Nous savons peu de chose sur le philosophe et artiste Reza Negarestani. Originaire d’Iran, il n’y résiderait plus depuis longtemps. Ayant croisé Nick Land et sa Cybernetic Culture Research Unit en Angleterre à la fin des années 1990, il donne cependant l’impression d’avoir lu Deleuze et Guattari en français. Il semble âgé d’une quarantaine d’années, selon les images qui ont circulé après que des doutes ont été exprimés sur son existence 1. Suite à un séjour en Asie, il habiterait désormais sur la côte est des États-Unis, où il donne des séminaires sur le rationalisme universaliste et la pensée computationnelle.

Negarestani est surtout connu pour son livre Cyclonopedia: Complicity with Anonymous Materials, publié en 2008 2. Il s’est mérité un succès certain dans les humanités anglophones, en particulier parmi les nébuleuses réaliste-spéculative, accélérationniste, néo-matérialiste, néo-médiévale et lovecraftienne intéressées par le Dehors. Il a été précédé et suivi d’articles dans Ctheory, E-flux, Collapse et autres, mais aucun n’a été reçu avec autant d’enthousiasme que la fascinante somme de fragments de « théorie-fiction ». En 2009, une suite a été annoncée, The Mortiloquist, mais elle se fait attendre.

Cyclonopedia a fait l’objet d’un symposium à la New School en 2011. L’événement a donné lieu à la publication du collectif Leper Creativity3. Le texte de Robin Mackay dans ce volume, « A Brief History of Geotrauma », présente Negarestani comme une création « hyperstitionnelle », une intervention collective ayant su profiter de l’engouement pour le réalisme spéculatif pour faire événement à l’échelle mondiale. Mackay reprend ainsi des tropes de Cyclonopedia, dont la narration tellurique et l’écriture hydrique cachée.

À notre connaissance, seuls le défunt blog d’Anaximandraque et la revue québécoise Trahir ont proposé des traductions de Negarestani en français. Nous présentons ici l’exemplaire « Excursus XI » de Cyclonopedia car il expose l’idée de créativité lépreuse reprise par les commentateurs. Il a aussi le mérite de constituer un court texte intelligible en soi, rappelant même certains passages de Georges Bataille par sa dimension clinique. Il anticipe d’ailleurs le septième numéro de Collapse sur le « matérialisme culinaire » en insistant sur la boucherie, la poterie et la figure du cuisiner. Enfin, l’extrait montre l’une des modalités distinctives de l’écriture de Negarestani dans sa dimension « théorie-fiction », qui rappelle à la fois la plume de Michael Taussig, anthropologue australien de la violence coloniale et de la magie en Colombie, et celle de Henry Corbin, spécialiste français de l’Islam iranien, de la gnose, de la démonologie perse et des sources zoroastriennes des monothéismes. Le texte contient d’ailleurs un passage de l’archéologue renégat Hamid Parsani, longuement cité et commenté – mais inventé – par Negarestani aux côtés d’autres personnages hallucinés, dont un officier déserteur de l’armée américaine en Irak prêchant désormais la gloire guerrière du Désert pétrolifère.

Simon Labrecque

Coupé en morceaux, tailladé de toutes parts, les membres encore intacts charcutés, amputé, gratté, sillonné d’ongles, incisé de dents, dentelé d’arêtes tranchantes faites d’os brisés, coupé inégalement le long des lèvres, taillant les joues, rasant toutes les élévations sur la surface du corps, rognant le pied et les mains en éminçant les orteils et les doigts, séparant le nez en trois, au poil, à l’arête et au vide, morcelant le visage, nettoyant la tête de toute redondance idolâtre, rossant le corps entier, soustrayant les cils du visage, puis le nez, les lèvres et le visage de la tête, transformant la tête en cavité corporelle, ouvrant des fissures de manière aléatoire ou calculée, pansant tout en mutilant, retirant le menton, saisissant la peau avec les ongles restant, transformant le torse en planque de mouches, retirant l’abdomen, tronquant les oreilles en formes bizarres, perforant les gencives avec les dents, faisant fondre les aisselles, éminçant le cou, minimisant la chair, réduisant la substance du corps à l’essentiel, arrondissant les membres jusqu’au contour le plus proche, augmentant les sons quotidiens de hachage, aujourd’hui dix mille coupures, demain plus ou moins ; Angra-Maynu (Ahriman) continue de massacrer son corps alors que, chaque jour, de la nouvelle viande et de nouveaux tissus s’écoulent anormalement dans les plaies, alors qu’elles ferment les plaies et forment des cicatrices – cicatrisation excessive.

