le matériel artistique et la reconnaissance d’un auteur, pour nous les faire côtoyer, ni de trop près (empathie mimétique), ni de trop loin (réflexion intellectuelle), c’est-à-dire par sympathie constructiviste.

Nostalgies d’enfance

Alors on s’embarque avec le héros du roman, Silvestro Ferrauto, typographe linotypiste[[Conversation en Sicile (Gallimard,1948, L’imaginaire 1990) a été traduit, comme d’ailleurs tous les autres romans d’Elio Vittorini, par Michel Arnaud. Il nous semble que ces traductions, privilégiant l’intelligibilité et la clarté du sens des textes, dans une sorte de souci de détermination « historique » (Vittorini néo-réaliste, justement) en sacrifient trop leur charge tensorielle, par réduction et subordination de la ligne syntaxique à la staticité des rapports signifiant/signifié. Les mêmes qui, si souvent, sont bousculés dans la version originale, véritablement réinventés, comme effets en mouvement de la production d’une simple « ligne ».l raconte un hiver révolu, indéterminé, mais son acte de langage nous plonge tout de suite dans le présent vivant d’une narration où il baisse la tête, ne mange ni ne parle plus et feuillette le dictionnaire, seul livre qu’il est capable désormais de lire. Une impossibilité de parler, une impuissance à déclarer, il n’y a rien à dire, que de l’eau dans des souliers troués, des amis eux-mêmes silencieux, seulement des fureurs abstraites, non point héroïques ni vives (pour le genre humain perdu).

On dit non, on pense non, un quotidien sans issue ronge le corps, on ne vit que cela, le sens physique du temps qui s’écroule (« entretemps passaient les jours, les mois ») et une incessante mort anonyme annoncée dans les massacres des manchettes des journaux. C’est-à-dire, les redoutables puissances non dialectiques, inconscientes de ce qu’est aussi le contenu premier de l’étonnante ligne syntaxique de Vittorini, la répétition[[Cf. Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, « La répétition pour elle-même », les trois synthèses du temps, p. 125-153. Le travail de Gilles Deleuze est une source très importante dans l’élaboration de cet article. On utilisera certains de ses concepts créés notamment dans les livres suivants : Périclès et Verdi, la philosophie de François Chatelet, Minuit, 1988 ; L’image-temps, Cinéma 2, Minuit, 1985 ; « Bartleby, ou la formule », postface à Melville, Bartleby, Flammarion, 1989 ; (avec Félix Guattari), Mille plateaux, Minuit,1980 ; Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991.. Elle affecte une sorte d’ectoplasme lyrique qui dit Je tel un vide, un creux sans volonté organique, à force de vitesse, par parataxe, avec polysyndète, surcharge d’interponction, prolepse du verbe et du démonstratif, procédé adjectival ternaire, suppression d’article. On se dirait presque déjà parmi les voix personnages beckettiennes, la catatonie larvaire de leurs corps couchés, corps-troncs, corps-têtes, sourds et muets. Même dans l’errance. A bicyclette, légère et clandestine, pour Molloy, Moran, Mercier et Camier, puis dans un fauteuil, en surplace, pour Hann, paralysé et aveugle. Chez Vittorini ce sont les trains : il y a la drôle de lettre du père cheminot, il a quitté île et femme, sans regret ni honte vis-à-vis de personne, il conseille donc à Silvestro, déjà fuyard quinze ans auparavant, d’aller rendre visite à sa mère pour sa fête, au lieu de lui envoyer des vœux ; et il y a Silvestro qui va poster la lettre, étourdi semi-dépressif, et qui se retrouve à la gare dans un wagon de troisième classe, indifférent à partir ou ne pas partir. Il suit, il ne peut que suivre une sensation de nostalgie d’enfance, non pas son enfance ; et les années lointaines en Sicile, ce sont des rats, « sombres, informes jusqu’à quinze fois trois cent soixante cinq », non pas précisément des souvenirs. On atteint des intensités sensibles, il ne s’agit pas de figures, elles vont scander dans le voyage la pratique d’une sorte de mémoire transcendantale du passé, « fondement » temporel impersonnel, à la limite de l’oubli plus que du mythe d’un retour à une quelconque initiation originaire. En fait, Silvestro ne descend pas vers sa terre ancestrale comme vers la palingenèse d’une bénéfique entraille protectrice, il ne va pas non plus recharger les souvenirs à l’aide d’une mère retrouvée et d’un langage obscur à interpréter par métaphore. Pas tellement obscure, cette langue litanique de la répétition, réitère le vertige de la mémoire comme oubli, sans état d’âme ni psychologie, secouée par toutes les habitudes de l’extériorité – demi-sommeil, fatigue, faim d’un présent qui passe. Cet état chronique du temps, subi comme une nostalgie névralgique, à la fois dans le souvenir et dans « l’en plus de maintenant », à savoir dans une « quatrième dimension » non pulsée et flottante, on le sentira de plus en plus envahir l’autre Histoire tout au fil des pages : pour y libérer, loin de toute prétention téléologique de la raison, l’attraction inconnue, incertaine d’un agir différent, irréductible aux représentations de la conscience, à l’organicité de leurs réalisations physiques dans le quotidien.

Giuseppe Verdi

Comment Vittorini arrive à « tenir » un tel bloc d’espace-temps, il l’expliquait lui-même en rappelant le double choc qui le traversa en 1936 : d’un côté, les nouvelles des combats dans les montagnes espagnoles à la radio, l’appel « mas hombre tambour, mas hombre chant de coq, mas hombre pensée », et de l’autre, la Traviata entendue pour la première fois à la Scala. Il ressent là une puissance de vie qui ne trouverait un écho que dans la littérature américaine, certainement pas dans la rhétorique du roman européen qu’il considère malade, à l’exception près de Proust, Joyce et Kafka, les grands expérimentateurs solitaires hors de toute intellectualité réflexive sans élan et du psychologisme ambiant (où il avoue être tombé lui aussi avec L’œillet rouge, son premier roman). Et de même que Stendhal, Gogol, Pouchkine avaient fait évoluer le roman « sous le vent de la poésie », en composant comme un équivalent de la dramatique de la fusion des genres du Don Juan de Mozart, maintenant pour le romancier latin, il faudra arriver à attraper ce quelque chose que l’opéra verdien tient avec sa musique : « s’agissant d’une action, mettons, de départ ou même de fuite, nous ne voyons pas cette action démentie par le long chant de ” partons, partons ” d’un chœur de partants qui ne s’en vont jamais. Le langage de l’opéra verdien nous empêche de voir l’invraisemblance et nous amène à voir la rapidité du départ, sa précipitation, son drame ou sa comédie dans cette hésitation même ». On se détache dès lors de la réalité particulière, en annihilant les données de comparaison, et l’on rentre dans un monde possible, dans une réalité majeure, pour exprimer un maximum de dramatique, un maximum de comique, dans les plus petits drames, les moindres comiques du réel.

Dès lors, l’harmonie musicale, produisant l’action sub-représentative, réfléchit l’élément vocal mélodique dans un ensemble instrumental et orchestral qui met en scène la matérialité des corps et leurs interactions affectives – des attractions, des répulsions, les attentes dans les chutes et vice versa – non pas les sentiments psychologiques d’états d’âme individuels.

Aujourd’hui, nous soulignerions la valeur matérielle et relationnelle de l’opéra verdien, et comment « il ne nous donne ni le vécu ni le concept abstrait, mais l’acte d’une raison sensible », non pas universelle, qui instaure des rapports humains inédits dans une matière moléculaire sonore. L’opéra nous ferait donc percevoir esthétiquement le sens littéral de « matérialisme historique ». Si Vittorini construit son style sur ce modèle, c’est précisément en se réclamant d’un matérialisme orphelin de tout travail dialectique du négatif, avec les armes d’une tension rationnelle qui met en mouvement les figures redondantes par excès de lyrisme en les dépouillant. Il compose donc à même la matérialité sonore du langage, pour que puissent y surgir les affects des interactions de groupe irréductibles à la somme des psychologies individuelles qui le constituent. A sa manière il va ainsi greffer un autre ton dans la polyphonie de l’appel-limite, mas hombre…

Ethnie sudiste (la relation virtuelle)

Florence, puis Naples, la Calabre… et Silvestro dormant, se réveillant, à nouveau endormi, arrive une matinée sur le ferry-boat vers l’île, entassé avec les petits Siciliens affamés, apathiques, lointains comme lui : « Il n’y a pas de fromage comparable au nôtre » répète-t-il plusieurs fois en goûtant finalement quelque chose, mais sa litanie ne concerne personne, et la réplique arrive tard, comme une balle perdue, « vous êtes donc Sicilien, vous ? », tandis qu’une femme plaintive s’exclame « Messine ! », et le petit ami des oranges ressasse (« Un sicilien ne mange jamais le matin. Vous êtes Américain ? ») d’un ton si tendu et strident qu’il répond que « Oui », il est américain depuis quinze ans.

On vient d’engager une conversation, le roman n’en sortira plus. Mais celle-ci se dérobe tout de suite à la bonne volonté et à la logique de la reconnaissance propre aux dialogues comme échange d’idées ; elle montre par son absence de suite dans l’enchaînement, ses associations de phrases déjà faites, ses rappels décousus, qu’elle n’attend jamais personne pour s’engager ; la conversation aussi se répète, et par là dévoile le fond redoutable – habitudes, oubli, sentences d’une petite mort diffuse – de n’importe quel échange d’information entre un Je et un Tu prétendument sui-référentiels qui communiqueraient de la sorte. On le perçoit tout de suite, sa puissance est déjà dans et par son acte de parole interactif, qui propage, fait circuler l’onde d’une rumeur tantôt agréable, tantôt dissonante, toujours non personnologique, où les je et les tu trouvent des places isolées et mutantes, non contiguës et indépendantes même dans la proximité.

