Remarques sur la stratégie anti-argumentative des Investigations Philosophiques On rapporte qu’un jour de 1913, alors que Russell exhortait Wittgenstein à déplier ses idées, à les expliciter en détail et à les argumenter, celui-ci lui répondit qu’il s’y refusait absolument, parce que ce serait « gâter leur beauté ». Cela lui valut cette réplique admirable de Russell: « Vous devriez vous acheter un esclave ». Malheureusement ou heureusement pour ses lecteurs, Wittgenstein n’a jamais suivi cet excellent conseil. Mais il reste que son refus de le suivre, ou sa répugnance à devenir son propre esclave, a eu, entre autres conséquences, celle de réduire tous ses exégètes passés, présents et futurs en esclavage, puisqu’ils se trouvent condamnés, en somme, à gâter à sa place ses propos ou ses positions, en les reconstruisant sous la forme de thèses et d’arguments.
Le cas que je voudrais examiner est bien connu, et ne surprendra pas ceux qui ont une certaine familiarité avec la réception de l’oeuvre de Wittgenstein dans le monde anglo-américain et l’histoire, extrêmement riche et déjà assez longue, de la tradition exégétique qu’elle a engendrée. Il s’agit du célèbre argument que Wittgenstein est présumé proposer et soutenir dans ses Investigations à l’encontre du langage privé, et qui est connu et répertorié sous l’étiquette de « private language argument ».
1. Archéologie d’un outil exégétique: la tradition « malcolmienne »
Historiquement parlant, il semble que ce soit à l’un des tout premiers comptes rendus des Investigations, celui de Norman Malcolm, que l’on doive faire remonter l’idée qu’il faut relier entre elles toutes les remarques de Wittgenstein relatives à la notion de langage privé et les interpréter comme un argument, et aussi l’idée que cet argument, même s’il est très difficile à identifier et à expliciter, est néanmoins l’un des points forts et décisifs de la « seconde philosophie » de Wittgenstein[[Norman Malcolm, «Wittgenstein’s Philosophical Investigations », The Philosophical Review, Vol. LXIII (1954), pp. 530-559. Cet article a été republié (sous une forme légèrement différente) dans Norman Malcolm, Knowledge and Certainty : Essays and lectures (Prentice-Hall, Inc., Englewood Cliffs, N.J., 1963), et aussi dans Wittgenstein, The Philosophical Investigations, recueil d’essais exégétiques « séminaux », rassemblés par George Pitcher (Anchor Books, 1966). C’est à cette dernière publication et à sa pagination que je me réfère ici.. Cet article de Malcolm, publié dès 1954, donc seulement un an après l’édition originale (bilingue) des Investigations est resté lui aussi très célèbre. Il a été republié depuis à maintes reprises et continue d’ailleurs à faire l’objet de critiques ou de citations, comme en témoignent la plupart des études récentes consacrées aux Investigations.
A l’appui de cette conjecture historique, je rappellerai simplement que N. Malcolm distingue non pas un mais deux arguments de Wittgenstein à l’encontre du langage privé: l’un « interne » et lié à l’idée même de langage privé, l’autre « externe », et lié au problème que pose tout modèle privé (par exemple d’une sensation), dès lors qu’on veut l’étendre ou le généraliser à autrui. Bien entendu, comme cette distinction fondamentale lui interdit de parler (au moins au singulier) « d’argument du langage privé » et a fortiori de « l’argument du langage privé », il n’est pas étonnant que cette expression ne figure pas dans l’article de Malcolm. Mais, même s’il n’emploie pas cette expression, et ne pouvait l’employer, on peut dire néanmoins que son article de 1954 en a légitimé par avance l’usage exégétique, et même fixé le sens et la référence « ordinaires » ou « classiques ». Car, pour Malcolm comme pour tous ceux qui appartiennent à sa nombreuse postérité interprétative, il ne fait aucun doute que le second de ces deux arguments (l’argument « externe ») est relativement mineur et que s’il y a un de ces deux arguments qui mérite le nom « d’argument du langage privé », c’est l’argument « interne ». C’est d’ailleurs précisément parce qu’il tient cet argument pour essentiel que Malcolm prend bien soin de le récapituler et d’en fixer, au terme de son analyse, la forme logique exacte (ce qu’il ne fait pas pour l’argument « externe » du langage privé): «L’argument que je viens d’exposer à grands traits a la forme d’une reductio ad absurdum : un langage ‘privé’ est postulé ; puis on en déduit que ce n’est pas un langage. »[[Norman Malcolm, in Wittgenstein, The Philosophical Investigations, op. cit., p. 75 (notre traduction).
