(Sur l’interdiction du voile « islamique » en France)
« Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
C’est au chemin du Ciel qu’il prétend vous conduire »
Molière, Tartuffe ou l’hypocrite, Acte I, 1
1. La bigoterie a chéri de tous temps les débats sur les parties du corps de
la femme que celle-ci doit ou peut montrer ou cacher. De la longueur de la
jupe à l’ampleur du décolleté, bien des normes ont été édictées pour
soumettre l’exhibition du corps féminin à toute autre règle que la volonté
de la personne concernée. Par la femme, en effet, viendrait le scandale
selon une tradition religieuse judéo-chrétienne et islamique marquée par la
sexophobie. Ce qui surprend aujourd’hui c’est qu’à la bien classique
formule du Tartuffe de Molière, « cachez ce chaste sein que je ne saurais
voir » qui exprimerait cette très religieuse peur du sexe, vient se
substituer, dans l’échelle continue d’exhibition/dissimulation propre à la
bigoterie, un nouveau précepte : « montrez cette chaste oreille et ces
cheveux que je me dois de voir ». En effet, depuis quelques années, la
polémique sur le voile/foulard islamique fait rage en France et quelques
esprits « éclairés » ont cherché à ce « problème » des solutions fondées sur
« le dialogue et la conciliation ». Ainsi, si des filles musulmanes
choisissent de se voiler cheveux, oreilles et cou en application d’un
certain principe de pudeur qu’elles associent à la foi islamique, les
responsables des établissements scolaires de la France « républicaine » les
autorisent à le faire, à condition qu’elles montrent justement ce qu’elles
veulent cacher. Elles peuvent donc, en tout bien tout honneur républicain
cacher ce qu’elles considèrent peu chaste pourvu que cela demeure
visible.Ainsi, leur propose-t-on, à l’initiative du ministre de l’Intérieur,
N. Sarkozy, de porter de larges bandanas qui couvriraient partiellement
leurs têtes tout en laissant en vue une partie de leurs cheveux et de leurs
oreilles. Un ministre de l’intérieur de la France républicaine est ainsi
devenu ainsi à l’occasion de cette affaire un petit dictateur de la mode «
islamique », à l’instar de Moustafa Kémal Atatürk qui imposait aux musulmans
turcs le port de la casquette tout en proscrivant le fès traditionnel.
Tout ceci serait bien plaisant, si cela n’avait pas déjà conduit à
plusieurs mesures d’expulsion d’établissements scolaires prises à l’encontre
de filles qui refusaient la norme néo-tartuffesque, ou, pire encore, si cela
ne signifiait pas une réduction brutale de l’espace de tolérance
vestimentaire et idéologique acquis depuis 1968 en France et dans l’esemble
du monde occidental. La loi que le président Chirac appelle de ses voux pour
régler cette question ne fera qu’aggraver la situation. Le fait que M.
Tantaoui, le recteur de l’université Al Azhar du Caire, n’ait rien trouvé à
redire face à une loi interdisant le voile dans les lycées de France est
parfaitement cohérent avec les efforts de ce même homme de religion pour
imposer le port du voile en Egypte. En effet, en France, comme Egypte,
les pratiques de tolérance s’effritent et sont substituées par des
doctrines et des impositions publiques qui prétendent concurrencer les
idéologies et les croyances privées. Enfin, ces mesures n’interviennent pas
à n’importe quel moment, mais à l’heure où se développe au niveau mondial
comme alibi d’un conflit de civilisations entièrement fabriqué, un nouveau
racisme global anti-musulman. Ce racisme désigne l’ennemi, ou plutôt le
groupe de population « à risque » dans le cadre d’ une guerre globale
permanente dont la France et le reste de l’Europe ont entériné le principe .
2. Le prétendu « conflit des civilisations » qui sert de cadre à la guerre
globale permanente « contre le terrorisme », s’imposerait, de l’aveu de M.
Bush ou de M. Aznar, comme seule méthode pour défendre les valeurs qui
fondent nos sociétés. Ils ont raison. La seule façon de sauver un
capitalisme néolibéral créateur d’ une crise sociale et écologique sans
précédent consiste à nourrir un conflit qui ignore les limites de temps et d
‘espace et réclame la mobilisation illimitée des différents dispositifs de
domination, qu’ils soient militaires, policiers, économiques ou
humanitaires. Mais ce conflit, dans le cadre d’un ordre politique
humanitaire qui tire sa légitimité de la défense de la vie, doit faire face
à un obstacle majeur : comment, en effet, mener dans ces conditions une
guerre sans frontières, une guerre qui est, donc, partout et toujours une
guerre civile et dans laquelle, comme dans toutes les guerres, il faut
pouvoir donner la mort à des ennemis qui, dans un contexte global sont
toujours intérieurs ? Comment, en d’autres termes joindre aux attributs du
pouvoir biopolitique moderne qui d’après M. Foucault « fait vivre et laisse
mourir » ceux du vieux pouvoir souverain « qui faisait mourir et laissait
vivre » ? Pour cela, il faut dans la vie-même dépister ce qui constitue une
menace, un foyer de contagion et le déclarer susceptible d’être éliminé.
