Mon prénom s’écrivait jadis Chôra (χώρα). Je renais sans cesse, en différents lieux, parce que je suis le terreau d’où émergent les différentes formes de vie, le territoire antérieur à toute enclosure, le commun dont chacune de nous est une émanation, la commune dans laquelle chaque volonté rêve de se reconnaître. Une philosophe contemporaine dit qu’il faut me penser « comme un réceptacle susceptible de recevoir toutes les formes précisément parce que [je] n’en [ai] aucune1 ».

Comme mon prénom, mon nom a perdu l’une de ses lettres au fil du temps. Je m’appelais jadis Noovirus. Le noos, ou noûs (νοῦς), désignait la pensée, l’esprit, l’intellect. La négation du virus, imposée par une prudente peur hygiéniste, a voulu recouvrir la nature virale de toute intelligence, comme de tout processus de pensée forcément collectif et contagieux. Nous pensons par contamination. Je renais sans fin parce que j’insinue ma langue dans le code de celles et ceux qui m’embrassent.

C’est moi, toutefois, qui ai demandé à ce qu’une lettre soit retirée de mon nom. La viralité est aussi bien un principe de mort (par surcharge) que de diffusion. Il faut lutter contre certains virus, contre certains corps nocifs, pour affirmer et pour affermir – en leur résistant – les formes de vie que l’on trouve désirables. Cette résistance n’a l’air de se dresser contre que dans un mouvement qui est plus largement une affirmation positive, une (re)création perpétuelle condamnée à s’opposer aux inerties du même comme aux menaces d’écrasement.

J’ai voulu m’appeler Novirus parce que la Chôra dont j’émerge et ré-émerge continument se constitue dans ce double mouvement, indissociable, d’affirmation et de résistance – double mouvement qu’un autre philosophe spinoziste, Laurent Bove, a si bien décrit dans sa Stratégie du conatus 2.

Le virus, en lui-même, n’est ni vivant, ni mort : il est à la fois destructeur de vivant et force de vie, selon que le milieu où il s’insinue sait (ou ne sait pas) l’accueillir. Dans la phase où il se répand de corps en corps à travers des gouttelettes, il est matière inerte. C’est juste un bout de code, recouvert d’une fragile couche protectrice, que le premier savon venu suffit à dissoudre, causant sa désagrégation. Le virus ne « prend » vie (littéralement) qu’une fois inséré dans une cellule vivante, qui lui donnera l’occasion de se multiplier. Mais s’il se multipliait sans rencontrer de résistance jusqu’à faire s’effondrer le corps individuel et social, il disparaîtrait rapidement, faute de nouveaux corps vivants où il puisse prendre vie.

Le virus ne devient durablement vivant que par sa rencontre avec moi, Cora, ou avec un autre membre de notre immense famille des Novirus. Les corps ne se maintiennent dans l’existence, pour y affirmer leur forme de vie, qu’en construisant des anti-corps. La première réaction à l’attaque virale peut être fatale, lorsqu’elle est trop brusque, massive, irréfléchie, pas assez périphérique. C’est le risque de « démesure infectieuse », où la réaction du système immunitaire à l’envahisseur viral mobilise un excès de molécules défensives, qui entraine le corps lui-même vers l’issue fatale. La rencontre entre les virus et les Novirus finit mal lorsque la résistance sacrifie le corps ou le commun de la chôra à sa volonté de repousser l’ennemi.

Mais le corps contaminé ressort affermi de cette lutte, et sa forme de vie en ressort réaffirmée, lorsque le commun de la chôra parvient à élaborer les anticorps qui permettront au corps individuel ou social d’accueillir sans dommage une nouvelle rencontre avec le virus. Virus et Novirus pourront alors composer ensemble un nouvel équilibre.

La très vieille fable de la chôra refait surface à travers chacune de mes renaissances : nous, virus de pensées affirmatrices et anticorps soucieux de la résistance de nos formes de vie, participons ensemble au terreau commun de nos communes à venir, toujours à naître et à renaître à chaque fois différemment.

[voir Bien commun, Démesure infectieuse]

1 Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, Paris, PUF, 2010, p. 347.

2 Laurent Bove, La Stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin, 1996.