Depuis lors, on peut dire que l’article de Norman Malcolm est resté, à travers les décennies, une source exégétique constante, à laquelle ont puisé, et continuent de puiser, avec d’autant plus de confiance tous les autres exégètes du dernier Wittgenstein que Malcolm fut, comme on sait, un des rares disciples de Wittgenstein qui soit tout à la fois devenu un philosophe et resté un de ses amis les plus proches[[A la fin des années 60, George Pitcher évaluait déjà le nombre des articles consacrés à cette seule question à au moins trente pour cent de la totalité des articles écrits sur les travaux du dernier Wittgenstein. (Wittgenstein, The philosophical Investigations, op. cit., « Préface », p. vii).. C’est ainsi, par exemple, qu’Alan Donagan renforce et précise encore la perspective logique ou « technique », introduite par Norman Malcolm, en rappelant, dix ans plus tard (comme un acquis allant de soi et définitif), que c’est à N. Malcolm que revient le mérite « d’avoir montré que l’argument le plus radical de Wittgenstein est un modus tollens »[[Alan Donagan, « Wittgenstein on Sensation », in Wittgenstein, The Philosophical Investigations, op. cit., p 338 (notre traduction)., et que, près de trente ans plus tard, Saul Kripke[[S. Kripke, Wittgenstein, On rules and private language, Basil Blackwell, 1982. Pour l’édition française, voir Règles et langage privé, Coll. « L’ordre philosophique », éditions du Seuil, 1996, traduction T. Marchaisse, p. 11-14 et p. 133. Norman Malcolm est d’ailleurs l’un des rares exégètes du dernier Wittgenstein que Kripke cite et prend la peine de critiquer. ou Stanley Cavell[[Stanley Cavell, The Claim of reason, Oxford University Press, 1979. Les Voix de la raison, Wittgenstein,le scepticisme, la moralité et la tragédie, coll. « L’ordre philosophique », traduction de S. Laugier et N. Balso, Seuil, 1996, p. 497 et suiv. se réfèrent encore à certains points-clés de l’article de Malcolm pour structurer leur propre conception de l’argument du langage privé.
Cependant, la seule chose dont on puisse être à peu près certain ici est que cet argument « interne » à l’encontre du langage privé, que Malcolm extrait des Investigations est bien l’archétype et l’ancêtre du « private language argument ». En revanche, si l’on prend un peu de recul et si l’on considère maintenant l’ensemble des travaux consacrés à cet argument fondamental, et qui forment ce qu’on pourrait appeler la tradition «malcolmienne », l’ampleur des divergences est telle, d’un exégète à l’autre, que lorsqu’on cherche à faire le point, et à dégager une sorte de consensus exégétique minimal sur cette question, celui-ci se réduit en fait à presque rien. A ma connaissance, en effet, tous les exégètes de Wittgenstein ne s’accordent, en définitive, que sur un seul point: l’existence de cet argument, le fait qu’il y a bien, effectivement, un certain « argument du langage privé » dans les Investigations de Wittgenstein. Pour le reste, c’est-à-dire quelle que soit la question qu’on aborde, qu’il s’agisse de la structure de cet argument, ou de sa validité, ou encore de la question de son sens, ou de son rôle, ou même seulement de sa localisation exacte dans les Investigations, il est tout simplement impossible de dégager le moindre consensus.
2. Une hypothèse radicale
Tous les problèmes que je viens d’évoquer ou plutôt d’énumérer rapidement sont certes de vrais problèmes, du moins pour quiconque s’intéresse à « l’argument du langage privé » et en admet l’existence. Mais, à mon sens, le fait même que tous ces problèmes soient et restent des problèmes ouverts, qui génèrent sans cesse de nouvelles solutions, et de nouveaux débats, montre seulement à quel point cet argument, s’il existe, est implicite et bien caché dans les Investigations. Il est même si bien caché que tout lecteur des Investigations, qui voudrait prendre connaissance de cet argument, doit savoir d’avance que son identification et sa formulation sont en fait totalement inséparables des interprétations qu’on a pu en donner, et qu’il ne lui suffira donc pas d’ouvrir ce livre pour les vérifier ou les réfuter, et qu’il n’y trouvera, en particulier, aucune remarque isolée, ni même aucune chaîne de remarques, formant un tout identifiable et facilement isolable, qu’il puisse reconnaître et appeler de manière en quelque sorte neutre et libre de toute interprétation: « l’argument du langage privé ».