Ceci permettrait d’administrer la mort au nom de la vie et en son intérêt.
Le dispositif qui permet de distinguer dans un corps social ce qui est sain
et ce qui peut être extirpé et détruit se nomme racisme.
Au-delà de la conception naïve du racisme qui n’y voit qu’un préjugé qu’il
serait possible de corriger par une bonne éducation, il faudrait au
contraire considérer le racisme comme ce mécanisme de pouvoir inscrit dans l
‘histoire concrète et qui seul permet aujourd’hui à nos pouvoirs
humanitaires de faire la guerre, de tuer ou de menacer de mort de façon «
légitime ». Le racisme ne se définit pas par la race biologique, c’est au
contraire, la race, la race dangereuse qui est définie par le racisme.
Ainsi, le criminologue italien Lombroso a pu décrire dans un de ses ouvrages
le type humain de l’anarchiste, ou les nazis, beaucoup moins fidèles au
biologisme qu’on ne le croit, celui du « judéo-bolchévic ». De la même
façon, Nicolas Sarkozy a pu récemment nous révéler que la cause de la
délinquance, ce sont les délinquants, ce qui, beaucoup plus qu’une
lapalissade, est simplement un propos raciste au sens propre du terme. Dans
la guerre permanente contre le terrorisme, ce sont, comme on le sait, les
communautés arabes et musulmanes qui sont visées en premier lieu. C’est
elles qui dans l’actuelle stratégie du pouvoir doivent constituer le
réservoir de peur et de haine nécessaire à la légitimation d’un Etat
protecteur. L’ « Arabe », qu’il le soit vraiment ou pas, constitue depuis
très longtemps déjà un des cibles préférées du colonialisme européen.
3. Les différentes générations de l’immigration maghrébine en France ont
établi des relations différentes à l’ ex-métropole. Dans les années 60-70 l’
espoir d’une « intégration » à travers le marché de travail était parfois
réel, malgré les difficultés dues à l’ « importation » de la relation
raciste coloniale dans l’espace métropolitain. A partir des années 80 et
jusqu’à aujourd’hui cet espoir s’est largement dissipé et les jeunes d’
origine maghrébine subissent de façon aggravée le chômage de masse, la
précarité et les différentes exclusions. La gestion de cette précarisation
spécifique est confiée à un discours raciste qui joint à la culpabilisation
du chômeur et de l’exclu propre au néolibéralisme toute une série d’
ingrédients « culturels » qui proviennent en droite ligne du discours
colonialiste. L’extrême droite n’est évidemment qu’un vecteur parmi bien d’
autres de ce discours. Le maghrébin, l’Arabe, le musulman seraient par
culture paresseux, peu enclins à entreprendre. Leur religion les rendrait
fanatiques, obscurantistes et patriarcaux. Leur intégration serait
difficile. Tous ces propos semblent bien familiers, mais aussi bien
ridicules dans une société réduite à la simple juxtaposition d’un marché et
des corps répressifs qui le protègent, qui est incapable d’intégrer qui que
ce soit. Dans ce contexte, les jeunes beurs se confondent dans une masse de
travailleurs/chômeurs universellement précarisés. Or, c’est dans le cadre de
cette précarité universelle que voient le jour des efforts de constitution
de nouvelles identités. Que ce soient des tribus urbaines, des groupes d’
affinité sexuels, culturels ou religieux, la recherche d’une référence
culturelle, si précaire soit-elle, répond à ce complet balayage des
références politiques, morales et culturelles communes qu’implique le
capitalisme néolibéral. Le renouveau de l’Islam en tant qu’Islam mondialisé,
selon la formule d’Olivier Roy, est caractérisé par une énorme
individualisation et un très grand déracinement des pratiques et des
croyances. Contrairement à ce que l’on affirme, il n’y a pas parmi les
jeunes qui portent le voile ou redécouvrent la prière, un retour vers une
tradition réelle. La religiosité qu’ils affichent reproduit aussi peu celle
de leurs parents que l’esthétique d’un jeune cyber-punk français « de
souche » réflète celle de la génération précédente. Le nouveau
fondamentalisme a entièrement rompu avec les pays islamiques et, en général,
avec l’Islam historique : c’est un courant qui s’intègre pleinement dans la
mondialisation avec ses sites Internet, ses prêcheurs internationaux, son
créneau du marché mondial dans les produits hallal et les articles
religieux.Comme toutes les pratiques idéologiques post-modernes, ce nouvel
Islam interpelle l’individu en tant que tel et, s’il l’appelle à constituer
des communautés, celles-ci ne sont plus des répliques des communautés d’
origine de leurs parents ou arrière-parents.
