Nous sommes là
Nous, les Sons Fédérés, nous existons1. Nous sommes à l’écoute du monde. Nous sommes des artisan·es de la création sonore et radiophonique, du documentaire, de la fiction, du field recording 2, des balades sonores, du hörspiel 3, des dispositifs acousmatiques, de l’art radiophonique et sonore, des ateliers sonores, des écoles sonores, de l’écoute, des formations à la radio et à la création sonore, de l’éducation aux médias radios, de la critique sonore et radiophonique, de l’audionaturalisme, des reportages, des installations sonores, des entretiens, des mille formes diffusées à la radio, en podcast, en flux, dans les musées, dans l’espace public, au théâtre, sur internet, dans de multiples endroits et sous de multiples formats. Nous sommes ensemble, riches de nos diversités. Toutes nos pratiques fabriquent du commun et nous sommes fier·es d’y contribuer.
Nous sommes cependant fragiles. Ce que nous produisons n’est que très rarement rémunéré à la hauteur du temps, de l’énergie et des savoir-faire engagés. Pigistes, artistes – auteur·ices, autoentrepreneur·euses, intermittent·es, salarié·es voire bénévoles, nos statuts font de nous des précaires et devons bien souvent tisser des formes de vie complexes entre plusieurs métiers. Nous assistons à la destruction des services publics et du mutualisme, soit de toutes les formes de solidarité les plus essentielles. Nous assistons aussi à la répression de toute contestation, à l’extinction de la critique, à l’appauvrissement des débats publics et de la démocratie. Nous inventons, ensemble et chacun·e à notre niveau, des flux hertziens, des programmes, des émissions, des installations sonores, des moments d’écoute et de partage. Nous amplifions l’écoute et la compréhension de ce monde. Nous sommes tout autant déterminé·es à en faire résonner les violences et les fragilités que les beautés et les solidarités.
Nous refusons l’industrialisation de nos métiers, de nos sons, de nos oreilles
Nous sommes très heureux·ses de voir combien ces univers sonores attirent de nouvelles personnes, toujours plus diverses. Quelles que soient leurs connaissances techniques ou esthétiques, nous ouvrons nos oreilles à ces nouveaux possibles qui surgissent et tentons d’en être les passeuses et les passeurs. Mais aujourd’hui, nous sommes inquiet·es face à la montée en puissance de ce que nous nommons le « podcast industriel », à savoir les structures de production et de diffusion (au premier rang desquelles des studios privés et des radios publiques) qui se saisissent du son de façon comptable, pour en détruire tout ce qu’il fabrique de commun : modèle consumériste de la production sonore, réduction drastique des temps de captation comme de montage, recours massif à des banques de sons, centrage sur le discours efficace aux dépens de l’immense « reste » de la voix et du sonore, confusion entre formats publicitaires et journalistiques, quantification de l’écoute des auditeurs et des auditrices… Nous constatons, dans ce milieu, un appauvrissement de l’écriture sonore, ainsi qu’une récurrente méconnaissance de l’histoire de la radio et des expressions sonores les plus diverses, comme de leurs acteurs et actrices. Sans parler de l’abandon manifeste du travail sonore, comme si un siècle de recherche sur la narration et la musicalité des sons n’avait pas existé.
Nous refusons de laisser s’installer sans honte l’ignorance volontaire, le mépris délibéré pour l’histoire et le désintérêt organisé pour un immense patrimoine sonore et une multiplicité de formes vivantes en construction depuis mille lieux distincts. Ce ne sont pas les salarié·es, les pigistes, les intermittent·es, les auteurs et autrices du podcast industriel que nous désignons, mais les outils, les moyens, les cadres et les objectifs de production fixés par les structures qui les emploient ou par l’autoentreprenariat. Face à la standardisation de l’écoute qui en découle, nous affirmons et défendons une culture sonore protéiforme.
La création et l’innovation sonores sont des services publics
Alors que le secteur du podcast industriel explose, nous observons que la puissance publique se retire et que le secteur associatif est déstructuré. Cela a des conséquences importantes en termes de richesse dans les écritures sonores, dans la manière collective de travailler, mais aussi et surtout, dans l’adresse aux auditeurs et auditrices. Un très grand nombre d’heures de documentaires de création ont disparu du service public ces dernières années et les podcasts dits « natifs », en l’absence d’une politique engagée en faveur du temps long, de la recherche, de l’expérimentation et de l’écoute commune, ne viennent pas combler ces déficits grandissants. Les moyens de productions donnés aux autrices et auteurs sont si réduits que les missions ne peuvent être effectuées que par un farouche amour du service public.
