92. Multitudes 92. Automne 2023
A chaud 92.

Après le meurtre de Nahel à Nanterre

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Les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel font agiter de nouveau le fantasme de l’arrêt de l’immigration. Celle-ci a pourtant toutes les chances de continuer, et même de reprendre de manière plus intense. Le décollage économique des pays du sud va libérer de la main d’œuvre, et susciter plus encore la prise de risque pour voir ailleurs. Le réchauffement climatique va fabriquer davantage de réfugiés espérant de meilleures conditions en Europe. L’instabilité politique en Afrique subsaharienne ne va pas les retenir. En Europe la reprise économique après la stagnation due au Covid, la réindustrialisation programmée par les gouvernements, la relance de l’industrie d’armement du fait de la guerre d’Ukraine et le vieillissement accéléré de la population : autant de facteurs d’un appel à l’immigration. L’accélération des entrées légales et clandestines repose à nouveaux frais les problèmes d’intégration des vieilles immigrations et des populations jeunes qui en sont issues. La focalisation exclusive de l’opinion sur l’immigration présente ou future fait du nouvel arrivant le bouc émissaire idéal de tous les dysfonctionnements, et rêver de l’arrêt immédiat de toute immigration comme prétendue solution préalable et/ou « finale ».

Les réglementations nationales et confédérale européenne sur les entrées, le contrôle de l’immigration qui se veut croissant, marquent l’échec global d’une régulation entre l’Europe et son Sud méditerranéen et moyen-oriental. On peut parler d’un « naufrage » au sens figuré mais aussi au sens sinistrement concret : les États-Unis d’Amérique ont leur désert du Sonora et leurs patrouilles de cowboys armés le long des longs murs érigés face au Mexique ; l’Europe occidentale a les abysses de la mer Méditerranée, les pays de rétention stipendiés (la Turquie, la Tunisie, la Lybie, la Grèce). Le tout avec un bilan aussi révoltant qu’inefficace car le prix en vie humaine vient s’intégrer de façon lugubre au prix exorbitant des tentatives de passage mais sans être réellement dissuasif puisque l’autonomie des flux migratoires s’impose quel qu’en soit le coût. Même un ratio horrible de 50 % d’échecs ne dissuade pas des femmes avec enfants, des adolescents et a fortiori des adultes de récidiver plusieurs fois.

Au moment où les gouvernements européens font chacun de leurs côtés ou ensemble dans le Conseil Européen, la énième tentative de « s’attaquer-au problème-de-l’immigration » voici que l’explosion des émeutes des 28 au 3 juillet, un vrai soulèvement humain, vient mettre les pieds dans le plat. Cela avait déjà été le cas avec le naufrage le 25 juin de 750 migrants au large de Lampedusa, la pire catastrophe depuis 2016 (79 morts retrouvés). Cette Europe policée qui donne des leçons de droits humains à la terre entière avait laissé faire, sans quasiment ciller des yeux, comme d’habitude. Mais moins de quinze jours plus tard, la disparition d’un sous-marin expérimental pour préparer un « tourisme des catastrophes » à 4 000 mètres de profondeur, sur le site du Titanic a vu le monde entier s’apitoyer sur la mort de cinq hommes blancs. S’étonnera-t-on après cela, d’une sourde et franche hostilité des Suds !

Si les pays du Sud font dériver et dévier leur colère contre le Nord en flirtant avec le répugnant régime russe et sa guerre punitive d’Ukraine, les anciens colonisés du Nord et de la patrie-des-droits-de-lhomme se sont exprimés également. L’âge moyen des émeutiers (entre 12 et 18 ans) montre que la plupart n’étaient pas nés lors de la révolte des banlieues de 2005. Qu’il s’agisse de règlements de vieux comptes personnels ou plus généraux avec les institutions-de-la-République ou de la revendication d’un meilleur traitement par la « proximité » décentralisée (les maires) et par les équipements de traitement du social et de l’éducation, les jeunes ont tendu un miroir à la violence saturante de la société adulte. Il ne s’agit pas d’une révolte passagère, générationnelle, des jeunes adolescents mais d’un signal d’alarme. Prenons-le au sérieux. Les jeunes n’ont pas causé ni inventé la crise de la République, ils en sont l’un des symptômes.

Les questions des ghettos urbains, de la violence différentielle (qu’elle soit policière, éducationnelle, sociale, culturelle, d’emploi, de genre) qui s’exerce sur les minorités « ethniques », dit-on pudiquement pour ne pas prononcer le mot race ni d’humiliation post-coloniale, sont revenues en boomerang dans une société et sous des gouvernements qui ont repoussé, différé indéfiniment, de prendre la question du racisme, comme celle de la discrimination positive, à bras le corps.

Cette dernière vague d’émeute et / ou de révolte nous rappelle les grandes manifestations contre le meurtre de Georges Floyd aux États-Unis. Les policiers américains s’étaient dissociés de ce racisme meurtrier en mettant un genou en terre. On attend toujours la même dissociation des policiers français et de celui qui est temporairement le premier d’entre eux. La radicalité et la violence des récentes émeutes (les dégâts de 2023 sont supérieurs en une semaine à ceux de 3 semaines en 2005), la diffusion sur un large espace qui couvre 85 % du territoire montre que la France de la République, la patrie de la croisade anti-woke, a rejoint, en une vingtaine d’années, la situation américaine en matière d’hyper-ghettos, les Noirs et les Arabes étant rejoints par les femmes célibataires, les anciens ouvriers, des précaires de la nouvelle économie, dans des quartiers mal desservis, sous équipés en tout.

En vérité la politique de la ville initiée dans les années 1990 n’a pas interrogé la nature multi-raciale, les ségrégations de genre, de la République « universaliste ». Tant que la République ne le fera pas, elle s’exposera à des réajustements endémiques que les États-Unis, le Canada, l’Australie, pays d’immigration également, ont connus, avant d’abandonner les politiques d’assimilation (y compris des populations autochtones) pour des politiques multiculturelles d’intégration. Le chemin pris actuellement en France est plutôt celui de la restauration de l’élitisme et de l’intensification des frustrations.