Ainsi, Vittorini et Cesare Pavese[[Cesare Pavese, La letteratura americana e aliri saggi, Einaudi, Torino, 1968 ; cf. aussi Le métier de vivre, Gallimard, 1958, tr. de M. Arnaud. transforment le roman italien sous le régime fasciste, attirés par le fil de ces répétitions « dissolues, jeunes et batailleuses » propres à la conversation sonore des auteurs qu’ils traduisent – Faulkner, Dos Passos, Saroyan, Hemingway. Car ce sont justement ces derniers qui, dans leurs livres comme dans leurs scénarios, ont rechargé le terme du défi de l’activité des métropoles américaines. En faisant ressortir la conversation du salon mondain (du côté de chez James et chez Proust), en la jetant définitivement dans la prolifération des rues, ils retrouvaient les personnages de l’étranger, de l’aventurier, du passant, du migrant dont la sociologie interactionniste de l’école de Chicago (Parck et Wirth à la suite de Georg Simmel) avait fait les nouveaux héros anonymes du commerce urbain. Ceux-ci témoignaient un plaisir d’association pour elle-même, des rapports de proximité tout en restant distants, mobiles, en transit, qui déterminaient les intérêts provisoires de chacun, suivant les bifurcations imprévisibles des interactions ordinaires[[Sur le rapport entre la conversation et les phénomènes d’écologie urbaine Parck, Wirth et aut., L’école de Chicago, Aubier,1979 ; sur la différenciation entre la forme pure de la sociabilité (dont la conversation est un symptôme) et la société, cf. G. Simmel, « Sociologie de la sociabilité » in Urbi III, 1980. Ces travaux sont repris, aujourd’hui, par la sociologie interactionniste de John Gumperz, Engager la conversation, Minuit, 1989, et l’ethnographie de la communication d’Erwin Goffman, Façons de parler, Minuit, 1981), Les cadres de l’expérience, Minuit, 1991.. Dans le travail, le commerce et le fracas métropolitain, on sentait foisonner des attitudes singulières, des postures de corps et des positions de mots en déséquilibre permanent, irréductibles à tout idéalisme de la communication avec ses places et fonctions préétablies, à interpréter par introspection : l’idée pragmatique de la démocratie américaine y passait avec son grain de folie, les dangereuses rumeurs qui courent la ville…

Vittorini le sait, lui qui ne cesse de se heurter à l’acceptation d’une société provinciale disposée aux seuls idylles de la nature, et qui trouve dans la fièvre anonyme, laborieuse de New York, son désir de « grand air » pour les villes du monde (Pavese remarquera que Conversation en Sicile, n’était que le dernier chapitre, la conclusion des commentaires de l’Histoire brève de la littérature américaine, éditée par Vittorini juste avant) ; il refuse donc de faire dialoguer ses noirs siciliens hébétés dans le lent et fataliste dialecte sicilien (même pas dans le sens de la transfiguration chorale des pêcheurs de Verga), tout en rompant à la fois avec la langue élevée de la prose d’art de la revue « solariana » ; il centrifuge celle-ci dans les paroles quotidiennes et y dégage la cadence, le rythme des lignes relationnelles qui stylisent le mot archaïque pour l’emporter dans une direction inédite. S’il y a, alors, une inspiration « italienne » dans cette langue, on la trouverait plutôt du côté de chez Svevo, qui charriait son bilinguisme comme moyen pour rendre « dans une seule énorme difficulté » la vérité nouvelle ressentie dans les profondeurs de l’être, du côté de l’influence elliottienne de Montale, le devenir pierre et rocher d’une parole au milieu de la désolation ; de l’un à l’autre, un continuum sémiotique ardu ouvre l’écriture et fait le dehors matériel d’une vie non organique intense ; Vittorini reprend cela pour son compte, dans sa composition expressive qui pose la question en devenir d’une « démocratie directe », ou le dehors de la sociabilité (dirait Simmel). Une projection indiscernable entre les petits vendeurs d’orange de Messine et les nouveaux migrants des villes USA.

Et la conversation en Sicile monte… On l’entend dans le train, pour le meilleur et pour le pire, la résignation des ouvriers et des journaliers, le soupçon paranoïaque des deux carabiniers Moustachu et Sans Moustache, surtout le monologue dur du Grand Lombard sur le sens nouveau d’autres devoirs à accomplir, (« pas seulement ne pas voler, ne pas tuer, ne pas être un bon citoyen ») ; il ne demande pas de persuader ni de convaincre, il cherche, si bien que ces propos, bien compris, mal compris, sont évidemment ramenés par les « hi » amusés d’un petit vieux-« brindille sèche » au bruit de fond de la voie ferrée. Et c’est encore la conversation qui rythme le quotidien des retrouvailles avec la mère Concezione, affairée comme si de rien n’était à nettoyer des harengs, et ainsi « deux fois réelle », entre la foulée intermittente des souvenirs et l’humour ordinaire du présent, qui se remodèlent réciproquement dans la suite des répliques. Sur le fil de ces interactions on se promène par les taudis de misère et de malaria, tout le long de la tournée de piqûres de Concezione, jusqu’à ce que la rumeur de la vie du village nous laisse entendre la colère du rémouleur Calogero, la douleur d’Ezechiele, la demande d’eau vive de Porfirio, tous les trois insurgés contre les souffrances du monde, tous les trois terminant leur conciliabule par une colossale beuverie à la lumière d’acétylène dans la taverne du gnome Colombe. Et quand les chansons des hommes tristes rebondissent dans un « Vive » polyphonique ivrogne qui engloutit toutes les voix dans le partage humanitaire du genre humain offensé, l’on se dirait dans l’euphorie sarcastique de la fugue du Falstaff verdien, « tout dans le monde n’est que farce, tutti gabbati ! ». De la sorte Vittorini réussit en même temps à sauver artistiquement la sonorité asignifiante de l’âme conversationnelle et à en dénoncer sa conversion thématique en discussion d’opinions aux tons populistes complaisants qui réduit le fond commun présupposé dans un consensus déclaré. Là où la rhétorique de bien-faire les figures pointe; et celles-ci ligotent toujours les hommes, même quand elles « voudraient » les sauver, inséparables des forces réactives de leur signifiance à reconnaître, toujours liée aux signifiés dominants, de leur subjectivité à communiquer, toujours en prise sur un ordre établi d’assujettissement (même s’il était engendré dans le cœur profond de la Sicile persécutée).

Au début Silvestro est muet dans son non-espoir, on le retrouve ivre et ça ne va pas mieux pour le réveil de sa conscience. Pourtant cela n’a pas d’importance, car c’est bien dans un devenir sans « Moi » qu’il se trouve emporté par le mouvement de la conversation avec ses formes de la compagnie, de la rencontre, de la ballade. C’est-à-dire ces zones de sociabilité pure, à percevoir musicalement, suivant une interaction irréductible à ses conditions de possibilité, ses structures, ses situations et ses places sociales.

« Elle ne pensait pas Je suis, elle pensait Je fais » avait écrit Vittorini dans la nouvelle féerique d’Erica, en esquissant par cette transitivité, sa formule préférée « Je suis dans un autre » : s’agit-il d’un simple acte de parole autoréflexif, Vittorini-sujet d’énonciation, relatant le temps révolu du voyage de Silvestro-sujet d’énoncé, avec toutes les zones d’indiscernabilité réciproque, pour le plaisir des analyses textuelles ? Sans doute, mais on est confronté davantage à une formule constructiviste qui prolonge la fêlure de la conscience rimbaldienne, « Je est un autre », au sens où le je et l’autre pourront exister seulement comme inclusion prédicative, acte d’un passage, rapport ; si bien que leur relation en mouvement prime l’impossible double intérieur et l’extériorise, pour le rendre irréductible aux sujets (Vittorini, Silvestro…) qui le composent, transformés eux-mêmes en de simples positions.

Certes, cette sensibilité à la relation, ou matérialisme empiriste en lutte soit contre l’empirisme vulgaire, naturaliste, soit contre l’interprétation idéaliste du réel, toujours nominaliste, ne peut naître que dans des conditions historiques d’urgence (1936-1945), pour faire voir à travers l’humour noir du genre humain perdu l’impossibilité de continuer à vivre sous cette domination-là ; toutefois, il ne s’agit que de conditions, qui dégagent sous le signe de la relation problématique, le néo-réalisme comme tendance, indépendamment des lieux communs sociologiques (responsabilité publique, découverte du milieu populaire) et des difficultés de délimitation, des impasses, surtout pour le roman comme genre.

Une nouvelle « néo-réaliste » (cinéma)

De la littérature au cinéma, on pense à une autre conversation en Sicile, celle du premier épisode de Paisà.

Après le débarquement allié, l’élément historique au quotidien se dévoile dans la confusion des langues – l’italien, le dialecte sicilien, l’américain échangé par allemand – sur la place d’un village, qui introduit le fond sonore de tout le film ; quand ensuite, dans le château fort, la nuit, la jeune fille-guide reste seule avec le soldat américain, un très long plan-séquence fait sentir la matière des interactions entre les deux : Joy parle et parle, demande à Carmela si elle est fasciste, la touche, l’entraîne à se dérober furieuse, par répulsion ; Joy dit « home », et Carmela réticente, réplique « come » (comment), tandis que dehors une étoile filante tombe, il faut vite faire un vœu, mais Carmela comprend toujours autre chose. Elle sourit pourtant à l’attraction de ces mots-sons pressants. Il lui montre une photo avec sa sœur, il raconte de chez lui d’une voix de plus en plus atone venant d’un no man’s land, et pour bien lui faire comprendre ce qu’est une sœur, il allume le briquet et reçoit en réplique un « sorella » émerveillé. On atteint le point problématique qui seul intéresse Rossellini : ce qui s’est passé entre les deux pour en arriver à cet affect irradiant, cette concentration extrême sans plus de rapports avec l’histoire vécue de gens dans la guerre, les rôles d’allié-nouveau conquérant et d’occupée rusée. Quand l’interaction arrive à se dépouiller de ses lois attractives, répulsives et vaut en elle-même par son étrange autonomie pure. On le saisit d’autant plus qu’un coup de feu retentit et Joy s’écroule, l’action se précipite, ce qui va se passer devient elliptique, inorganisé, même le corps écrasé sur les rochers de Carmela (découverte par les Allemands, elle a tiré sur eux – les Américains dehors ont entendu les coups de fusils, ils sont revenus… – en voyant leur camarade, est-ce qu’ils pensent qu’elle l’a trahi ?).

