Commentaires et littérature critique

Le suicide de Deleuze : son dernier acte de liberté»

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Propos receuillis par Olivier Doubre pour Politis Richard Pinhas est musicien.Il a longtemps suivi l’enseignement de Gilles
Deleuze.
Il anime un site Internet consacré au philosophe ,dispatu il y a tout juste
dix ans.Il dresse ici un portrait personnel de celui qui fut son ami.

Quand avez-vous rencontré Gilles Deleuze ?

Richard Pinhas : C’était en 1970 à la soutenance de thèse de Jean-François
Lyotard sur « Discours, figure », qui est par la suite sortie aux éditions
Klincksieck. Gilles Deleuze était dans le jury, peut-être même en tant que
directeur de thèse, je ne sais plus. À la fin, il est venu me voir et m’a
proposé de passer chez lui. Quand nous sommes arrivés dans son appartement,
il m’a dit : « Trouve ta place ! » Notre relation a commencé ainsi. À
l’époque, je commençais tout juste à suivre ses cours et je n’avais lu aucun
de ses livres ; je ne savais pas qu’il était « le » Deleuze des livres ! Au
début, je n’étais donc pas trop impressionné. Il travaillait alors sur Freud
puisqu’il commençait l’Anti-Œdipe, et j’ai eu la terrible idée de lui dire,
en cours, qu’il se trompait ! Il m’a demandé de lui montrer comment. J’ai
donc préparé une intervention de deux heures sur Freud, que j’ai présentée
dans son cours. C’est seulement un an après que j’ai découvert que, si
j’avais lu ne serait-ce que deux pages de Deleuze, jamais je n’aurais fait
ça ! Mais il a été vraiment très gentil… Après, je l’ai littéralement
aimé, lu, et j’ai adopté sa philosophie. Cela a été une rencontre
extrêmement importante pour moi, qui a entraîné ma découverte de Nietzsche
et de Spinoza. Pour la musique aussi. Il était en effet très ouvert à tous
les projets, aussi bien avec des artistes, des écrivains ou des musiciens.
Certaines années, quand il ne savait pas quoi faire (entre deux livres, cela
lui arrivait aussi), on discutait de choses et d’autres. Je prends l’exemple
des cours sur Spinoza dans les années 1980, à Saint-Denis. J’allais le
chercher le mardi matin pour l’emmener à son cours et je lui ai dit un jour
que j’aimerais bien qu’il nous parle de Spinoza,il a dit alors : «Bon, très
bien, on va faire une année sur Spinoza !» Ce sont les cours qu’on trouve
gratuitement sur le site que j’anime (1)…
Dans les années 1970, on a assisté à Vincennes à des cours absolument
géniaux, très politisés, surtout pendant la préparation de l’Anti-Œdipe. Le
mardi matin, il y avait Deleuze ; le mercredi – si je ne me trompe pas –
Lacan ; le jeudi soir Lyotard ; je n’allais que rarement à ceux de François
Châtelet (que je connaissais bien par ailleurs mais sans suivre son
enseignement) et puis il y avait Foucault au Collège de France.
Pendant deux ans, je suis allé écouter Foucault « en espion » pour raconter
ensuite à Gilles ! Mais je n’étais sûrement pas le seul… Pour résumer, je
me souviens d’une conversation où Jean-François Lyotard m’a dit : «Moi j’ai
du talent ; Deleuze, dites-le vous bien, il a du génie! »…
Était-il, quand vous l’avez rencontré en 1970, quelqu’un de très engagé ?
Il participait à des manifestations, mais il ne pouvait pas y aller trop
souvent à cause de sa santé. J’ai souvenir d’une grande manifestation en
1973, dont j’ai gardé des photos. On voit Foucault à côté de lui. Ils se
sont beaucoup vus au moment du Groupe d’information sur les prisons (GEP),
qu’avait fondé Foucault avec son compagnon, Daniel Defert. Après le GIF, il
a beaucoup soutenu l’extrême gauche italienne et a signé l’appel en 1977
contre la répression terrible qu’elle subissait alors. Il s’est aussi engagé
contre l’extradition de Klaus Croissant et pour les détenus de la RAF
(Fraction Armé rouge, appelée communément en France « la bande à Baader »,
NDLR), qui sont quand même morts en taule… Là encore, il était aux côtés
de Foucault. Mais c’était juste avant leur rupture, qui a eu deux raisons
essentielles : l’affaire des « nouveau philosophes » (que Foucault n’a pas
comprise tout de suite, alors que Gilles a vu d’em blée « cette pensée
mollee des périodes pauvres” comme il dit dans l’Abécédaire) et la question
de la révolution iranienne, sur laquelle ils se sont opposés encore
davantage. Par ailleurs Deleuze a soutenu la cause palestinienn notamment en
saluant la naissance de la Revue d’études palestiniennes. Il était très ami
avec Elias Sanbar.