Dans la langue avestique de la Perse ancienne, le mot « créer ou donner naissance à » en tant qu’il est lié à Ahriman est hav ou frà.karet. Le mot hav signifie simultanément sculpter, graver, cuisiner ou cuire, bouillir, sodomie, frire, essorer et griller, faisant ainsi d’Ahriman une divinité culinaire ou un cuisinier. Or, cuisiner n’est-il pas l’art de composer, de brouiller, une alchimie réinventant les ingrédients, de la sorcellerie, une artificialisation et un marionnettisme des matériaux et des produits ? En cuisine, le matérialisme et sa pragmatique s’accrochent au démonopole de la matière. Les cuisiniers sont des alchimistes criminels à tendances occultes. Ashemogha (le faux mage, escroc, imposteur, charlatan), messager d’Ahriman, apparaît à Zahak, le roi de Perse, comme un cuisinier contaminant la cuisine végétarienne zoroastrienne avec de la viande. Comme repris de justice culinaire déterminé à profaner la diète persane, Ashemogha exécute son plan en ajoutant secrètement de petites quantités de viande à ses plats et en augmentant la quantité de viande avec le temps, puis en la remplaçant avec de la viande humaine pour rendre Zahak accro. Après dix ans, Ashemogha en arrive enfin à une cuisine entièrement composée de viande, pour compléter l’initiation de Zahak aux domaines caverneux. Alors qu’Ashemogha (le cuisinier) embrasse les épaules de Zahak après son initiation (le Don d’Ahriman), deux vers ou serpents géants émergent dans les marques des baisers. La douleur causée par les vers qui croissent là peut uniquement être soulagée en les nourrissant avec des cerveaux humains des deux sexes. Le démonique est uniquement atteignable par un devenir-chef ou en faisant retour aux aspects culinaires de la matière.

Défigurer la Perse ancienne de Parsani trace une ligne entre la lèpre, la créativité, la poterie, Ahriman ou Angra-Maynu, les minorités populeuses, la création et l’insurrection. Dans son seul et unique livre, Parsani glorifie ainsi la poterie : « La poterie emprunte le chemin d’une révolution créatrice contre la Création ». Ahriman coupe des morceaux de son corps en grandes quantités pour créer une légion de ces morceaux, pour produire un frai grenouillant de créations, de disciples, de pestes, de gens et d’alliés ahrimaniques à partir de son sang, son sérum et sa viande. L’automutilation d’Ahriman cherche à imiter de manière moqueuse l’autosuffisance de la création du Divin (ou le monde d’Ahura-Mazda) en transformant son propre corps en boucherie de la création. Encore plus fondamentalement, pour Ahriman, la création par la blessure de soi est une politique pour démanteler le monopole de Dieu (ou son frère Ahura-Mazda) qui a déjà monopolisé le monde et ses potentiels par la genèse et sa campagne créationniste. En ce sens, un tel acte délibéré de boucherie modifie la politique de la création à des fins extérieures au schème politique « créer-pour-être-un-dieu ». Plutôt que de promulguer la souveraineté de Dieu par la création, la créativité ahrimanique dénoue la créativité inhérente au matérialisme crasse. L’art corporel extrême d’Ahriman (scarification) est une praxis pour différentier le pourrissement et la créativité de l’univers établi ou fondé, sans le purger ou le transgresser par une approche destructive. C’est pourquoi Parsani s’adresse fréquemment aux artistes et aux écrivains moyen-orientaux comme à « la légion ». Dans une apparente référence à la créativité ahrimanique :

« Aujourd’hui, comme par le passé, la créativité moyenne-orientale démontre que les écrivains et artistes moyen-orientaux descendent du mouvement révolutionnaire d’Ahriman pour extraire l’art de la création ou de l’ordre établi, pour extraire la subversion de la santé de cette création, et récolter la créativité de cette subversion. Tout cela sans provoquer d’hémorragie mortelle pour l’ordre établi dans un esprit de vengeance, mais en lui offrant plutôt de tenaces opportunités pour survivre et faire croître de nouvelles formes de subversion, de participation, de minorités, de révolutions dans des contre-révolutions et des insurrections sans frontière. » (H. Parsani)

La cicatrisation exemplifie la vigilance de la santé. Comme chien de garde de la santé, le processus de guérison est en charge de sceller les plaies et d’obstruer les transgressions en dilapidant la matière, le temps et l’énergie dans les régions blessées. Si la cicatrisation est le parangon de la santé, alors Ahriman engendre principalement ses minorités et ses néfastes machines de monstruosité et d’insubordination à partir du processus de cicatrisation. Ahriman engendre sa légion en coupant un morceau de lui-même et en faisant de ce morceau un démon. La création de chaque peste, ainsi que la magnitude de sa monstruosité, est inscrite comme une cicatrice sur le corps d’Ahriman. Plus le démon est criminel, plus la chéloïde sera grande et déformée. Ahriman tourne la cicatrisation en un processus malin, en fibrose – des tissus mous sur d’autres tissus, sans hésitation ni pause. La surproduction de collagène ou la cicatrisation hypertrophique – soit en protubérant au-dessus de la plaie ou en grandissant infiniment et indéfiniment hors des limites de la plaie – met en lumière une torsion dans l’orientation du processus de guérison. Dans la cicatrisation excessive, le processus de guérison est canalisé vers un nouveau territoire où il effectue la mollesse clandestine du pourrissement, plutôt que la forme d’un endiguement réussi – abus plutôt que traitement, sursanté maligne plutôt que santé. Par la créativité ahrimanique, la santé devient ruineuse pour sa propre existence, sans être jamais capable de se débarrasser d’elle-même. Ce sont dès lors les praticiens de la créativité ahrimanique – la légion moyenne-orientale – qu’il faut blâmer pour avoir nourri toutes sortes d’insurrections clandestines et de dégénérescences silencieuses de l’autorité et de l’État.