Ce sont aussi, de manière sourde, des micros tendus qui disparaissent, des minorités que l’on n’entend plus, des mondes qui ne sont plus écoutés. Cette mission relève en partie des médias locaux de proximité que sont, par exemple, les radios locales associatives et un nombre croissant de webradios aux formats très variés. Il est nécessaire de se prononcer pour un projet de société où ces caisses de résonance locales puissent aussi continuer à porter la parole de celles et ceux qui sont peu présent·es dans les flux mainstream. Ceci d’autant plus que la standardisation des formats d’écriture sonore au profit d’une manière de raconter des histoires centrées sur une voix narrative (storytelling promu par le podcast nord-américain) contribue à une sur-représentation de certaines thématiques et classes sociales. A contrario, l’écoute des radios associatives non-commerciales ou des webradios indépendantes donne à entendre la tentative de bâtir en actes une véritable démocratie sonore, où chacun·e, indépendamment de son niveau de richesse ou de rhétorique, peut prendre la parole et où le sonore dans toute sa variété trouve sa place.
Nous nous réunissons, au sein des Sons Fédérés, assemblée des artisan·es radiophoniques et sonores, car nous voulons retrouver les moyens d’avoir le temps et l’espace nécessaires pour développer une création sonore protéiforme, élaborée, libre, artisanale…
Nous voulons que résonne un autre son du monde et de la politique
En matière de création sonore, tout se passe aujourd’hui comme si presque un siècle de politiques culturelles n’avait pas existé. Fragilisation du service public audiovisuel par une baisse de la redevance en forme de simple manœuvre de communication, mépris pour la grève historique de Radio France, tant au niveau de sa direction que du Ministère de la culture, absence d’interlocuteurs et d’interlocutrices soucieux de dialogue et de construction conjointe. La notion de commun semble dissoute. Nous faisons face à des personnes qui scandent des éléments de langage hors-sol, qui ne connaissent pas l’histoire de la radio et des expressions sonores dans leur multiplicité, qui organisent la coupure entre un monde fertile et vivant et un monde sans espace critique ni profondeur. C’est une volonté politique. Nous ne sommes pas dupes d’une telle négligence à notre égard et à l’égard du monde auquel nous tendons nos micros. Il s’agit d’une violence politique, institutionnelle et organisée. Nous en refusons la brutalité. Nous avons la ferme volonté de travailler, avec d’autres, à déterminer une politique culturelle de toutes les expressions sonores.
Nous voulons une autre politique du son – de sa création, de sa diffusion, bref de sa place dans la formation démocratique – mais nous voulons aussi un autre son de la politique. Pas la politique dans sa version managériale et sécuritaire, aujourd’hui dominante, mais la politique comme questionnement sur notre façon de nous organiser collectivement. Que les beautés, les fragilités, les solidarités, la gratuité et le partage que nous travaillons à amplifier ne deviennent pas des objets industriels appauvris et produits en série. Qu’au contraire, ils demeurent possibles.
Ce sur quoi nous serons vigilant·es
et ce que nous proposons
Sachant que le développement d’un fonds d’aide à la création et à l’innovation sonores est à l’étude au Ministère de la Culture… nous proposons de :
– Favoriser la biodiversité sonore. Nous souhaitons que ce fonds public soutienne des expressions sonores vivantes, protéiformes, non standardisées, émanant de multiples pratiques et de structures variées. Rappelons que le « podcast » n’est qu’un support de diffusion proposant, à l’écoute, une œuvre ou un contenu sonore ou radiophonique. Il existe de multiples autres modes de diffusion d’expressions sonores, c’est tout un écosystème qu’il s’agit de nourrir, pas simplement quelques-uns de ses formats ou supports.
– Alimenter le riche tissu existant. Nous affirmons la nécessité non seulement d’aider à l’éclosion de nouvelles formes de création, de nouvelles autrice·teurs, de nouvelles structures, mais d’alimenter le tissu existant qui représente une richesse considérable pour la création en France. Nous restons plus largement vigilants sur le terme de l’« émergence » : qu’est-ce qu’un·e auteur·trice émergent·e ? Cela relève-t-il de son statut économique, de sa célébrité, de ses diffusions sur des antennes nationales, du nombre d’écoutes de son « podcast » ?
– Œuvrer pour une politique publique de l’écoute. Nous serons vigilant·es à ce qu’une large politique de l’écoute émerge et non un soutien direct ou masqué au podcast industriel, qui ne cherche à innover ni socialement ni sur le plan sonore. L’argent public ne saurait alimenter un secteur expressément hermétique à l’histoire des écritures sonores, des plus ardues artistiquement et culturellement aux plus simples et populaires, et qui, de ce fait, impose des écritures d’une très grande pauvreté (la voix parlée sans adresse, des voix d’une seule catégorie sociale, des banques de sons et de musiques). Le fonds ne doit en aucun cas servir à financer indirectement une externalisation de la création des radios de service public. Au sein de ces dernières, le podcast dit « natif » ou « first » semble pour le moment s’orienter vers des modes et des moyens de productions très réduits, qui enferment l’écriture et l’alignent sur les modes d’écriture du podcast industriel. Nous souhaitons une autre ambition au sein des antennes publiques, qui doivent contribuer à refonder une politique publique de la création et de l’écoute.