Filmer l’attente, c’était l’impératif de Rossellini, mais l’attente chez lui n’est pas du tout ce qui va se passer, et qu’il faudrait rendre d’après les lois d’une connexion logique tenant le spectateur haletant par le déroulement des faits ; l’attente rossellinienne est déjà un fait en elle même, « l’image-fait » disait André Bazin[[A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Ed du Cerf, p. 250 et suiv. Les écrits rosselliniens sont réunis in R. Rossellini, Le cinéma révélé, Flammarion, 1984., en reprenant un certain langage phénoménologique dans l’esprit du temps que Rossellini le théoricien ne dédaignait d’ailleurs pas ; pourtant, cette image-fait comme attente irréductible à son déroulement, compose le secret d’un temps non chronologique, « sa part toujours inaccomplie », virtuelle, son problème vivant ou relation, et cela n’est jamais déjà donné dans une sorte d’expérience sauvage qu’on devrait faire lever comme sens des choses visibles ; cela, il faut le construire Rossellini le praticien dans son affaire de pensée – du mental immanent et vivant – bien plus que du vécu, même originaire, car celui-ci est toujours remis à un transcendant interprétant.

Reste toute la force des thèses de Bazin, notamment quand il définissait Paisà le premier film en tant que véritable recueil de nouvelles; il citait lui aussi les Américains – Hemingway, Dos Passos, et Faulkner – sans pourtant parler des adaptations de leurs livres, comme dans le cas de la plupart des films (qui récupéraient la nouveauté d’une syntaxe dans la représentation d’actions enchaînées suivant des schémas organiques forts, jugement moral compris) ; il soulignait plutôt un équivalent stylistique : les ellipses, la dispersion des situations faibles, difficilement reconnaissables.

En effet, les lacunes tissent dans Paisà, au-dessous de la chronologie de la « libération » américaine à travers l’Italie, les postures, les positions, la « syntaxe », d’un réseau de rencontres quelconques entre des soldats, des moines, des enfants, des femmes, des partisans, des pêcheurs, parlant, vivant, résistant ; et toutes ces relations convergent vers un point problématique, témoin de la persistance d’un secret qu’est-ce qu’il s’est passé pour en arriver au GI noir atterré par la pauvreté des sans-abris dans la grotte napolitaine, au cadavre qui coule sur le Po avec la pancarte « partisan » sur le dos… Alors l’image devient une « situation optique et sonore pure », au-delà des dimensions véridiques des enchaînements, pas du tout une dénonciation humaniste ou une réflexion sur la guerre, plutôt un acte de fabulation dégagé du document. La voix-off scande les étapes du film pour annoncer dans la dernière scène – « cela s’est passé l’hiver 44, quand vint le printemps, la guerre était finie » -, l’intolérable vrai de l’histoire qui sonne aussi puissamment faux, transformé déjà en acte de fabulation devant les résistants anonymes, les opprimés oubliés. Dans le cas qui nous occupe, entre Carmela et Joy, nous n’entendons que la matière brute, compliquée de leur parler ordinaire, nous ne voyons d’abord que des postures répulsives et attractives, puis l’acte de fabulation rossellinien nous révèle la scène dépouillée des résidus des présupposés implicites reliant les répliques des personnages à leurs formes subjectives. On en tire ce qu’on ne peut que voir, ce qu’on ne peut que dire dans toute conversation humaine, l’indicible-invisible inhumain ou surhumain, qui s’y recèle virtuellement, une lueur, une tendresse, et l’acte de parole entre les deux est basculé, est devenu fabulatif devant eux, les entraînant avec l’auteur et les spectateurs pour faire sentir l’intensité sonore « vide »… un désir qui ne serait plus qu’un avec l’acte de créer ?

Le problème sous-jacent, l’art de la rencontre « néo-réaliste », consiste bien en ceci : chercher à composer l’œuvre autour d’une idée mentale pour qu’une image quadridimensionnelle, photographie même de l’air qui passe, rende visible un plus de réalité immanente. Et il s’agit d’une charge singulière et collective à la fois, c’est-à-dire justement relationnelle, comme critique sensible du présent historique.

Il faudrait, à cet égard, au moins évoquer une autre ligne, la ligne d’ombre d’un néo-réalisme intérieur, de Pavese à Antonioni, un lointain intérieur pas du tout intimiste, qui suscite l’impensé comme question sur l’impossibilité pathologique d’un amour malade à partir de l’anatomie minutieuse des échecs et des malheurs des rencontres. Ce sera la question-voyance devant la vacuité malsaine de la bourgeoisie urbaine, la bonne société turinoise de Entre femmes seules et Les amies (mais aussi Le diable sur les collines et La nuit, ou L’aventure, car le passage de la sécheresse lyrique du roman au film opéré par le cinéaste, moins qu’une adaptation, révèle plutôt une approche esthétique originale, telle un « diagnostic clinique » du même problème ; et tandis que le style pavésien le traite par une conversation féminine pleine de renvois, d’implicites, de phrases faites et indécente, de tressaillements qui creuseront un « vide » – l’image indicible de Rosetta suicidée -, chez Antonioni, le parlé s’estompe, s’économise et le matériel conversationnel passe dans ses longs plans séquences qui disent « ce qui vient après » chaque réplique en tant que posture banale, en rendant ainsi la fabulation dans le constat sensible de l’invisible souffrance relationnelle des personnages).

Cinéma ou roman, de l’interaction matérielle à la fabulation, les techniques changent, non le lien commun de cette pragmatique de la composition esthétique qui s’en inspire et tend les différents matériaux vers leur dehors, un mental en quête de sa propre musique au quotidien.

Remarque pragmatique : axiomatique ou constructivisme

Combien Silvestro, perdu dans les montagnes siciliennes, en rentrant dans la conversation, en y devenant ivre, est le témoin-précurseur de cette démarche.

Il dévoile d’avance toutes les impasses propres au principe de coopération qui fonde aujourd’hui la logique analytique de la conversation. Des impasses dont une telle logique aura bien besoin pour enliser la pragmatique à l’intérieur des jeux linguistiques, avec leurs règles sur les conditions de vérité des énoncés, les conditions de réussite de l’énonciation[[Pour une approche analytique de « la pragmatique de la conversation » on renvoie notamment à Communications, n° 30, 1979, cf. surtout l’article de H. Paul Grice, « Logique et conversation », p. 57-72..

Silvestro réclame à sa mère, à propos du pauvre chinois vendeur de colliers, de cravates, toujours envoyé au diable, des réponses nouvelles et étranges, des tours de mots qui changent d’une manière ou d’une autre le cours de l’existence, mais il « sent » tout de suite que celles-ci n’arrivent pas, ne peuvent pas arriver, elles seraient préorientées par la volonté organique de sa conscience, désormais réduite à une simple façon de parler ; ce seraient des réponses au lieu tout simplement de devenir juste des idées pour autre chose, au-delà de la psychologie de la récognition qui les standardise.

Pour parler analytiquement, on serait au-delà des réalisations de l’intention illocutionnaire du locuteur au moyen de la reconnaissance par l’auditeur de cette intention.

Qu’on se rapporte aux maximes de Grice qui réactivent linguistiquement certains principes de l’anthropologie pragmatique kantienne. Elles tournent autour de l’idée que toute contribution conversationnelle doit correspondre à ce qui est exigé au stade atteint par celle-ci, par le but ou la direction acceptés de l’échange parlé dans lequel on s’engage, avec ces quatre règles associées : a) quantité : que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis mais pas plus ; b) qualité : que votre contribution soit véridique, n’affirmez donc pas ce que vous croyez être faux, n’affirmez pas ce pour quoi vous manquez de preuve ; c) pertinence : parlez à propos, en sorte que votre contribution se rapporte au sujet de la conversation ; d) manière: soyez clair, ni obscur, ni ambigu, mais concis et ordonné.

Cela s’appelle un échange d’information, à savoir une communication intersubjective, suivant une approche pragmatique qui ne considère plus le langage à partir d’une surcodification signifiante, mais continue néanmoins à le formaliser, cette fois comme une axiomatique immanente qui trouve précisément dans la conversation son meilleur domaine de réalisation.

En effet, le principe de coopération en cache toujours un autre encore, et celui-ci est coextensif à la parole ordinaire tout entière. On utilise la fréquence de l’information et la subjectivité de la communication pour répandre la redondance de vérité entre l’énoncé et l’acte, et faire de tout speech-act une transmission d’ordre. Il ne s’agit même plus de principe à vrai dire, c’est le critère immanent du fonctionnement de cette force rhétorique qu’est l’action de langage. Des sujets reconnaissent le vrai, le consensus circule, propage la bonne volonté de la parole, et la communication révèle sa nature pas du tout idéale : traiter la variabilité des interactions par leurs constantes (référentielles, conatives, etc.), les faire accepter, constituer dès lors l’opinion majoritaire.

Ce n’est pas de cette conversation là que demande Silvestro, lui dont la seule volonté têtue est désormais un affect qui, imperceptiblement, s’insinue comme potentiel du dialogue avec la mère, ne reconnaissant pas les étranges réponses, mais les rencontrant, avec la nécessité de les prolonger, de les consolider par la construction d’un autre agir.

