Libération jeudi 08 décembre 2005
En septembre, John Seigenthaler, journaliste à la retraite, a reçu un appel d’un ami connu pour passer des journées entières sur le Web à plus de 90 ans. Cet ami tenait à lui signaler que quelque chose n’allait pas dans l’article que l’encyclopédie en ligne Wikipedia lui consacrait. A son tour, il découvrit ces lignes : «John Seigenthaler Sr. fut l’assistant de l’Attorney General (ministre de la Justice, ndlr) Robert Kennedy au début des années 60. Pendant une brève période, il fut soupçonné d’être directement impliqué dans les assassinats des Kennedy, John et son frère Bobby. Rien ne fut jamais prouvé.» Et pour cause : si la première phrase est juste, ces soupçons sont une pure invention, tout comme une précision selon laquelle il aurait vécu en URSS entre 1971 et 1984. De tels ajouts sauvages dans l’article tiennent à la nature particulière de Wikipedia, encyclopédie librement consultable et modifiable sur l’Internet, un projet fondé sur le volontariat et l’apport des lecteurs.
Vandalisme. Wikipedia est souvent confronté à ce qu’il appelle le vandalisme : des textes dénaturés, des inventions incorporées aux articles par des internautes qui peuvent à tout moment créer un nouvel article ou modifier un texte existant, sans contrôle préalable. «Tout le monde peut ajouter ce qu’il veut, c’est la nature même du projet, explique Jimmy Wales, son fondateur. Ce qui est exceptionnel, dans le cas de John Seigenthaler, c’est que les erreurs soient restées aussi longtemps en ligne.» Plus de quatre mois, du 29 mai au 5 octobre. Après en avoir eu connaissance, Seigenthaler les a signalées à Wales qui a supprimé les passages. Impossible en revanche d’identifier l’auteur des ajouts, à moins de lancer une procédure judiciaire susceptible d’obliger son fournisseur d’accès à révéler qui se cache derrière le numéro IP (adresse de l’ordinateur utilisé pour la connexion). «Je ne tiens pas à me lancer là-dedans, dit John Seigenthaler. J’ai 78 ans, je serai peut-être mort avant de connaître le résultat.»
Large écho. Il a préféré donner un large écho à ses déboires en publiant une tribune dans USA Today le 29 novembre. «Ce qui m’intéresse, c’est de dire aux gens que Wikipedia est un outil défectueux et irresponsable», écrit-il. L’encyclopédie est pourtant riche de 850 000 articles en anglais (1), et compte parmi les sites les plus consultés du Web.
Au-delà des erreurs qui se glissent, des milliers de volontaires consacrent leur temps libre à mettre en ligne des articles, souvent de qualité, et à surveiller les autres contributions. Dans le cas de l’article sur Seigenthaler, «les ajouts ont échappé aux volontaires qui patrouillent sur Wikipedia, explique Jimmy Wales. Une accusation d’assassinat sans mention d’aucune source devrait être retirée immédiatement.» Selon Jimmy Wales, les erreurs sont généralement rectifiées promptement. Il cite une étude réalisée par IBM en 2003, selon laquelle «le vandalisme est habituellement repéré extrêmement rapidement, si rapidement que la plupart des utilisateurs n’en verront jamais les effets». Tout tient dans le «habituellement». Pour limiter le rythme des nouveaux articles et faciliter la surveillance, Wikipedia, qui ne compte que deux salariés, vient d’annoncer qu’il obligerait désormais les auteurs à s’enregistrer sur le site avant de créer une entrée.
Filtre. Décision louable, mais insuffisante pour Seigenthaler, qui veut croire que «le marché des idées finira par régler le sort d’un média qui n’est ni responsable ni crédible». Il remarque qu’après la parution de son article dans USA Today sa biographie a été rallongée sur Wikipedia. «J’ai repéré de nouvelles erreurs mineures, des confusions avec mon fils, explique-t-il. Puis des contributeurs, sans doute énervés par mon article, ont commencé à inonder le texte de propos insultants à mon égard.» Hier, la page concernée était «protégée», les insultes retirées et tout ajout devait être filtré. Seigenthaler pense que certains hommes politiques pourraient bientôt connaître des mésaventures semblables, à l’approche des élections parlementaires. «Je ne veux pas que Jimmy Wales laisse les erreurs se multiplier, ce qui aurait pour effet d’inviter le gouvernement à légiférer», dit ce défenseur de la liberté d’expression, qui a créé un centre d’information et de débat sur le premier amendement de la Constitution américaine. Un débat dont il ne s’attendait pas à être l’objet.
(1) Wikipedia existe dans des dizaines d’autres langues.