Xavière Gauthier est la fondatrice de Sorcières, revue de création littéraire et artistique exclusivement faite par des femmes, qui a comporté 24 numéros, entre 1976 et 1982. Elle est notamment l’autrice de La Hague, ma terre violentée. Lors de notre entretien, elle était avec sa sœur Danièle Carrer, qui a également écrit dans la revue.

J’observe avec plaisir un renouveau de l’intérêt pour l’écoféminisme. Mais ce qui me frappe, c’est qu’on le présente toujours comme un mouvement anglo-saxon ; comme s’il n’avait pas existé d’écoféministes en France ! Alors que Sorcières était, en un sens, une tribune de l’écoféminisme français, en particulier le no20, « La nature assassinée », en 1981. Françoise d’Eaubonne bien sûr, mais aussi Anne-Marie de Vilaine, Luce Irigaray, Sophie Chauveau, Françoise Clédat, Chantal Chawaf, moi-même… Dans ce numéro, il y avait aussi tout un dossier fait par des femmes du Larzac, des paysannes et une artiste, Elisabeth Baillon, qui questionnaient leur place au sein des grandes luttes contre l’extension du camp militaire. Nous avions une conscience écologique, nous luttions contre le nucléaire, notamment contre la centrale de La Hague (j’ai écrit un livre à ce sujet : La Hague, ma terre violentée), certaines ont fait partie de Génération Ecologie de Brice Lalonde, et nous reliions explicitement féminisme et écologie, domination des femmes et domination de la nature, en montrant qu’elles sont l’objet d’une seule et même répression, celle de l’hyper-capitalisme, qui va jusqu’à désirer s’approprier le vivant. J’ai écrit par exemple dans une interview pour Marie-Claire en 1982 : « Oui, c’est la même chose. Dans la nature et dans la femme, c’est la racine de la vie qui est atteinte. […] Pourquoi cette folie de destruction ? Parce que les hommes comptent pour rien, exploitent et s’approprient les ressources naturelles comme les forces d’amour, de travail et de vie des femmes. Parce qu’ils ont peur de cette puissance de vie que nous portons en nous, comme de la création bouillonnante de la nature. Pour se rassurer, ils voudraient croire que la nature est inerte et les femmes passives. Mais elles sont la vitalité même. La nature n’est pas encore domestiquée, ni les femmes domptées. Elles se réveillent et elles grondent. Le combat pour la vie, que mènent les écologistes, nous ne devons pas le manquer : c’est la lutte pour notre vie, aussi. » Et dans le no20 de nombreux textes expriment, expliquent, ce lien.

Il est vrai que nous n’utilisions pas le terme « écoféminisme » – sauf d’Eaubonne, notamment dans son texte pour ce no20. Mais nous refusions aussi l’étiquette de « féministes », tout court ! On parlait de « lutte des femmes », de « femmes en lutte ». Parce qu’on voulait se démarquer du féminisme « égalitariste », il faudrait plutôt dire « assimilationniste », dominant dans le MLF. Si ce dont les femmes ont rêvé, c’est d’être semblables aux hommes, c’est de bien peu de chose qu’elles ont rêvé ! D’ailleurs Simone de Beauvoir elle-même n’a jamais revendiqué cela. Beauvoir était une différentialiste ; à la fin du Deuxième sexe elle dit clairement qu’hommes et femmes sont irrémédiablement différents. Mais la différence, ce n’est pas la hiérarchie ! Cela n’implique pas du tout que les femmes soient inférieures, ou qu’on ne reconnaisse pas pleinement leur humanité et leurs droits de base.

Au fond, il est absurde d’opposer égalitarisme et différentialisme. « Égal », c’est un signe mathématique ; cela permet de comparer des quantités. Par exemple on peut parler de « salaire égal », cela se quantifie. Mais cela n’a aucun sens d’étendre ce terme à ce qui n’est pas quantifiable. Que dira-t-on alors : « un vagin = un pénis » ? Par définition le combat féministe est différentialiste : on ne peut pas parler de liberté d’avorter pour les hommes ! Ni de liberté de prendre une contraception pour éviter les grossesses non désirées. J’ai donc du mal à comprendre qu’on oppose égalitarisme et différentialisme, cela me semble très artificiel.

Ce que nous voulions, à Sorcières, était bien plus radical qu’une augmentation de salaire. Nous voulions que la société change de base. C’était peut-être utopiste. Le texte de lancement de la revue (1975) disait : « Ce n’est pas seulement de liberté qu’il s’agit. Cette lutte est une mise en cause radicale des rapports de reproduction (et de production) qui ébranle les soubassements mêmes de la famille, de la propriété privée et de l’État ; de la société de classe. »

C’est cette idée de révolte radicale qu’exprimait le titre Sorcières. C’est Marguerite Duras qui m’en avait donné l’idée ; elle m’avait fait lire La Sorcière de Michelet. La sorcière y incarne la femme rebelle, ou plutôt la femme populaire rebelle, sage-femme, médecin du peuple ; c’est une figure liée à la sexualité aussi, à la liberté et au contrôle de leur corps par les femmes elles-mêmes, contre l’ordre des médecins et la répression de l’Église catholique, encore très forte dans les années 1970 :

« Pourquoi sorcières ? Parce qu’elles dansent. Elles dansent à la pleine lune. Femmes lunaires, lunatiques, atteintes – disent-ils – de folie périodique. […] Pourquoi sorcières ? Parce qu’elles vivent. Parce qu’elles sont en contact direct avec la vie de leur corps, avec la vie de la nature, avec la vie du corps des autres. Les sorcières respiraient, palpaient, appelaient chaque fleur, chaque herbe, chaque plante. Ainsi elles guérissaient. Ou empoisonnaient. Rien, là, de surnaturel. […] Pourquoi sorcières ? Parce qu’elles jouissent. »

On a fait passer le mot du singulier, solitaire, au pluriel, solidaire, pour l’agrandir.