La voix scellée

Ce potentiel, qui mine davantage les résidus encore organiques et représentatifs de la description de Vittorini, vus par un Je narrant ses interactions et leur échec, se déplie dans le grand dialogue nocturne parmi les lumières du cimetière, entre Silvestro et le fantôme du frère Liborio, mort soldat, et vaticinant du profond de la terre. On rentre dans un accent dostoïevskien, au moins dans le sens de Bachktine, qui soulignait comment son auteur avait repris certains « dialogues sur le dernier seuil », très répandus dans la littérature du Moyen-Age. Ils réunissaient le thème de la ménippée carnavalesque et les mystères du genre universel des ultimes questions et ils créaient ainsi des héros entre la vie et la mort, la raison et la folie qui n’étaient plus que des voix retentissantes vis-à-vis de la terre et du ciel[[Mikhail Bakhtine, La poétique de Dostoievski, Seuil, 1970, « Les particularités de composition et de genre ». p. 220 et suiv.. Chez Vittorini, la situation exceptionnelle produit une véritable situation d’indécidabilité entre les catégories du mode et de la voix : celles-ci font voir et les paysages font entendre, les montagnes de la Voie Lactée emplissent de jasmins à la fois les nuits d’enfance avec le père cheminot jouant Hamlet dans les gares, et le maintenant avec les morts et les tués qui surgissent des tombes et mettent en scène la mémoire du monde, les actions des rois, des opposants, Césars non écrits, Macbeth non écrits; là, parmi les disciples, les partisans, les soldats, Liborio enfant parle à une jeune fille et arrose un jardin, joue avec son frère en culottes courtes… Alors gronde la solitude de la terre, brasse la mémoire historique et privée-existentielle dans un ferment polytonal qui défie les mythes, la patrie et l’héroïsme du sacrifice, « chaque parole imprimée, chaque parole prononcée, chaque millimètre de bronze élevé ». Non seulement le sujet d’énonciation fait partie du sujet d’énoncé, mais l’un dans l’autre, (Vittorini-Silvestro), sont tellement rentrés dans cette quatrième dimension optique et sonore pure, au-delà du souvenir et de l’ici-maintenant, que tous les deux dépendent d’un tout autre sujet d’énonciation, « je » collectif, Shakespeare du monde, tragique et bouffon à la fois. C’est l’affabulation de l’étrange cortège derrière Silvestro – des charretiers et des chiens, le Chinois et le Grand Lombard, le petit ami des oranges,le rémouleur Calogero, des femmes de Sicile, Ezechiele et Porfirio,- qui rassemble les gens du voyage dans le discours indirect libre comme acte de parole du peuple sicilien ; non qu’il y ait de quoi être fier, car la noblesse de ce peuple ne cesse de se superposer à son abjection au pied du monument aux morts où tous seraient prêts à célébrer l’horrible cliché de la grande femme nue en bronze. Alors la voix de Liborio jaillit en Silvestro, une voix obscure en basse sonore « Ehm ! Ehm ! Ehm ! » : Moustachu et Sans Moustache peuvent s’acharner une dernière fois à interpréter ; le mot est scellé, il frôle matériellement le silence devant l’existence offensée et résonne à la limite commune des actes de parole autoréflexifs ou interactifs. C’était ainsi depuis le début, car toutes les conversations entre les gens ou dans une seule et même personne, déjà se laissaient bien parcourir par un tel implicite qui n’en est pas un, le « secret du problème » égal au silence, à travers les composantes du récit, par intensification syntaxique.

On le saisit jusqu’au niveau de la structure constitutive de la narration, la forme onomastique des personnages et des villages, des villes aussi, Siracusa, Spaccaforno, Modica, Genesi, Donnafugata, Vittoria, Girgenti… La musique de la répétition les extrait de leur Signifiance en tant qu’unification substantielle et représentative de l’énonciation, comme de leur subjectivité significative en tant qu’individuation par figures, si bien que « Sicile ou Perse et Venezuela ce serait la même chose », car le nom de ces villes et de leurs hommes répétés tantôt dans le présent du voyage et de son habitude, tantôt dans le passé d’une mémoire subie comme enfance de l’oubli, assume toute sa finitude dans l’utopie des villes métropolitaines à bâtir, où les personnages et les paysages urbains se connectent, indiscernables, grâce au contrepoint syntaxique pour ne plus ressembler qu’à des mélodies prises dans des rythmes. Le « retour à la mère » aussi, dans sa tendresse hors conscience, est d’abord et surtout un nom propre, mère Concezione, puis Mère-melon, Mère-reine, Mère-abeille, Mère-vache, Mère-oiseau (« des gémissements, des sifflotements, parfois une roulade – il importait seulement qu’elle chantait, elle devenait oiseau, la mère-oiseau de l’air et, dans ses oeufs, la mère-oiseau de la lumière… ») ; et des noms propres deviennent de même le « fifre » et le « cerf volant », les souliers troués et l’eau vive, les Nuits des hommes nus dans le Vin, l’Ermite et le Chinois.

On a voulu y lire des symboles ; peut-être, si on leur donne la valeur qu’invoquait l’un des inspirateurs de Vittorini, D.H. Lawrence : une intense pensée des flux, un processus d’action et de décision sub-représentative, toujours au milieu, sans origine, finalité ou interprétation possible, précisément là où les relations prennent leur vitesse pour devenir un vecteur vers le cosmos, le problème vivant[[D.H. Lawrence, Apocalypse, Balland, 1978, (préface de Fanny et Gilles Deleuze). C’est Vittorini le traducteur italien du Serpent à plumes.. C’est que le mot scellé, ehm !, ehm !, ehm !, évide la tension syntaxique des résidus didascaliques et sauve la puissance collective du langage (on parle), redoutable par ses désirs, ses mutations de « masse », en l’arrachant à la dimension des actes de parole en tant qu’ordres. L’acte de parole s’est dérobé à la forme de la reconnaissance qui enlise sa force active dans celle rhétorique de la domination ; il n’est plus qu’une formule dans sa tentative-limite de trouver une issue au devenir intense du langage, en le faisant taire, il le sauve pour que dans son dehors, il insiste.

La conversation en Sicile finit comme elle avait commencé, à la cuisine. Silvestro dit « Je pars », Concezione demande sans états d’âme s’il reste pour dîner, et un acte de fabulation qui ne cesse de dégager la relation, introduit entre les deux une troisième silhouette : elle donne au réel le plus que le dernier seuil du roman a su créer. Vittorini construit par là sa nouvelle image de cinéma néo-réaliste, elliptique, en hiatus, entre plusieurs plans « mentaux » : un homme pleure ou dort de dos, tes pieds dans une cuvette, les cheveux blancs, très vieux, la tête basse ; il est un peu idiot comme Silvestro au début, bien qu’avec une autre fatigue, celle des voyages et voyages accomplis, avoir fait le mouvement par une force obstinée de continuer, il s’agit peut-être du grand-père, ou du père de retour, ou bien du passant aimé autrefois par Concezione, le passant-arpenteur, à travers les terres siciliennes, jamais plus revenu après une grève dans les soufrières…

L’un et l’autre se taisent et le Grand Lombard insiste en eux, le seul qui avait saisi dans le mot scellé, la tension pour le nouveau devenir d’une « conscience » fraîche… Et le Grand Lombard (« un Sicilien, sans doute un Lombard ou un Normand de Nicosia, de haute taille et les yeux bleus, pas jeune, la cinquantaine, parlant le dialecte avec ses u lombards, de ces localités lombardes du Val Demone, Nicosia ot Aidone ») reste le nom propre multiple, distributeur de la géographie du roman. Il étire son dialecte vers la psalmodie du « Ehm » au seuil du silence, mémorable personnage par énergie et puissance, catalyseur d’une résistance à consolider grâce à la grandeur même de l’angoisse de Macbeth, de la folie d’Othello et de la bouffonnerie généreuse de Falstaff, c’est-à-dire l’inspiration shakespearienne de Verdi, ou ce en quoi le roman est encore pieux.