Dès lors, quel que soit l’intérêt de ces problèmes exégétiques et des diverses solutions qu’ils ont suscitées, on peut se demander si on ne fait pas tout simplement fausse route en les posant et si tous ces problèmes complexes n’en dissimulent pas un autre, beaucoup plus élémentaire. Nous avons vu, en effet, que l’expression même « d’argument du langage privé » pose problème, puisqu’elle appartient en propre au vocabulaire des exégètes de Wittgenstein, et qu’on la chercherait donc en vain chez lui, et en particulier dans les Investigations, où elle n’a aucun répondant (même lointain) que ce soit en anglais ou en allemand. Ce n’est certes qu’un détail, à peine un grain de sable au regard de la grande tradition exégétique malcolmienne. Mais c’est un point sur lequel je voudrais néanmoins revenir, car il me semble qu’il tire à conséquences beaucoup plus, et bien au-delà, qu’il n’y paraît.
De fait, si l’on admet que l’expression « argument du langage privé » doit être prise pour ce qu’elle est, à savoir une simple étiquette, un outil exégétique, qui non seulement n’appartient pas au vocabulaire de Wittgenstein, mais qui ne préjuge en rien de la nature, ni même de l’existence, de ce qu’elle est censée nommer dans les Investigations, et si l’on s’autorise dès lors à manier cette étiquette tout à fait librement et comme telle, on voit ce que cela implique: à savoir qu’il est au moins permis de douter de l’existence même d’un tel argument. Toutefois, comme on le verra, mon hypothèse de travail est nettement plus radicale, puisque je voudrais essayer de montrer que toutes les questions de fait que pose l’argument du langage privé masquent une question de droit, et qu’un tel argument, « fondamental » ou « radical », ne peut pas exister, même sous une forme déguisée, morcelée et partielle.
3. Le concept d’argument
Avant de voir pourquoi il ne peut y avoir ce genre d’argument dans les Investigations, il est évidemment indispensable de commencer par préciser ce qu’est un argument, au sens logique ou étroit du terme. Car, comme on l’a vu, en effet, si le « private language argument » mérite son nom dans la tradition malcolmienne et s’il est non seulement légitime mais nécessaire de rendre en français cette expression par celle d’ « argument du langage privé » (en écartant du même coup tous les autres sens possibles du terme « argument » en anglais[[Rappelons, en effet, que le terme «« argument », est beaucoup plus ambigu en anglais (même pris dans un contexte exclusivent philosophique) qu’en français ou en allemand, puisqu’il peut signifier aussi « discussion », « débat », « controverse », voire, encore plus vaguement, « thématique » ou « question ». ), c’est bien parce que cette étiquette exégétique s’applique effectivement, ou est censée s’appliquer, comme en français, ou en allemand, à un type de raisonnement bien spécifique, et qui n’a rien à voir, en particulier, avec une preuve ou avec un sophisme.
Or, si l’on cherche à isoler ce qui distingue justement un argument d’une preuve ou d’un sophisme et à définir ainsi le terme « argument », dans son acception la plus stricte[[Les arguments, les sophismes et les preuves partagent aussi certains traits, ou certaines propriétés, qui justifient le sens logique faible, ou le sens très large, qu’on donne également au terme « argument », et le fait qu’on l’utilise très couramment comme un terme neutre ou générique, synonyme de « raisonnement ». Or, il va de soi qu’en ce sens non spécifique, qui ne nous intéresse pas ici, le concept d’argument n’exclut pas, mais inclut, au contraire, les sophismes et les preuves., il me semble que l’idée intuitive qui s’impose est qu’un argument est toujours plus fort qu’un sophisme et toujours plus faible qu’une preuve. On est donc naturellement conduit à retenir comme critère décisif, en l’occurrence, le fait que la force ou la valeur probante d’un argument quelconque est précisément toujours relative, puisque celle-ci ne peut être nulle (cas du sophisme), ni non plus absolue (cas de la preuve). Autrement dit, au sens strict ou étroit du terme, il n’y a pas plus d’argument « sophistique » que d’argument « irréfutable ». Et, étant donné un argument quelconque, qui ne soit ni un sophisme ni une preuve, il est donc toujours possible, en principe et selon ce critère, d’exhiber au moins deux autres arguments ou contre-arguments qui nient sa conclusion, et qui soient tels que l’un ait une valeur probante supérieure et l’autre une valeur probante inférieure à l’argument donné au départ[[L’enjeu d’une telle possibilité est évidemment essentiellement théorique ou conceptuel. Pratiquement, il va de soi qu’il serait parfois absurde ou impossible d’exhiber les deux arguments en question..