Le port du voile est, ainsi, très largement un choix personnel de femmes et
de filles qui choisissent l’Islam comme « style de vie » et affichent le «
logo » qui lui correspond. En cela, nulle divergence par rapport à d’autres
groupes « intégrés » ou « dissidents ». Porter le voile, comme exhiber un
piercing, c’est marquer son corps d’un stygmate voulu pour échapper à la
sérialisation. Les femmes voilées et, plus largement, le groupe
métropolitain dont les femmes portent le voile et les hommes la barbe, n’est
plus symboliquement le groupe des beurs marginaux sur lequel pouvaient se
déverser tous les préjugés colonialistes. Le voile, le piercing, la barbe,
le crâne rasé et bien d’autres pratiques du corps se dressent contre le
mépris du précariat, contre toutes les stratégies de culpabilisation du
travailleur métropolitain irrégulier qui n’est plus admis aux honneurs et
aux rites identitaires de la classe ouvrière. Dans le cas précis de la fille
d’origine maghrébine qui porte le voile en France, son geste consiste bien
souvent à refuser le regard méprisant qui voit en elle un individu «
incapable d’intégration » pour exhiber une identité d’emprunt qui, aujourd’
hui, n’est pas moins virtuelle que les prétendues identités françaises et
républicaines.
4. Les éradicateurs du voile méconnaissent la signification du principe de
laïcité. Ils considèrent, en effet, que celle-ci doit concerner outre l’Etat
lui-même, l’ensemble de ses citoyens. Cette conception est historiquement
absurde et logiquement porte à inconséquence. La laïcité a, en effet, pour
vocation de placer l’Etat républicain au-delà des différentes idéologies
religieuses présentes sur son territoire, ce qui rend possible la tolérance
envers tous les cultes et toutes les croyances, l’Etat n ‘étant lui-même
identifié à aucun d’entre eux. L’Etat est donc laïc mais les citoyens, eux,
n’ont aucune obligation d’être laïcs. En général, on devrait même dire que
la laïcité peut seulement se dire des Etats : si les citoyens devaient être
laïcs, la laïcité ne serait plus une procédure qui garantit la paix civile
et la tolérance entre groupes religieux et idéologiques, mais un contenu,
une idéologie à part, ce qui aurait pour conséquence que l’Etat devrait être
laïc à un deuxième degré pour ne pas s’identifier au laïcisme..La laïcité
est aujourd’hui transformée en dépit de l’absurde et de la contradiction
manifeste que cela entraîne, en une idéologie, qui plus est, en une
idéologie d’Etat. On ne saurait exagérer la gravité de cette évolution dans
une société qui est désormais, et de façon irréversible, multiculturelle.
Malgré le ton plaisant qu’on est souvent tenté d’adopter face à cette
affaire du voile, elle n’en a pas moins des implications fort inquiétantes
qui révèlent une évolution préoccupante de la constitution matérielle des
Etats occidentaux. Ceux-ci, incapables de représenter la réalité multiple de
leurs populations et, particulièrement des nouvelles formes de travail,
choisissent une fuite autoritaire vers une identité « nationale »
introuvable. Cette identité, qui ne saurait être que vide doit, pour se
(re-)constituer faire appel à un extérieur qui n’est pas moins illusoire.
Face au vide « identitaire » du néo-islamisme et des autres « styles de
vie » présents dans nos sociétés, l’Etat tente d’imposer de force le vide de
ses propres « valeurs ». En cela, les représentants de la République
française se trouvent converger avec le recteur de l’Université Al-Azhar ou
avec les ayatollahs iraniens. En profonde divergence par rapport à ces
tristes sires, Shirin Ebadi, la juriste iranienne lauréate du Prix Nobel de
la Paix 2003, une femme que les lois de son pays obligent de se voiler, et
qui n’ignore rien en matière de tartuffismes autoritaires, refuse avec la
même vigueur l’imposition du voile par la loi en Iran et son éventuelle
interdiction en France. On aimerait que bien des démocrates et des
féministes français et européens fissent preuve de la même lucidité.