Ceci ce n’est pas une < < conversation sacrée » Est-ce pour cela que Italo Calvino dans de belles pages sur l'utopie rationnelle de Vittorini[[Italo Calvino, « Progettazione e letteratura » in Menabo'10 1967 ; « Viaggio, dialogo, utopia », in Il ponte, 1973. Michel Serres dans son livre Esthétiques. Sur Carpaccio, Hermann, 1975, dédie une intéressante étude à la « Conversation sacrée » du Musée de Caen. trouve le modèle de sa conversation dans l'approche picturale et visuelle des conversations sacrées des tableaux de la renaissance vénitienne ? Là aussi, chez Bellini et surtout Carpaccio, la limite du silence est peinte à travers une litanie répétitive de plans - sur le fond, Venise et ses ponts, le commerce laborieux et marchand, comme grand englobant, le pont de Saint Jérôme-l'ermite, au devant, la table de l'agapé avec les bienheureux, et dans le bras de Marie, contemplative, l'enfant Jésus appelant par le geste le petit Jean-Baptiste, au milieu des autres transversales de connexion. Tout un mouvement immanent s'insinue dans la conciliation anthropocentrique de l'humain et du divin avec la ville étalée, jusqu'à l'harmonieux chiffre universel de la mère et de l'enfant : les anachorètes, les ermites se confondent idéalement aux vénitiens quelconques, ils traversent les ponts, sillonnent, construisent des espaces de rencontres quotidiens qui s'échappent de l'espace universel et allégorique, invariant du sacré, la célébration du Verbe engendré. En ce sens, la litanie répétitive de Vittorini est la ballade, le mouvement immanent de la rencontre, car cette pauvre femme-mère qu'est Conception, « pleine de temps, d'humain genre passé, enfance et autre, des hommes et des fils, pas du tout de l'histoire », ne contemple plus Liborio mort légionnaire en Espagne, simplement elle en fait sentir la tendresse de rage, « ehm » « ehm », la texture de la voix pour qu'une décision de conduite jusqu'alors impensée surgisse, non pas pour une quelconque célébration de l'incommunicable silence avant toute conversation. « Matter of fact », écrira Vittorini dans les notes de son essai Les Deux tensions (édition posthume), infra-représentatif, jamais déjà là, toujours à construire. Ce serait donc plutôt à la manière de Cézanne, l'expérimentateur des densités et forces physiques, matériellement impensées, et invisibles : « le verre de Cézanne... sa tension qui ne procure rien d'autre encore que de la tension ». Et d'ailleurs, il se peut que déjà la peinture vénitienne savait rendre cette matière, par composition de lignes transversales d'avenir, autonomie de la couleur, indépendamment du code byzantin signifiant et de son récit religieux (les figures et postures statiques de la narration). Elle devient maintenant la scène sonore de l'œuvre que néanmoins Vittorini rendra visible avec son propre matériel de composition ayant le mélodrame seul comme modèle. A partir des forces enfouies dans la matière brute du parler ordinaire : la parole se lève des villes, elle se consolide par d'autres ponts, d'autres « figures », Jérôme l'ermite devient le Grand Lombard de passage, et l'Etranger, le Migrant, l'Exclu, autant de personnages de rencontre comme possibilité, inspiration même de rapports humains inédits, en contretemps de toute rhétorique de la communication intersubjective, ou de sa mise en abîme. Cette conversation « matérielle » que guette Vittorini dans sa recherche de l'écrivain-Cézanne, hors des plaisirs de la communion, de l'exaltation et de la distension, cette conversation-question est la construction modelante, productrice d'un sens « inter-sensoriel », « inter-intellectuel » et « inter-perceptif », qui fait inévitablement écrouler les résidus du discours autoritaire et despotique de la fonction-auteur, les dangers de naturalisme humaniste de la narration. Syntaxe Vittorini n'écrira plus d'œuvres achevées, à l'exception de Uomini e no[[Vittorini lui-même critique dans son Journal en public le mauvais choix du titre pour la traduction française (Les hommes et les autres) qui risque une interprétation humaniste manichéenne. Il insiste sur le caractère inclusif, problématisant et non oppositif, de l'inhumain dans l'humain : Des hommes et non., le roman de la lutte partisane dans l'hiver 44 à Milan. Déjà dans celui-ci, (très marqué par la lutte de la contingence historique telle qu'elle risque de se figer dans les avatars d'une morale de l'engagement, d'ailleurs ressentie même dans le phrasé dialogique, trop près des modules narratifs américains), les pages les plus fortes se détachent du livret, comme ses préceptes romanesques, concernant la charge informative, la tension objectiviste et la nouveauté formelle, finissent par se décomposer : la charge, la tension et la nouveauté entraînent forme, information et objet dans une vie matérielle et relationnelle non référentielle, en-deçà du volontarisme du message, au-delà du Moi et du Toi des mimésis humanistes, suivant un impératif catégorique à l'infinitif, pour des voix devenues atones : « Tu avais à attendre ? », « Il ne s'agissait que d'attendre. N'était-il pas simple que j'attende ? », « C'était simple », « C'était très simple. De même l'était résister... », « Il n'y a rien d'autre à faire », « Et il te suffit à toi, qu'il n'y ait rien d'autre pour continuer ? Tu peux continuer ? », « Je peux continuer ». « Continuer même toujours et toujours résister ? ». Et si les personnages rythmiques vittoriniens les plus réussis sont souvent des vieux ou des vieillards comme le Grand Lombard - ainsi l'étonnante « Garibaldienne » de retour à son immuable pays archaïque, dans la chorale nocturne au tempo d'un opéra « buffa » pour voix malveillantes aux balcons... -, c'est que tous agissent leur corps et leur parole par cette sorte de force matérielle persévérante qui fait le mouvement - des catalyseurs de lente énergie extérieure, des individualités comme relation à venir. Même et surtout le grand père monumental du Simplon fait le clin d'œil au Fréjus, qui autrefois bâtit des ponts, des chemins de fer et des tunnels, peut-être aussi le Colisée, la Muraille de Chine, les Pyramides, et maintenant, à peine supporté dans la famille démunie de la fille à la périphérie de Milan, se tait, n'écoutant que les récits de son ami terrassier sur les éléphants, leur humeur tenace, patiente... Le peuple stoïcien des éléphants, à la rencontre d'un mourir content, en retrait, dans leurs mystérieux cimetières. Jusqu'au beau matin que grand-père, en recommençant à causer d'un sombre fracas de pierres dans la gorge, est éléphant, dans le parc de Lambrate, au dehors, en s'éloignant lentement, en saluant avec la canne : « Ici, ce n'est pas l'Afrique ; on est au milieu des arbres, mais on entend tout autour, des tramways ; on arrive au bord d'un étang, mais aussi, à des fontaines de bronze ; on arrache une branche de genêt, mais on donne un coup de pied dans une boite en fer blanc où il y eut des sardines ; et l'on grimpe des pentes de sable, des dunes, d'où l'on entrevoit, lointains et pourtant proches, des pinacles de fer. Court ici à travers le fil du téléphone, chargé de conversations, et si l'on prête l'oreille, peut-être que l'on entend un écureuil, l'on entend un lièvre, mais on entendra plus souvent des voix qui appellent d'un numéro 267.896 " qui est à l'appareil ? ", se demandent les hommes ici, à travers. Ils s'appellent l'un l'autre, l'un frappe à l'autre et d'ici, c'est aussi cela que l'on entend, ou, aussi, on entend siffler brusquement le train, le cri de mille de mes semblables qui passent en train et à la fois de moi-même qui sais leur passage par un bois dans un train. Pourtant, c'est ici que je cherche quel pourrait être le sens de ces temps où l'on serait vraiment des éléphants. Non point, donc, de la façon dont peut l'avoir été grand-père ? Non point de la façon dont peut l'être grand-père ?... je m'enfonce dans les feuilles et la rosée, je m'imprègne de rosée, je m'imprègne de feuilles, je marche et j'en viens à penser que ce pourrait être merveilleux, des baies rouges de plantes piquent le vert même sous mes pieds, de rouges corails, et de l'herbe tout autour d'autres herbes bondit, gicle, saute, dans un mouvement en éventail qui est une crépitante transmutation d'herbe en grillons et de grillons en herbe, de grillons en rosée, de grillons en feuilles. Mais j'en viens aussi à penser que c'est précisément ici, non ailleurs, non en Afrique, non dans des forêts vierges, que ce serait merveilleux, pour ce qui, ici, est ville (la voie ensevelie sous les orties) et qui est une joue appuyée à la ville, non pas seulement une joue appuyée aux plantes ; si bien que je voudrais que survienne dans des bois comme ici, à Milan, à Paris, c'est-à-dire après la ville, non pas avant, un temps où l'on serait des hommes-éléphants, sereins à l'égal des éléphants, mais libres et non pas de quelqu'un, non pas d'un sérail, même au prix d'être lourds comme les éléphants le sont, trapus, balourds, fumant des cigares comme eux, s'ils fumaient, et non plus des danseurs gracieux, des prestidigitateurs comme nous le sommes[[E. Vittorini, Le Simplon fait un clin d'œil au Fréjus, Gallimard, 1950, ch. III; traduction modifiée.. » L'écrivain-Cézanne, selon Vittorini ? Faire davantage le mouvement, avec le matériau intense d'une syntaxe-sensation qui compose sa propre référence, la géographie d'un peuple qui manque encore dans la variation conversationnelle des voix de tout corps, une fois ayant déjoué les résidus anthropocentriques, (ce qu'on appelle par habitude herbe et grillon, voyageurs et cheminées des villes futures). Alors, le vieillard éléphant se prolonge dans des Erica nouvelles, c'est Rea Silva, la légère ambulante des Villes du monde qui sillonne une Sicile perçue stratigraphiquement, le lieu de passage d'une géologie cosmique, remémorante dans les foules anonymes du passé - Bible, Hérodote ou Mille et une nuits - les civilisations urbaines à venir ; ou il s'agit de l'étudiante en mobylette des pages inédites, être de fuite parmi un entrelacement d'allusions, de chuchotements de la jeunesse métropolitaine: comme si la lenteur sage du mouvement à la limite de la conversation, ne cessait de passer dans sa vitesse hors parole, quand elle se dérobe aux clichés du consensus et devient une idée qui pointe déjà au dehors. Précisément là où dureté et tendresse font le double devenir de la jeune fille et du vieux. « Industrie » et didactique de l'expérimentation Tout cela, qu'on ne le croie pas sentimental ou émotif, Vittorini le cherche de plus en plus du côté « conjectural » d'un processus de connaissance (« libération », dit-il). Le pragmaticien constructiviste se dit toujours réaliste et il appelle ses héros des personnages de fonction. Pour nous, au sens où les procédés mathématico-scientifiques, loin de renvoyer à des données formées, composent par leurs fonctions créatrices du vivant en pleine transformation, tout un matter of fact technologique qui affecte avec ses accélérations, les interactions homme-machine. « ... Le monde industriel, c'est encore un monde que nous ne possédons pas et qui nous possède exactement autant que le monde naturel. Il doit donc subir une transformation ultérieure qui le prive du pouvoir de nous déterminer. Or une littérature qui serait pleinement à la hauteur de la situation contiendrait l'exigence de ce passage ultérieur... l'écrivain sera au niveau de l'industrie seulement dans la mesure où son regard se sera pénétré de cette exigence[[E. Vittorini, Il Menabo, n° 4, 1960, p.19-20.. » A partir, donc, du constat de l'abolition de la différence entre industrie et nature, et contre les idéologies de la vieille conscience, notamment celle sacrale, humaniste de la rhétorique italienne, Vittorini se jette dans l'élaboration d'une pensée in progress qui oscillera toujours entre l'illusion positiviste d'une science comme « nouvelle totalité » et les instances d'un marxisme critique de sa réification inhérente. Compte ici la pratique d'une création artistique en tension vers un plus de connaissance non calculée à l'avance, qui se rapporte aux fonctions matérielles nouvelles de la pensée scientifique, afin qu'elles inspirent ses propres compositions, les purifiant de ses émotions rassurantes. Dès lors l'approche artistique de Vittorini, (de Rossellini aussi, comme d'une manière justement cérébrale de Antonioni), va essayer de brancher sur nos connaissances renouvelées, une sorte de sensation vitale et non subjective de passion pour la réalité plus forte du réel, qui suggère déjà par son hyperfonction (constructivisme) une politique de résistance : par le fait même de demander des voix physiques, soient-elles atones ou aphasiques, au moins affranchies de vieilles croyances, archaïsmes moraux ou élans populistes... C'est pourquoi Vittorini et Rossellini notamment, tout en étant fascinés en ce qui concerne le roman, par « l'école du regard », sa dénonciation des vieux registres « sentimentaux » et l'affinement technique d'un percept qui fusionne dans la connaissance matérielle des formes, s'en détournent comme s'ils y pressentaient le danger d'un reste de néo-naturalisme, un arrêt du mouvement non plus de l'homme mais de l'imaginaire-fantasme (cf. la critique faite à de Robbe Grillet dans Les deux tensions). Et tandis que Vittorini plonge dans son travail obscur et sans aboutissement sur l'interaction sonore, Rossellini, lui, demandant un peu moins de complaisance et de cruauté, renonce au cinéma, et se lance dans son idée (humble et folle à la fois) de films pour la télévision. Réapprendre à nous tous, étourdis par les horreurs du siècle et les conquêtes technologiques, l'alphabet et le langage, suivant une didactique qui réactive le terme d'information et retrace le progrès des connaissances humaines, tel est le projet de Rossellini. Dès lors il oppose une didactique de la question à la pédagogie d'une vérité toute faite qui se propagerait dans le consensus de l'information-cliché. Ainsi « recharge »-t-il, de fait, l'anonymat et le silence de Vittorini (il était touché par la « tendresse » de son questionnement) en nous indiquant la voie du traitement créateur propre à toute forte tentative de « réalisme constructiviste ». De L'Age du fer aux Actes des Apôtres, au Blaise Pascal, à La prise de pouvoir de Louis XIV, l'esprit du progrès humain, tragique et pourtant saisi comme pensée en devenir plutôt que comme histoire, est mis en scène suivant une succession de tableau de conversation-« réunion » entre Paul et les apôtres, répliques serrées entre Louis XIV et Colbert... Ce sont des conversations irréductibles à de simples débats d'idées, où « les acteurs toujours un peu décollés d'eux mêmes, permettent aux voix et aux arguments qui les modulent d'être plus physiques »[[Ce sont des mots qu'on emprunte à la belle analyse de Raymond Bellour, « Le cinéma, au-delà », in Rossellini Cahier du Cinéma, 1990, p. 82-88. à l'intérieur de la succession de plans lumineux et de plans d'ombre. Ceux-ci, faisant voir la dramatisation progressive, par sautes, par raccourcis des affinités profondes qui rendent productives les interactions, permettent à l'idée nouvelle de surgir, imprévisible émergence non pas en dehors de la conversation, mais de son propre dehors-force... Ainsi cette incarnation du processus de connaissance, l'impensé vivant caché derrière le quotidien socialement et historiquement donné, que Rossellini voulait nous raconter en « simple didacte », passe dans la sensation suscitée. Il se fait acte artistique de fabulation comme mémoire du monde, acte de perpétuer la vie, en repensant même les fonctions scientifiques par son propre moyen : une conversation fabulée. (On sait d'ailleurs comment ce travail rossellinien a été une importante source d'inspiration pour la didactique de l'image de Godard). On la dira « acte de légende », acte toujours renouvelé de la lutte des hommes comme oeuvres d'art, à condition de comprendre « comme » non pas à la manière d'une métaphore mais d'une tension limite, faite d'impasses, d'incompréhensions, de déterminismes fâcheux entre les oeuvres et la résistance des hommes. Une telle logique secrète est la relation à contre-temps du consensus de l'époque, son impensé vivant qui détermine ce qu'on appelle des conduites du dehors - esquisses de plans, tentatives processuelles peu soucieuses de finalité et de compétences disciplinaires, exposition dangereuses au flou de l'indéterminé - dans les passages indiscernables de l'oeuvre à la vie, où l'on apprend à se défaire sans douleur de soi-même et devenir justement une relation. C'est tout au moins notre idée de Vittorini le sicilien autodidacte, suivant les étapes de sa conduite. D'abord militant, puis opérateur culturel dans la reconstruction d'après guerre (la revue Il politecnico), et découvreur de jeunes talents chez Einaudi (quand l'idée d'une maison d'édition laboratoire n'était pas encore étouffée par les techniques de marché), ensuite essayiste social (libertaire plutôt que libéral) dans les bouleversements « du miracle économique » (Il menabo') : autonomie culturelle dans l'engagement, politique dans la science, recherche individuelle dans le travail d'équipe... Et toutes les fois que sa reconnaissance publique fige le problème des postures sociales du dehors dans la solution de simples figures d'activisme (soit-il généreux), il y a retrait, rebondissement sur l'écriture, et apprentissage des nouveaux langages avec « leurs rapports inédits signifiant/signifié » (cf. ses exercices d'épistémologie, d'anthropologie et de linguistique dans Les deux tensions)... afin que l'acte d'une ligne syntaxique les fasse fuir loin du danger d'assimilation de la part du nouvel ordre social. Contre celui-ci (non plus la Sicile offensée, Milan 1966 et pourtant...) on rôde encore autour d'une variation consersationnelle, et dans cette variation là, on travaille et on attend, à savoir, on fait tout ce qu'on peut afin de « précipiter » une posture du dehors, « opéra » pour le monde. « So you want to write a fugue ? »