Si l’on admet ce critère logique, on peut dès lors préciser à quoi tient cette valeur probante essentiellement relative qui fait tout à la fois la force, la fragilité et la spécificité d’un argument, car c’est quelque chose qui apparaît très simplement et très nettement lorsqu’on cherche à exprimer en langage formel, ou à formaliser, un argument quelconque.
On sait, en effet, que, lorsqu’on « explicite » ainsi en langage formel un sophisme, ce qui apparaît plus ou moins vite c’est tout simplement un vice, un défaut formel, plus ou moins bien caché dans sa structure initiale, et c’est précisément ce qui distingue un sophisme, ou un pseudo-argument, tout à la fois d’un argument et d’une preuve. Malheureusement, il est en revanche impossible de distinguer aussi facilement entre un argument et une preuve. Car si un argument n’est pas une preuve, ce n’est pas non plus une pseudo-preuve, puisque, précisément, dans un bon argument, ou dans une bonne chaîne d’inférences hypothéticodéductives, comme dans une preuve, ce sont exactement les mêmes principes et règles de déduction qui sont mis en oeuvre.
Néanmoins, l’idée de formalisation reste précieuse ici, et permet bien de préciser, là encore, ce qui distingue un argument d’une preuve. Mais dans ce cas, ce n’est nullement parce qu’appliquée à un argument quelconque une telle opération révélerait un certain type de vice ou de défaut logique propre aux arguments et étranger aux preuves, mais parce qu’elle révèle toujours et nécessairement un « reste » empirique. Et ce reste, inéliminable, qui fait que, à la différence d’une preuve, un simple argument garde toujours, malgré tout, quelque chose d’empirique, et qui explique aussi pourquoi la conclusion d’un argument n’est pas un théorème et ne peut en être un, est précisément constitué par la ou les hypothèses particulières qu’il contient. Dans le cas d’un argument, il est certes parfois possible d’éliminer certaines de ces hypothèses, mais il est, par définition, impossible de les éliminer toutes (en montrant qu’elles ne sont pas nécessaires à la conclusion, ou en les transformant en lemmes intermédiaires), puisqu’à supposer qu’on puisse mener jusqu’au bout un tel type d’élimination, et que celle-ci ne détruise pas entièrement et du même coup l’argument donné au départ, cela prouverait dès lors automatiquement que ce qu’on tenait pour un simple argument était en réalité une preuve[[Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il est très fréquent qu’une preuve ou une démonstration, même acceptée comme telle par la communauté des mathématiciens, ne soit en fait qu’un simple argument, précisément parce qu’elle contient des raccourcis « empiriques », c’est-à-dire des hypothèses. C’est même la règle pour toutes les preuves mathématiques d’une certaine longueur et d’une certaine complexité, qui deviendraient sans cela effroyablement pénibles à formuler et à suivre. Mais, bien entendu, cette tolérance n’a de sens que parce que les hypothèses qu’elles mettent en jeu sont précisément censées être aisément éliminables comme telles, et démontrables en principe, à l’intérieur d’une quelconque axiomatique..
4. « Rien d’hypothétique »: le §109 des Investigations
Si l’on revient maintenant à Wittgenstein et aux Investigations, je crois qu’il devient possible et même assez aisé d’aborder la question que j’avais laissée en suspens, et de comprendre pourquoi il est si difficile d’en extraire le moindre argument qui serait caractéristique de sa « seconde philosophie », et donc, du même coup, pourquoi il est apparemment si difficile de se mettre d’accord sur le lieu, la validité, le sens et la nature même de « l’argument du langage privé ». Car, il me semble, en effet, que toutes ces questions particulières se heurtent à un principe qui vise à exclure précisément tout argument des Investigations.