Vous parlez souvent de la voix de Gilles Deleuze en particulier pendant ses
cours…

C’est la voix la plus hypnotique et la plus incroyable que j’ai connue. J’ai
travaillé dessus comme musicien : c’est une voix absolument stupéfiante pour
qui a un peu l’oreille musicale. On a fait ensemble un album où Gilles
lisait un texte de Nietzsche qui s’appelle le Voyageur. Sa voix, par la
suite, s’est beaucoup embuée, métallisée avec le temps. C’est aussi pour
cela qu’on a voulu, avec Claire Parnet, rendre accessibles les
enregistrements des cours sur Spinoza et Leibniz : pour écouter sa voix et
pour la façon dont se passaient les cours. Ces cours sur le cinéma vont
d’ailleurs sortir dans quelques mois, sous la forme de six CD chez
Gallimard. En effet, si on les lisait seulement, en enlevant le temps de la
pensée, les répétitions, les intonations, les « huum », on perdrait
énormément. J’ai découvert, il y a peu, un petit texte Portrait oratoire de
Giles Deleuze aux yeux jaunes (voir ci-contre). Je crois que l’auteur a très
bien exprimé ce qu’était cette voix. Je sais que, dès les premiers cours,
j’ai été fasciné par le timbre, fl faut dire aussi que ses cours étaient
étonnants. Sans estrade (il ne voulait surtout pas d’amphithéâtre), il était
assis au même niveau que les gens autour de lui : 300 personnes écoutaient
en débordant de toutes les entrées de la salle ! L’ambiance était très
particulière à Vincennes. Il y avait d’ailleurs une grande différence entre
les cours de Lyotard, qui n’étaient suivis que par des gens sérieux, et ceux
de Deleuze, moitié spectacle, moitié très sérieux. Il y avait aussi beaucoup
d’artistes, et il est même arrivé que des gens viennent avec des cagoules
sado-maso ! Il se mettait au même niveau que les étudiants, et on pouvait
l’interrompre. Cela devait l’énerver, mais il répondait toujours avec une
grande politesse. Je pense même que cette politesse devait lui servir à
éloigner les perturbateurs !

Comment analysez-vous son dernier geste ?

Je crois profondément qu’il a accompli là un dernier grand acte de liberté,
le dernier possible. Je dis cela avec beaucoup de déférence et beaucoup
d’amour. Quand on est face à la douleur permanente et qu’une machine respire
à votre place, on ne peut pas durer très longtemps. Il venait de publier
l’Immanence, une vie dans la revue Philosophie, le dernier texte publié de
son vivant. Seul «L’actuel et le virtuel», qu’il a écrit juste avant de se
défenestrer, est sorti ensuite : ce sont cinq pages qui ont été ajoutées à
l’édition de poche de Dialogues (2). Sinon, il ne reste rien, car il jetait
tous ses manuscrits. Je crois que sa femme, Fanny Deleuze, a celui sur
Beckett, l’Épuisé (3), et il m’a donné, en 1987 quand il a pris sa retraite,
en souvenir de ses cours, celui sur Foucault (4), qu’il venait de finir. Je
le lui avais demandé et il m’avait dit en riant que c’était le seul qu’il
n’avait pas eu le temps de jeter ! Ce n’est pas du tout que je collectionne
les manuscrits. Mais celui-là est incroyable car il ne comporte aucune
rature. C’est écrit d’un seul jet. C’est éblouissant. Aujourd’hui, on est
un peu orphelins, philosophiquement s’entend, car je ne vois personne qui
pense le monde comme il a pu le penser. Mais, comme il le disait, le javelot
d’Épicure tombera sans doute un jour sur un nouveau Spinoza… Espérons-le !

À lire : Deleuze épars, textes réunis par André Bernold et Richard Pinhas
(de Jean-Pierre Faye, Jean-Luc Nancy, René Scherer, Jeannette Colombel…),
photographies de Marie-Laure de Decker et Hélène Bamberger, Éditions
Hermann, 248p.;35euros.
(1)www.webdeleuze.com
(2) Flammarion, « Champs », 1996.
(3) In Quad, Samuel Beckett, Minuit, 1992.
(4) Minuit, 1986.