Dès lors, on parlerait d’un tournant post-verdien qui prolongerait la virtualité de l’accent de Vittorini, sa rythmique imprégnée des géodésiques italiennes (« un plateau de terres rouges, arides par grandes extensions, sans arbres, brûlé par les vents, par le souffle du soleil et du sel, haut de terres rouges, coupoles et tours, à travers le désert des hommes voyageurs »).

Sans doute, sur la ligne de la mutation des seuils perceptifs, à l’interférence des différentes pratiques (le gai savoir veut l’incompétence laborieuse), on trouverait la nouvelle polytonalité déjà du côté de l’écholalie d’Arnaud. Puis on retrouverait, pêle-mêle, la subconversation amoureuse de Nathalie Sarraute, les modulations de Beckett, Bob Wilson ou Carmelo Bene, la voyance sonore dans la nouvelle image de Godard, Rivette, Rohmer, ou les « voix-voyeuses » de Duras… autant d’expérimentations autonomes qui prolongent cette pragmatique du non style faite de conversation et de fabulation, à condition que celle-ci ne cesse de transformer celle-là en force arrachée aux formes consensuelles de l’échange comme débat ou aussi comme « lutte » de simples opinions, la base de la conception populiste d’une démocratie à l’occidentale.

Il est question ici d’essayer de réapprendre à écouter une fugue, expérience musicale et mode de vie. Glenn Gould l’explique très bien en conseillant de nous exercer à percevoir les différentes impressions vocales simultanées du final du Falstaff, comment tous les mots et les syllabes n’y sont pas audibles, ne comptant désormais que par les consonances et les dissonances du timbre des voix, leurs attaques, leurs chutes, leurs courbes. Car sur ces lignes contrapuntiques se révèlent déjà les virtualités de nouveaux vocalismes chromatiques qui libèrent le langage de la structure phonologique signifiante et le son, de l’empreinte du chant qui le « tient ». La saisie de ces rapports de la voix et du son, changeant la perception qu’on a d’habitude du langage et de la musique, nous donnent la chance d’attraper des « informations » bien plus importantes que nous n’en sommes nous-mêmes convaincus. Mais alors, c’est la fugue verdienne elle-même qu’on arrache aux résidus romantiques du bel canto avec leur fusionnement trop facile dans une foule toujours là. Sous cette caution astucieuse, Gould nous présente le premier volet de ses « documentaires dramatiques » ou radio contrapuntique, La trilogie de la solitude[[L’expérimentation créatrice de Glenn Gould est trop méconnue. Elle comprend d’autres documentaires et notamment des portraits-« fabulés » sur deux interprètes, Stokowski (1970), Casals, (1973), et deux compositeurs Schoenberg : the firsi hundred years, Fantasy-Documentary (1974), Richard Strauss, the bourgeois héros (1979). Elle se prolonge aussi dans l’image cinématographique, soit dans le rôle de créateur de bande musicale de film (The wars, Nielsen Fems and Torstar) que dans celui de metteur en scène et interprète collectif, notamment in Radio as Music (1975), Portraits de Glenn Gould, Chemins de la musique, (1974) et Glenn Gould joue Bach (1981), les deux derniers présentés, produits et réalisés par Bruno Monsaingeon. Bruno Monsaingeon a réuni les écrits gouldiens qui servent ici de référence (Glenn Gould, Le dernier puritain, 1983, Fayard ; Contrepoint à la ligne, 1985 ; Non, je ne suis pas du tout un excentrique, 1986) On le remercie vivement pour nous avoir fourni les enregistrements de la Trilogie. Sur la radio contrapuntique de Gould cf. aussi G. Payzant, Glenn Gould, un homme du futur, Fayard, 1983 ; et dans Gould pluriel, Courteau, 1988, « Un examen de la Trilogie Solitude » de J.P.L. Roberts..

Une jeune femme commence à parler très doucement : « plus nous avancions dans le Nord, plus cela devenait monotone », (« and the further north we went, the more monotonous il became »), mais « further » glisse dans le « farther and farther North » (plus loin, encore, dans le Nord) d’une deuxième voix masculine qui raconte sa méfiance vis-à-vis de tous ceux qui se vantent de leurs prouesses, voyages en traîneau au Pôle Nord, par exemple ; et tout cela devient pleinement intelligible seulement après coup, quand elle arrête de dominer le son en prononçant « trente jours » pour disparaître tout de suite, (« une sorte de point de convergence à la Webern »), dans une autre qui dit « onze ans » en introduisant le récit de son isolement dans la région, celui de la transformation de sa vie. Quitte à ce que la première voix revienne par un croisement du genre « tapisserie auditive » : « … et je pensais que je faisais presque partie de ce pays, partie de cet environnement paisible et j’espérais que cela ne finirait jamais ». Il n’y a que des textures vocales à découvrir, elles se font « compagnie », embarquées dans un train très peu vittorinien à vrai dire, dont la rumeur en basse continue évoque – murmure de neige et ours polaires – le départ de Winnipeg pour Fort Churchill au Canada: c’est le prologue en trio de The Idea of north.