Au § 109 de ce texte[[Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, in Tractatus logicophilosophicus, Gallimard, TEL, 1961, traduction P. Klossowski, p. 164., Wittgenstein indique dans une sorte de méta-remarque, non seulement le type de « considérations » qui se trouvent dans ses Investigations, mais aussi le type de considérations qu’il ne faut pas s’attendre à y trouver et qui s’en trouvent même exclues en droit. C’est cette remarque, ou cette métaremarque, célèbre que je voudrais maintenant commenter, en prenant le risque d’expliciter et de reconstruire la position de Wittgenstein, donc de la gâter à mon tour.
Répondant, apparemment, à un de ses interlocuteurs fictifs, ou répondant d’avance à un de ses futurs lecteurs, agacés par sa manière de tourner autour des problèmes philosophiques, et par son refus perpétuel d’affirmer ou de nier quoi que ce soit, Wittgenstein se justifie ou s’explique en rappelant tout d’abord que ses Investigations n’ont strictement rien de scientifique et même qu’elles excluent par définition, ou par principe, toute considération scientifique. De fait, si les problèmes philosophiques étaient des « problèmes empiriques », alors bien sûr, il faudrait recourir à des théories, des hypothèses ou des explications pour les résoudre et pour réfuter simultanément nos éventuels « préjugés » en la matière. Mais puisque ce n’est pas le cas (du moins pour Wittgenstein), et puisqu’il est tout simplement impossible de prouver ou de réfuter quoi que ce soit en philosophie, cela n’a tout simplement aucun sens, ou aucun « intérêt », d’y introduire des théories, des hypothèses ou des explications. Dès lors, et faute de pouvoir faire appel à l’arsenal empirique ordinaire de ses prédécesseurs, le philosophe wittgensteinien n’a plus qu’une seule stratégie possible à sa disposition pour résoudre un problème philosophique quelconque, ou pour combattre, comme dit Wittgenstein, « l’ensorcellement de notre intelligence » : la pure description, et en particulier la description du langage ordinaire.
En renonçant ainsi à ce qui semble faire l’essence même de la philosophie, et en mettant simultanément l’accent sur ce qui semble aussi le plus extérieur et même le plus contraire à celle-ci (à savoir les détails ou les « jeux » du langage ordinaire), je crois que Wittgenstein sait bien qu’il prend un risque majeur: celui de cesser d’être identifiable comme philosophe et lu comme tel. Mais ce qui m’importe ici, ce n’est pas d’examiner tous les problèmes que pose une telle stratégie, ni même toutes ses conséquences, c’est uniquement le fait qu’elle vise à exclure explicitement, et par principe, tout argument des Investigations.
De fait, on a vu qu’on pouvait définir un argument comme un raisonnement probant, essentiellement ou structurellement hypothétique. Et, qu’en ce sens spécifique, un argument quelconque, aussi probant ou éclairant soit-il, contenait comme tel et nécessairement au moins une hypothèse. Dès lors, puisque toute hypothèse ou tout « postulat » est par principe exclu des Investigations, (« Il ne doit rien y avoir d’hypothétique dans nos considérations » précise Wittgenstein), il est tout aussi exclu, au moins en droit ou en principe, d’y trouver le moindre argument.[[Si l’on compare les Investigations et le Tractatus, il est clair que le fait que tout argument soit, en principe, exclu des Investigations n’a, finalement, rien de surprenant et apparaît même comme un simple aboutissement. Car on sait que Wittgenstein conseillait déjà à son lecteur de rejeter « l’échelle » argumentative qu’est son Tractatus, après l’avoir utilisée.
Dans cette perspective, on voit que l’absence d’arguments philosophiques fondamentaux dans les Investigations ne doit pas être interprétée comme une simple lacune factuelle, ou accidentelle, qu’un examen minutieux de ce texte pourrait éventuellement remettre en cause, ni comme un « déficit » d’arguments qu’il serait de toute façon souhaitable et permis d’essayer de combler. C’est tout au contraire une lacune essentielle et nécessaire, qui résulte d’un principe et d’une stratégie anti-argumentative tout à fait singulière, concertée et fondamentale. Une telle lacune paraît même si essentielle, et si caractéristique de la « seconde philosophie » de Wittgenstein, que toute interprétation, ou tout structuration argumentative des Investigations, visant à la réduire ou à la combler (sur le modèle de « l’argument du langage privé »), paraît dès lors une entreprise non seulement désespérée, mais aussi nécessairement erronée et trompeuse.