– Distribuer équitablement, sans attendre un ruissellement illusoire. Selon nous, par exemple, un contenu sonore élaboré féministe, ne sera jamais le même selon qu’il est libre ou s’il est soutenu par une marque de luxe. Nous préférons un impôt juste en matière de politique culturelle plutôt qu’une théorie qui sert de fable depuis les années Thatcher, et qui n’a fait qu’instituer structurellement les inégalités sociales et économiques depuis des décennies. Tous les diffuseurs de « podcasts » devraient aussi s’acquitter d’un pourcentage de leur chiffre d’affaires pour une juste et équitable répartition auprès de leurs auteurs et autrices.
– Envisager la création et la transmission dans leurs spécificités. L’intérêt du Ministère de la culture pour l’éducation au sonore est encourageant. Mais nous ne sommes pas uniquement des médiatrice·teurs et nos actions de médiation méritent pour beaucoup d’être prolongées en productions éditoriales et pensées comme des œuvres. La création doit être financée en tant que telle, et la médiation en tant que telle. Autrement, la médiation ne peut être réduite au statut de complément ou de substitut de revenu au détriment du temps passé sur la recherche et la création.
– Sortir du culte du chiffre pour écouter. Les mesures de l’audience sont régulièrement brandies comme marqueurs du succès d’une œuvre. Nous avons d’abord rappelé qu’en matière d’audience, les téléchargements des « podcasts » produits par les services publics demeuraient supérieurs à ceux du podcast industriel et qu’ils s’adressaient à toutes et tous. Plus fondamentalement, il nous paraît crucial d’évaluer l’expression sonore sur des critères de bien commun, de partage de la parole, d’ouverture aux énonciations minoritaires.
– Bâtir une équité en actes. Nous veillerons à ce que ce fonds soit redistribué équitablement entre les femmes et les hommes. Pour éviter qu’il devienne un outil de plus de discrimination des genres, nous exigerons que les femmes soient bénéficiaires a minima à 50 % de ce fonds et qu’elles représentent au moins la moitié des commissions de sélection.
– Travailler à une véritable reconnaissance du droit d’auteur·trice, et non à la perpétuation du droit d’éditeur. Les artistes, créateurs et créatrices de sons n’ont pas plus qu’aucune autre catégorie professionnelle vocation à demeurer précaires. Cet état de fait s’inscrit dans une longue histoire de déni de leurs droits et de leur statut dans la société, dans ce domaine comme dans celui de la littérature, de la BD ou d’autres formes d’expression artistique. Nous demeurons les principales et principaux contributrices et contributeurs économiques de nos créations. L’économie du secteur, dans les pratiques des anciens comme des nouveaux éditeurs et diffuseurs, repose pour une part trop importante sur nos apports et investissements en nature et en bénévolat. Plutôt que d’entériner une logique d’exploitation de notre attachement à la belle ouvrage et au service public, il s’agit de prendre enfin en compte la valeur économique et sociale de notre travail et nos activités au sein d’une fructueuse chaîne de productions culturelles et artistiques.
– Garantir sans condition un revenu d’existence pour toutes et tous avec ou sans emploi. Le soutien de l’État aux entreprises et au seul statut de salarié·e ne saurait suffire. Celui-ci ignore les statuts démunis de toute continuité des ressources et des droits liés, les professions et les écosystèmes au sein desquels nous et d’autres évoluons, qui participent pourtant bel et bien à toutes les richesses dont la France ou le monde se prévalent. Après avoir œuvré ardemment à l’uberisation de l’économie, dans le milieu radiophonique, musical et artistique comme ailleurs, l’État ne peut faire mine d’ignorer la fragmentation qu’il a activement contribué à créer. Il doit prendre acte aujourd’hui de ses conséquences économiques et sociales désastreuses et désormais être le déclencheur de nouvelles solidarités en actes. Aguerri·es aux diverses mobilités du travail, toutes celles et ceux, qui ont des emplois discontinus, des activités hors des statuts salariés, toutes elles et ceux qui n’ont pas de travail doivent bénéficier de droits sociaux collectifs. Nous demandons la mise en place d’un revenu garanti sans condition.
1 Deux cents artisan·es de la radio, de l’écoute, de la critique, de l’expression et de la création sonores.
2 Enregistrement audio sur le terrain, hors studio.
3 Théâtre radiophonique.
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