Glenn Gould produit sa radio quand il arrive au parachèvement de son « plan pour l’abolition des applaudissements et des manifestations de toute espèce ». Loin de l’arène des concerts, où le rapport artiste public ne relevait plus pour ce surdoué du piano que de la complaisance et de la reconnaissance voyeuriste, le studio d’enregistrement lui avait déjà permis de recréer les oeuvres de ses musiciens préférés par les technologies les plus avancées de montage, mixage et encadrement acoustique. Ce sont les auteurs « fin de siècle » qui avaient brassé par leur pluristylisme les figures utiles seulement pour les débats académiciens suivant une évolution prétendue telle du système modal au tonal et à la musique atonale : Orlando Gibbons, entre l’anonymat homophonique de la pré-renaissance et la nouvelle subjectivité harmonique baroque, Schoenberg entre la série et un retour à une sorte de pseudo-tonalité ; et toujours Bach le fuguiste, à une époque où cet art était désormais bien déraisonnable, Bach la pensée-musique qui vanifia les dogmes artistiques, les questions de goût et la frivolité des préoccupations esthétiques. Précisément ces compositeurs, tous également indifférents vis-à-vis de la sonorité particulière de l’instrument-interprète, historiquement conventionnel, à la recherche d’une stimulation pour une oreille interne active, capable de se greffer sur des matérialisations sonores en forme hyperstructurée, entraînent l’élaboration gouldienne de la participation et de la responsabilité multiple dans l’expérimentation électronique. Il s’agit d’arriver à combiner, en les dépassant, les fonctions spécifiques du compositeur, de l’interprète et du consommateur, qui pourra se transformer lui aussi en manipulateur expérimenté, non seulement de cadrans et boutons, mais davantage des filtres, des vitesses et des hauteurs, des modulateurs, à partir de son propre travail sur l’expérience acoustique quotidienne…

On sait, à ce propos, combien le goût de Gould est loin de « l’aléa » de John Cage: pourtant les deux se retrouvent ensemble à la pointe de cette conduite du dehors consistant à s’embarquer dans une exploration de la densité sonore, de la tessiture timbrique de l’environnement quotidien. Là où l’on saisit pragmatiquement même les cadences des énoncés humains débarrassés de tout sujet d’énonciation légiférant. Ainsi, tous les deux se tournent vers la conversation, comme en y présentant un au-delà ou en-deçà de l’idée commune de musique qui les entraîne hors de leur « art » : Cage dans la conversation-processus du happening (« la situation de cirque »), où l’on ne communique aucune reconnaissance, où l’on n’informe pas sur des objets, bien qu’on rentre dans les sons et dans le souffle-silence, c’est-à-dire dans la cessation de texture comme autre son et bruit de la danse ; et Gould dans la conversation-fugue de sa radio. On le dit le « dernier puritain », il rétorque que oui, il est bien le tenant d’une tradition de siècles de législation contrapuntique, mais pour pouvoir en faire ressortir la puissance non historique déjà là dans les Cris de Paris de Clément Janequin, les Cris de Londres de Weekles et Gibbons. C’est toute une structure mentale composée de rapports d’affirmation, de réponse, de défi et de riposte, d’appel et d’écho, qui concernent « le secret des lieux immobiles détenant la clef de la destinée des hommes ». En effet, ces procédés fugués du « sujet » et de la réponse, la conversation entre basse, alto, ténor, soprano, étaient formulés depuis le début de la Renaissance, donc bien avant la mise en place de la grammaire tonale de tension et de détente qui, par ses effets de contrastes réglés, les réduira à une dimension d’équilibre et de pesanteur : « Les contrapuntistes de la Renaissance ont été les premiers hommes pratiques en tant que compositeurs à reconnaître qu’il était possible, faisable et réaliste de croire l’oreille susceptible de saisir plusieurs rapports simultanés, de suivre leurs divers cheminements et d’être également mobilisée par eux tous… Ils comprirent qu’on pouvait transformer en musique cette compote environnante qui aujourd’hui peut-être pour la première fois est en train de devenir ” musique “. » Si donc Gould s’intéresse à l’avenir incertain de l’art de la fugue comme réalisation musicale, (Hindemith dans notre présent post-tonal), c’est surtout pour y déceler le symptôme d’une densité venant d’ailleurs, le devenir d’un mouvement incessant irréductible aux systèmes qu’il traverse. On énumérera avec Gould ses principales caractéristiques : dissonances modulatoires propulsives en rapport indécidable avec le thème à la limite du tempérament, disposition de grands étages harmoniques de modulation sans critère de développement fixe, (leur insoumission aussi à la législation catégorique masculin-féminin de la tonique et de la dominante propre à la symphonie classique), concentration inachevée des airs sur un matériel furtif, à l’aide de fragments mélodiques changeants bien qu’à densité continue, variété des textures productrice aussi de la prégnance du silence des voix …[[Gould, « La musique de Protée ou quelques observations sur le caractère “subjectif ” de la forme fuguée » in Contrepoint à la ligne, cit., p.143-152. Gould a composé aussi une fugue « canonique » dont il a écrit à la fois la musique et les paroles, So vou want to write a fugue (CBS, 1977). Il en parle à Monsaingeon dans l’un de leurs films de 1974 comme d’un morceau en mouvement: « Je suis parti des fonctions historiques de la fugue, je les démonte et puis les démolis… Les bons thèmes comportent un contre-sujet. Celui-ci avait pour mots : Never be clever for the sake of being clever… A la fin de la fugue il reste un peu de contrepoint, mais il s’épuise de lui même. Il y a dans tout cela du En attendant Godot ». Cf. Payzant, Gould, un homme du futur, cit. p.136. (L’évocation du théâtre de Beckett qui fascinait Gould pour son utilisation intégrée du silence n’est certes pas gratuite. Monsaingeon rappelle comment les dernières années Gould envisageait de se consacrer à une « oeuvre littéraire à venir » que ses écrits philosophiques, fictionnels et critiques ne faisaient qu’annoncer).. Ces composantes (syntaxe) rendent à la fugue son « sens de variation constante, encore qu’il s’agisse d’un type de variation particulièrement nomade », et pour cela même la tendent vers son dehors qui seul la justifie, cette structure mentale pas du tout désincarnée, parce que toujours questionnante la « compote » de l’environnement quotidien qui fait la rumeur de la vie des interactions humaines, chansons, bruits, et cris…

La structure mentale fuguiste se réactive ainsi « naturellement » dans l’enregistrement qui seul est à même de notre rumeur quotidienne de plus en plus électronique. Dès lors, Gould conjugue l’ascèse du voyage sur place à la vitesse de la technè qui va lui permettre d’attraper la puissance d’accélération (et de ralentissement) matérielle sonore. Il se penche à l’écoute de tout filtrage de la musique de fond ordinaire, émission télé, pub, cinéma, F.M., et il y découvre les résidus des clichés de plusieurs idiomes savants, employés jusqu’à l’atonalité même de certaines sciences-fictions, s’insinuer en présence sonore superposés aux banalités conversationnelles de nos existences. Comme si nous ne cessions de parcourir l’expérience associative directe de tout le vocabulaire accumulé depuis la renaissance, ses maniérismes, ses conventions, ses occurrences statistiquement plus fréquentes. C’est ainsi, indépendamment de notre compétence « consciente », mais on ne pourra plus produire rien de nouveau sinon en ayant affiné les sensibilités à partir de cet acquis acoustique. Et si les sons comme les voix continuent à nous bombarder dans une seule et même interaction hertzienne, d’après la bannière du gigantesque cliché que la transmission simultanée, le direct des médias actionnent en redondance de contrôle, l’enregistrement gouldien, lui, se définit comme une action à distance, détournant le brouillage et la rumeur de sa production. Il rejette à l’arrière plan la reconnaissance des clichés langagiers et musicaux et il s’en sert à la manière d’un cadrage dans sa composition qui transforme leur temps historique en une topographie, une géographie de la relation où les voix, les sons, la musique de fond « machinent » un seul et même continuum sémiotique de pensée, d’action et de mouvement. Le relief le plus acéré du réel détourne ainsi cette vitesse sémiotique qui est notre « religio » contemporaine, vers l’appel d’une « vocation plus haute », the Idea.

Syntaxe électronique : ethnie nordique

Et l’on reprend à écouter. Une infirmière, un géographe sociologue, un anthropologue, un bureaucrate nous informent dans un anglais canadien courant de leur différentes expériences directes du Nord, et de leur attitudes, l’enthousiaste, la cynique, la tourmentée et la désillusionnée, suivant des voix enregistrées séparément. Pourtant, par le traitement sur la bande de certains résidus des différents monologues qui subissent le filtrage d’une chambre sonore unique, ces voix se détachent de la basse continue du train, et s’engagent dans la plus mentale des conversations. Elle nous fait sentir moins le message que son effet d’expansion d’air sonore qui entraîne les voix par des bifurcations, des détachements, des isolements dans la contiguïté du contrepoint, où chaque réplique sert de tremplin à l’autre, y recueillant les brins qui lui plaisent pour attraper son idée. On dérive d’une conversation à l’autre, on y participe vraiment en « serveur de wagon-restaurant » qui peut se faire, lui aussi, juste une idée sur « la nuit obscure de l’âme humaine » ou la fabulation de la Fugue vers Le Grand Nord. Ce qu’une cinquième voix, idéaliste et pragmatique, enthousiaste et sans illusion, contenant à la fois toutes les autres, fait monter dans une sorte de tonalité sereine qui vire au gris atone des cieux canadiens. Il ne s’agit pas du tout d’un sujet Narrateur, plutôt de la nouvelle basse comme « fondu » nécessaire à cette radio encore en monophonie (1966) pour qu’elle rende la structure intégrée de la densité d’un bloc sonore. Elle devient ainsi un simple air mélodique, une ligne de conversation désormais libérée du vécu des scories des opinions personnelles ; elle est transformée en « paysage » qui entre dans le contrepoint, non plus d’autres voix humaines mais du dernier mouvement de la cinquième symphonie de Sibelius. Celle-ci, complètement manipulée dans l’enregistrement, est devenue à son tour une répétition productive, un simple rythme, « personnage rythmique ». La musique et la voix humaine se tendent donc réciproquement et les deux entrouvrent leur thème entre voix et son, dans une sorte de conversation cosmique qui rend indécidables les personnages et les paysages, les rythmes et les mélodies, un seul bloc à même la sensation du territoire nordique (il serait intéressant, à cet égard, d’approfondir le projet d’une telle entreprise avec les manipulations radiophoniques qui s’ouvrent à la connexion avec le cosmos de Stockausen, dans Spirale ou PolelExpo) ; « métaphore de la condition solitaire », dit Gould suivant une façon de parler que sa pratique fait néanmoins exploser en fabulation d’un processus d’anonymat créateur, qui est déjà en soi-même une écologie de l’esprit. Comment habitera-t-on en « poète » le territoire ? … Peut-être les Esquimaux, ou les Terre-neuviens, the Latecomers, ces bardes retardataires en train de converser sobrement sur leur vie de village, l’anarchie de leur collectivité insulaire, d’où Gould extrait une cadence vigoureuse, une élégance métrique qui se transforme en motif contrapuntique par rapport au continuo hypnotique des différentes sonorités du bruit des vagues.