5. Le poids de l’histoire, les ambiguïtés de Wittgenstein et la responsabilité de l’exégète
Comme n’importe quel argument, celui que je viens d’exposer prête à certaines objections, précisément parce qu’il repose, lui aussi, sur des hypothèses, plus ou moins explicites. Mais, je n’essaierai pas d’en faire la liste et encore moins d’y répondre. Car, après avoir essayé de montrer qu’il n’y a pas d’argument irréfutable, parce qu’il n’y a pas d’hypothèse irréfutable et que tout argument en contient nécessairement, il serait évidemment absurde que je m’efforce de montrer le contraire, et prétende avoir proposé un argument qui fait exception à la règle.
En guise de conclusion, je voudrais plutôt me placer momentanément dans une situation totalement fictive, et faire justement comme si mon argument était irréfutable. Car dès lors, en effet, tout le problème est que le fait même que les exégètes de Wittgenstein aient forgé l’étiquette d’« argument du langage privé », et ne puissent apparemment pas s’en passer depuis plus de quarante ans, semble totalement incompréhensible.
Toutefois, je crois qu’on peut montrer, que contrairement aux apparences, il n’y a, au fond, rien d’étonnant à ce que, tout en ayant tant de peine à extraire un argument des considérations sur le langage privé que contiennent les Investigations, les lecteurs et les exégètes de Wittgenstein aient aussi tant de peine à y renoncer. Car il y a au moins trois obstacles, ou trois forces majeures, qui contribuent à occulter le principe descriptif fondamental de Wittgenstein et la stratégie essentiellement anti-argumentative qui en découle, et qui s’opposent aussi à la prise en compte de leurs conséquences exégétiques.
Le premier obstacle est lié au fait que ce principe est surdéterminé et en quelque sorte brouillé ou masqué par un autre qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, mais qui est tout à fait distinct et indépendant, et qui gouverne en fait tous les textes de Wittgenstein, du premier au dernier. On sait, en effet, que le style aphoristique de Wittgenstein et son esthétique d’écriture ou de pensée, enveloppe une sorte de principe « aristocratique » d’expression minimale, dont témoigne l’anecdote avec Russell que j’ai rappelée en manière d’exergue. Or, il va de soi qu’un tel principe tend à exclure lui aussi, et à lui tout seul, tout argument, même au sens le plus large et le moins technique du terme, puisqu’il exclut tout développement explicite, plus ou moins laborieux ou « scolastique ». Dès lors, on voit que ce principe d’économie stylistique rend effectivement d’autant plus difficile l’identification du principe d’exclusion qui est propre aux derniers travaux de Wittgenstein que, non seulement on peut confondre ces deux principes, mais qu’ils ont évidemment des conséquences contradictoires sur le plan exégétique. Car il est clair, en effet, que le principe général qui gouverne le mode d’expression de Wittgenstein autorise au contraire, et même appelle ou prescrit, un certain genre de commentaire fondamentalement argumentatif, censé développer, structurer et combler tout ce qui apparaît alors et ne peut apparaître que comme des ellipses, des allusions, ou des blancs tout à la fois élégants et regrettables dans ses textes.
Le second obstacle est lié au fait que Wittgenstein lui-même semble avoir eu beaucoup de mal à mettre en oeuvre son propre principe d’exclusion dans les Investigations, ou ne se soucier guère d’être entièrement cohérent sur ce point. De fait, même s’il va jusqu’à s’interdire de « déduire » quoi que ce soit (§126[[Investigations, op. cit., p. 168.), il est incontestable néanmoins que les Investigations contiennent au moins des chevilles logiques, ou des « vestiges » argumentatifs, sur lesquelles reposent justement les reconstructions les plus précises de « l’argument du langage privé »[[C’est très clairement le cas de l’interprétation tout à fait originale que propose S. Kripke. De fait, selon lui, la conclusion de l’argument du langage privé se trouve énoncée dès le §202 des Investigations, où comme il le rappelle (Règles et langage privé, op. cit., p. 13), Wittgenstein écrit ceci: « il n’est donc pas possible d’obéir à une règle `en son for intérieur’: sinon penser qu’on obéit à une règle à une règle serait la même chose que lui obéir ». On remarquera ici, le « donc » qui introduit cette proposition, car c’est bien entendu cette cheville logique cruciale qui fonde l’analyse de Kripke, et