« Sois un lépreux conscient ». Plus qu’une maxime indulgente référant à sa propre maladie de Hansen, la recommandation de Parsani aux artistes et écrivains moyen-orientaux paraphe sa défense politique de la créativité ahrimanique. Car la mollesse clandestine et la peau lépreuse vont de pair : le Lépreux, comme objet religieux de souffrance, est un moteur de création subversive ou de « créativité lépreuse ». La lèpre ou la poterie de la vie insinue l’art de baratter l’horreur en argile. Lorsque les chéloïdes et les cicatrices se forment les unes par-dessus les autres, par-dessus de nouvelles plaies sur de vieilles cicatrices, elles deviennent progressivement désensibilisées aux stimuli, jetant le corps d’Ahriman dans une confusion où aucune ligne droite ne peut être tracée ou dessinée entre le créateur et le créé – inauthenticité originelle. Similaire en cela à l’art ahrimanique, manifeste dans la non-réceptivité des chéloïdes et des tissus cicatriciels, la lèpre développe une insensibilité énigmatique dans l’acte de création où le créateur et le créé sont fusionnés et dissociés par leur insensibilité mutuelle, une insensibilité qui opère à la fois comme polytique et comme éthique de la créativité4. Le Divin chérit sa création et est constamment inquiet à propos du créé, à tel point que pour sauver l’unité (wholeness) de la création, sa colère est souvent dévolue sur le créé. La créativité lépreuse, pour sa part, requiert une perpétuelle dissonance ou une perturbation d’une telle unité entre le créé et le créateur.

Si le Divin créationniste est un potier qui a fabriqué l’humain avec de la poussière et de l’eau, il a semé, ce faisant, les germes d’une débâcle et de sa propre perte de visage. Ahriman écrit sur lui-même la création et, ironiquement, sa monstruosité anti-démiurgique est le produit de son propre modelage de vie comme tout à la fois créateur, créé et créativité. Le modelage de vie est un exercice systématique de créativité pestilentielle. Ahriman, en tant que lépreux volontaire (dépeint avec un visage démesurément défiguré), n’est pas un potier, mais son corps est un tour de potier-drone. Suivant la tradition du monothéisme et la création du Divin faite de poussière et d’eau, Dieu est un potier sans conscience de ses matériaux de travail. Car si la poussière est cabalistiquement égale à Aucun Dieu, et si l’eau et le sable symbolisent la semence et la dissémination, alors la poterie projette les formes diffusantes d’Aucun Dieu. En tant que potier aveugle, Dieu répand donc le matérialisme impie dans l’univers. Loin du souci du Divin qui a pris le chemin de l’obsession (chirurgie plastique), un lépreux, à la fois littéralement et en tant qu’artiste ou écrivain moyen-oriental – le lépreux conscient de Parsani –, est constamment sous chirurgie d’argile.

Traduit de l’anglais par Simon Labrecque

1 Pour un compte rendu des doutes sur l’individualité de Negarestani, voir Érik Bordeleau, « Narrations spéculatives : l’invention de Reza Negarestani », Spirale : arts – lettres – sciences humaines, no 255, 2016, p. 41-44.

2 R. Negarestani, Cyclonopedia: Complicity with Anonynmous Materials, Melbourne, re.press, 2008.

3 Edward Keller, Nicola Masciandaro et Eugene Thacker (sous la dir.), Leper Creativity: Cyclonopedia Symposium, Brooklyn, Punctum, 2012.

4 Le glossaire de Cyclonopedia donne cette définition du néologisme « polytics » : « Gradients politiques caractérisés par leurs pragmatiques multiplicatives et leurs fines pointes opérationnelles multifocales. Les polytiques sont des extensions pragmatiques des schizostratégies. La polytique est impliquée dans l’opérationnalisation des événements, transformant tout en stratégies. Voir Schizostratégie. » Le glossaire définit ensuite « schizostrategy » ainsi : « Stratégies pour être ouvert par, plutôt qu’être ouvert à. Lorsqu’il est question de ce qui est abordable (affordability), désirer le dehors est une répression. Toutefois, en termes de schizostratégie, tout instrument de répression comprend un chemin vers le dehors, quoiqu’involontairement ou indirectement. Les schizostratégies émergent toujours de participations anormales (au sens du positionnement et de l’arrangement entre deux ou plusieurs entités, et non de l’aspect non-conventionnel) avec le Dehors. » Le concept d’« affordability » est emprunté par Negarestani aux travaux du psychologue de la perception James J. Gibson sur les « affordances », ndt.