En revenant sur ses émissions, Gould tenait à souligner comment l’effet des dialogues et des trios de The latecomers lui paraissait moins dramatique que dans le North, à cause de l’usage de cette technique du fondu, qui avait été si importante en monophonie, mais qui se relativise dans les entrecroisements droite/gauche, les simultanéités sonores et les rapports inédits entre l’échelle du temps et la voix propres à la stéréophonie (même la quadriphonie ne devrait faire, d’après lui, qu’accentuer cela au lieu d’être traitée comme surcharge d’ambiance) ; si bien que la fonction d’un narrateur, nécessaire en mono comme simple équivalence de fondu, risque en stéréo de s’attribuer une fâcheuse allure de sujet d’énonciation porteur d’un jugement et interprète des faits relatés… « Dès lors qu’on peut séparer les personnages en les plaçant en avant ou en arrière-plan, à gauche ou à droite, ou dans le temps, le silence devient un stimulus singulièrement puissant » Or, celui-ci, indépendamment de l’autocritique gouldienne, superpose déjà, dans la séquence finale au moins, son mouvement propre à celui du ressac de la mer, et explore, autonome, la densité intensive du nouveau volume sonore, sans souci de proportion avec la durée du son. On le « sent » fonctionner comme contrepoint des conversations terre-neuviennes, désormais écholaliques grâce au filtrage, car c’est le silence seul qui inspire la voix de Leslie Harris, transformé de narrateur en simple personnage de fonction. Ainsi, dans le cadre sonore, il peut se déplacer, se heurter avec toutes les autres voix et y soutirer l’idée/thème, les traversant toutes (l’en-deçà et l’au-delà des différentes conversations à propos des traditions de l’île, du prix à payer pour le non-conformisme…) Une idée/thème, ou la question de qu’est-ce que serait la composition d’un groupe original dans un milieu culturel de plus en plus coercitif. Leslie Harris disparaît, devient vague, le cadre sonore est envahi, ses vitesses se composent en infinie lenteur rythmique qui fait voir autant qu’écouter le mode de vie terre-neuvien comme territoire : « Les gens sont béats à l’idée de rejoindre le courant. Je trouve cela assez absurde, car le courant me semble, à moi du moins, plutôt fangeux.

Et le procédé se répète une dernière fois, tout en en se raffinant, dans la pièce The quiet in the land (1977) qui, elle aussi, semblerait se préoccuper davantage de nous informer, de nous documenter sur le mode de vie des Mennonites de Red River au Manitoba, leur tension entre l’idéal de rester en contact avec le monde tout en conservant ses distances et le repliement exclusif sur la quête de leur foi. Néanmoins le message y est si épuré par le contrepoint asignifiant des rumeurs des voitures et des cloches, des jeux d’enfants et du chœur religieux, d’une chanson rauque de Janis Joplin et de la Suite numéro cinq pour violoncelle de Bach (emploi perfectionné des prises de son multiples, filtrage par modulateurs temporels), que cette radio de la vitesse mentale gouldienne intensifie la charge informative de l’émission et le principe moral mennonite comme mot d’ordre, les ouvre vers une sonorité affective et perceptive pure qui est aussi une image à construire (on a remarqué à juste titre la composition cinématographique des programmes gouldiens). Gould parle de la manipulation sonore comme d’une tricherie créatrice. C’est son idée de didactique « réaliste », car l’image fonctionne seulement si la technique d’écoute transforme la production pour en faire son propre usage. On peut s’y exercer facilement, mais la réussite dépend de la plus stricte des conduites de la part de l’auteur, des voix des personnages et de l’auditeur même : devenir autant de singularité et de positions sur la ligne relationnelle qui, elle seule, peut rendre sensibles les nouveaux chromatismes signifiants et les nouveaux percepts « signifiés ».

Relation en acte (image mentale)

On retrouve toujours le paradoxe de la conversation fabulée que les compositeurs « réalistes » savent créer techniquement, bien qu’indifférents aux genres artistiques, tous, musiciens, écrivains, cinéastes (ou peintres) attirés par cette matière non linguistiquement formée – continuum sonore et visuel des mouvements de vie – que le contrepoint conversationnel recèle comme dehors de chaque technique. Ils nous demandent de poursuivre l’affaire, rentrer dans une image physique en acte, tantôt sonore pour y saisir la kinésie visuelle (écriture et musique), tantôt visuelle pour y saisir la modulation sonore (qu’est-ce que le tableau La conversation de Matisse ?), tantôt les deux (cinéma) ; dedans, les personnages se refusent à l’interprétation en termes de sujet ou d’objet de reconnaissance ; ce sont des fonctions à la manière de Vittorini, des fonctions rythmiques toujours en prise sur des motifs territoriaux, ou bien des personnages conceptuels plus encore que des « figures » esthétiques comme dit Deleuze, tellement Gould parle d’un devenir philosophe par le voyage au Nord, véritable territoire absolu de la pensée – ils témoignent d’un processus de connaissance incertain, notre impensé vivant contemporain, structure mentale rigoureuse car problématique, mais sans didascalie organisatrice : Leslie Harris est composé par les mille six cents collures nécessaires à rendre fluide les conversations enregistrées de son « double » existant – une voix « fluide », à savoir en constante variation sonore, au-delà des signifiances et des signifiés énoncés, et hors prise de l’incommunicabilité plaintive qui n’est rien d’autre que le raté nécessaire à la forme d’un message, à la subjectivité des personnes impliquées.

On sort du petit côté de l’interaction quotidienne qui fait son mauvais cinéma, à savoir la représentation organique consensuelle, et l’on désamorce la grande peur collective de l’opinion comme mot d’ordre, dans la nouvelle conversation contrapuntique bonne à nous dire la seule chose dont on ait besoin aujourd’hui, l’isolement « d’un acte de création », aussi discret soit-il.

On s’isole, c’est-à-dire on s’égale à la relation productrice, au sens où Glenn Gould est déjà la polypersonne (cf. la verve humoristique de la Scène, virulente dénonciation radio du concept de compétition, physique, cérébrale, contre le temps et la mort même). Elle se réfracte dans le matériau électronique, en faisant surgir l’exigence d’une autre teneur d’existence. Quand les voix sont désormais indiscernables de la réalité de territoires comme « cartes de passage », beaucoup plus que des fantasmes d’identités distinctives à organiser.

Alors on y est, dans l’image mentale de la voix-off, c’est « le dehors sub-externe » (Artaud) plus profond de toute intériorité, l’isolement du North, la population sicilienne. Leslie Harris fait un clin d’œil à Silvestro Grand Lombard, sans présupposés, sans sous-entendus. Un clin d’œil-mot de passe, on ne peut en dire plus, on risque le cliché contre quoi tous les deux se battent, au rythme d’une solitude qui demande le ferment collectif et vice et versa. On n’est plus simplement dans la « radio » ou le roman. La psalmodie de l’ « ehm » de Liborio à la limite d’un agir différent, sert de contrepoint à l’épuisement du bruit émerveillé des vagues nordiques, les matériaux langagiers et sonores, par leurs syntaxes, tendent la répétition de la vanité des conversations des hommes vers le silence, et ils en sauvent ainsi l’informel vivant (on est des habitudes, de la mémoire oublieuse, de la finitude) ; ils composent un seul et même bloc d’espace/temps de vision, et ils continuent à « empoigner », coup sur coup, – Sud, Vieille Europe ou Terre Neuve (mode d’emploi de « l’œuvre ») – la souffrance contingente des mots d’ordre qui asservissent nos pratiques dans l’opinion.

Vittorini et Glenn Gould, aux deux bouts de notre quotidien contemporain : on pourrait, certes, remarquer leur incompatibilité. Et continuer à en critiquer les démarches respectives, cela a été fait, discuté et communiqué. Mais les généralités des débats et des discussions savantes qui ramènent l’un aux impasses d’un volontarisme populaire, l’autre à la quête d’une mystique sans corps, se déroulent trop souvent d’après l’idée d’une conversation réflexive comme échange rentable d’idées, avec les présupposés, les conflits, les persuasions qui renvoient à l’affirmation blasée des certitudes personnelles. Juste à cela Gould et Vittorini ont toujours su échapper, affairés plutôt dans la construction d’une autre idée de conversation-limite sur le fil de la matérialité du réel, la relation à vivre comme unique abri (une vitesse de joie, l’incommunication est une politique). Ils se rencontrent, fuguistes nés, suivant l’art de la tension intramusicale, physique et mentale, voix et son, écriture et modulateurs, qui passe toujours dans des conditions et « sprechgesänge secrètes », en acte.

L’œuvre rebondit, l’auteur devient ombre parmi d’autres silhouettes inaperçues ; elles traversent ensemble le monde des possibilités humaines, et telles insistent ; obstinées et irrécupérables par le Marché du présent.