lui sert de pierre de touche pour tout à la fois identifier (comme argument) l’argument du langage privé et localiser son noyau ou son corps en amont du §202.. Il y a même certains passages où Wittgenstein paraît avoir totalement oublié le principe qu’il a posé au §109, et ses conséquences. C’est le cas, par exemple, des § 139-140, où il propose un raisonnement clairement hypothétique, net, précis et complet, qu’il appelle lui-même un « argument » et dont l’enjeu est explicitement de réfuter un certain préjugé[[Investigations, op. cit., p. 172-4.. Toutefois, il est tout aussi facile de relever ce genre d’incohérences que de montrer qu’elles ne sont qu’apparentes. Car, il va de soi, en effet, que dès lors qu’on perd de vue le fait que Wittgenstein s’est efforcé d’effacer toute trace d’argument philosophique de ses Investigations, on ne peut que surinterpréter les fragments d’argumentation, ou les arguments, qu’on y rencontre, et y voir des arguments même là où il n’y en a pas et où il ne doit pas y en avoir pour Wittgenstein. Or, pour éviter cette sorte d’artefact exégétique et pour faire disparaître toute contradiction ici, il suffit de remarquer que le principe d’exclusion de Wittgenstein ne lui interdit nullement de « faire des hypothèses », ou de « proposer des arguments », lorsqu’il aborde certains problèmes empiriques, non ou pseudo-philosophiques. Ce que ce principe lui interdit, en revanche, c’est d’attendre ou d’espérer quoi que ce soit de ce genre de « jeux de langage », lorsqu’il s’agit de résoudre ou même seulement d’éclaircir un problème philosophique ou non empirique quelconque. De telle sorte que, ce qui serait vraiment surprenant, et contredirait effectivement le principe d’exclusion de Wittgenstein, ce n’est pas qu’il y ait quelque argument dans les Investigations (car il est clair qu’il y en a, et Wittgenstein les cache d’ailleurs si peu, et les introduit avec tant de précautions et de réserves sur leurs enjeux réels, qu’il ne serait pas difficile d’en dresser la liste), c’est qu’on y trouve un seul raisonnement hypothétique censé exprimer ou résoudre un des problèmes fondamentaux, et donc non empiriques, que soulève sa « seconde philosophie ».
Le troisième obstacle ou la troisième force majeure, qui s’oppose à la reconnaissance de la stratégie anti-argumentative que développe Wittgenstein dans ses Investigations, est lié au concept même de philosophie, du moins à celui que nous sommes censés avoir hérité des grecs. De fait, selon ce concept, il est clair que même un sophiste ou un antiphilosophe ne peut se soustraire par principe à tout échange d’arguments, et que seul un poète ou un oracle, mettons delphique, peut le faire. Mais, s’il est vrai que Wittgenstein tente précisément de « signifier », ou de décrire, ce qu’il voit dans ses Investigations, sans affirmer ou nier quoi que ce soit, et donc a fortiori sans prouver ou réfuter quoi que ce soit, on voit le dilemme, en partie historique, auquel se heurtent, plus ou moins obscurément, tous les exégètes du dernier Wittgenstein. Car de deux choses l’une, en effet: soit les Investigations sont cohérentes sur ce point et vise bien à mettre en oeuvre le principe d’exclusion radicale qu’elles contiennent, mais alors elles ne sont tout simplement pas philosophiques et relèvent a priori d’un tout autre genre de discours, plus spécifiquement poétique voire divinatoire, soit elles sont bien philosophiques, et alors il faut admettre que la stratégie descriptive et anti-argumentative qu’y professe Wittgenstein est tout au plus un vague projet, qu’on aurait tort de prendre trop au sérieux et de placer au coeur de sa « seconde philosophie ».
Si l’on considère tous les obstacles que je viens de mentionner, et si l’on tient compte aussi du fait qu’ils sont parfaitement complémentaires et se renforcent l’un l’autre, puisqu’en l’occurrence le poids de l’histoire et le statut ambigu ou les incohérences apparentes des textes de Wittgenstein, favorisent et justifient en partie une certaine forme d’exigence et de responsabilité exégétique, il me semble qu’on comprend mieux, dès lors, quelles forces puissantes s’opposent à la reconnaissance du principe d’exclusion qui gouverne les Investigations, et pourquoi il n’y a effectivement rien d’étonnant à ce que les exégètes de Wittgenstein perpétuent fidèlement la tradition malcolmienne et ce genre d’interprétation analytique, ou argumentative, dont « l’argument du langage privé » est le paradigme.