On n’était donc pas des sorcières au même sens que Starhawk et sa magie. Notre célébration de la nature et de la puissance féminine passait par la création artistique, pas par le rituel. Cette puissance, pour nous, c’était celle du corps, de l’inconscient, pas d’une divinité. Célébration, oui, mais surtout pas de sacralisation !

En fait, on n’avait pas de contact avec les écoféministes américaines, ni britanniques. Nancy Huston, qui a beaucoup écrit dans la revue, aurait sans doute pu créer le lien, mais elle se méfiait de leur côté spirituel, rituels, magie, Terre-Mère… Son texte dans le no20 martèle justement « Je voudrais qu’elles cessent de m’appeler “sœur” », et je pense que cela s’adressait aux écoféministes américaines. Plusieurs tendances s’exprimaient chez nous ; moi je suis résolument matérialiste.

Notre écoféminisme n’était donc pas inspiré par ce qui se passait outre Atlantique ni outre Manche à la même époque. Pour ma part, je le rattache à Louise Michel, sur qui j’ai écrit plusieurs livres. Je crois qu’on peut la qualifier d’écoféministe avant la lettre. Elle a relié plusieurs combats : « Tout se tient, tous les crimes de la force ». Chez elle, « la force », ce sont les maris qui règnent sur leurs femmes, les patrons qui exploitent leurs ouvriers, les Blancs qui réduisent les Noirs en esclavage, mais aussi les bûcherons qui abattent les arbres au-delà du nécessaire… Elle prend la défense des animaux, des plantes, lutte contre la vivisection. Et elle était végétarienne – très rare, à l’époque. Mais aux yeux de certains militants, cet aspect écologiste de son combat peut apparaître comme une sensiblerie de bonne femme. Séverine, Marguerite Durand, Marie Huot peuvent aussi être comptées parmi les précurseures.

Je continue à me demander pourquoi ce sont la plupart du temps des femmes qui sont en pointe sur ce combat ; celles dont je viens de parler, mais aussi Vandana Shiva, Wangari Maathai, ou en ce moment, comme tu me le rappelles Danièle, une femme sioux, Ladonna Brave Bull Allard, qui a pris la tête d’une importante contestation du projet d’oléoduc Dakota Access, menaçant l’approvisionnement en eau et les sites sacrés des ancêtres amérindiens. J’avancerai une hypothèse inspirée des femmes psychanalystes qui ont revisité l’héritage freudien : Antoinette Fouque, Melanie Klein, Julia Kristeva, Luce Irigaray… Elles montrent qu’en réalité « l’envie d’utérus » est bien plus primordiale chez les hommes que la fameuse « envie de pénis ». Il y a un grand mystère dans le corps de la femme : la possibilité de fabriquer du vivant, ou plutôt comme dit Fouque « de l’humain parlant », de façon sournoise, discrète, à l’intérieur ! Bien sûr, l’échographie a changé beaucoup de choses. Mais cette gestation, cela prend du temps, cela fait comprendre un autre rythme. Cela induit une perception du temps et de l’espace opposée à l’urgence de la surproduction, qui veut que tout aille toujours plus vite, quitte à stériliser la terre et ses ressources. De même, le rythme cyclique du corps féminin (même les femmes qui prennent la pilule refusent souvent d’enchaîner les plaquettes, elles laissent une pause pour avoir des règles), ce n’est pas sans incidence. On ne peut pas séparer le corps et l’esprit.

C’est pourquoi je ne comprends pas bien l’utilité du mot « genre ». J’ai l’impression que c’est un cache-sexe, ce genre ! Quand je parle de « sexe », j’ai bien conscience que c’est une construction sociale de la réalité : ça n’existe pas, quelque chose de purement naturel, purement biologique. Je n’ai jamais pensé qu’il y avait un sexe « nu » ; il est toujours habillé par la parole des parents, avant même la naissance.

Aujourd’hui, deux luttes me semblent essentielles pour les écoféministes : le nucléaire, toujours, et les biotechnologies. Peu de gens comprennent la menace nucléaire, même après Tchernobyl et Fukushima. Ils ne réduisent pas leur consommation d’électricité, et appellent « propres » les voitures électriques ! Quant aux technologies reproductives, elles m’apparaissent comme une manière de plus de renier le féminin, déposséder les femmes de leur utérus, de leur fécondité. Certains y voient un progrès pour les femmes, que cela débarrasserait enfin des « servitudes de la femelle », mais enfin les hommes ne revendiquent pas d’être émasculés pour mettre fin aux problèmes de viol ! Cela changera sûrement en profondeur nos rapports. Je ne sais pas, peut-être…

Propos recueillis par Jeanne Burgart Goutal