« Quand on intervient dans un monde d’interconnexions, on est toujours “inauthentique” : pris entre deux cultures, impliqués dans d’autres. […] L’identité est conjoncturelle et non essentielle [1]. »
Dans son analyse des discours produits par l’ethnographie du XXe siècle, James Clifford met en garde contre l’idée que l’identité puisse exister au-delà des rapports que chacun entretient avec les autres. C’est également à partir de cette notion d’interconnexion que Renée Green interroge l’identité dans sa pratique artistique, à l’intersection entre l’héritage de l’art conceptuel et la critique postcoloniale. En effet, si des questions comme l’histoire afro-américaine, la construction de la différence des sexes ou l’héritage du colonialisme traversent son travail, elle a toujours refusé de s’enfermer dans des catégories identitaires, prenant au contraire le risque de penser l’identité comme quelque chose de fluctuant et instable, pris dans un ensemble d’interconnexions, de rencontres et de déplacements. « Au lieu de parler d’identité isolée, je préfère penser en termes de lieux en interaction », déclare-t-elle[2].
La dimension géographique est également cruciale dans son travail, souvent construit autour d’une grande diversité de lieux et de voyages. L’instabilité des assignations identitaires entre ainsi en résonance avec une dimension transculturelle, dans laquelle l’histoire est envisagée en tant que produit et production d’idéologie, et la mémoire est traversée par des absences où le réel et l’imagination s’entremêlent. Renée Green questionne la place du sujet dans l’histoire à travers des procédés issus de l’art conceptuel : la juxtaposition de photographies et de textes, l’appropriation et l’archive, le travail in situ et la vidéo. Elle utilise le fragment, le récit subjectif et le document comme sources et matériaux de son travail ; plutôt que de produire des objets nouveaux, elle réaménage des objets déjà existants. En ce sens, sa démarche reprend à l’art conceptuel ses aspects les plus critiques vis-à-vis de l’esthétique moderniste, comme la remise en cause des notions de maîtrise, d’auteur et d’autorité. Elle ne propose dans ses divers travaux aucun récit linéaire, car l’histoire n’est jamais pensée comme un objet mis à distance, ni comme une discipline académique. Elle privilégie au contraire la perspective du présent, dans l’idée que le présent est nécessairement négocié à travers le passé.
Deux de ses travaux réalisés à la fin des années 1990 transposent sur le plan filmique cette recherche autour de la mémoire en tant qu’ensemble de fragments d’archives, de documents et de témoignages subjectifs. Renée Green produit des films dans lesquels le travail documentaire est associé à un questionnement sur une histoire précise et sur ses possibles résonances avec le présent. Ce qui émerge dans ce processus n’est pas une narration linéaire, mais plusieurs histoires qui se déroulent sur des plans temporels distincts mais parallèles. Partially Buried in Three Parts (1998) est à la fois une confrontation avec l’héritage artistique des années 1970, la reconstruction d’une histoire familiale et une relecture de la production artistique de l’époque dans son rapport aux mouvements de contestation en Amérique. Le projet tourne autour d’un emplacement perdu qui est aussi une œuvre, Partially Buried Woodshed, un travail in situ que Robert Smithson a réalisé en 1970 à Kent State University, dans l’Ohio, pendant que l’université était en pleine effervescence politique. Green n’est pas seulement intéressée par l’enquête autour d’une œuvre dont l’existence n’est attestée que par quelques photographies, mais aussi par le fait qu’elle ait été produite dans un contexte de conflictualité, les émeutes des étudiants ayant été violemment réprimées par la Garde nationale. Une histoire personnelle vient également se mêler aux deux plans, artistique et historico-politique, puisque la mère de Renée Green enseignait à l’époque dans cette université et l’artiste elle-même a grandi dans cet enchevêtrement d’histoires. Enquêter à partir de l’œuvre de Smithson signifie donc aussi retourner vers une époque et un lieu de l’enfance. Sur le plan de la narration visuelle, cette complexité s’exprime à travers l’utilisation d’extraits documentaires montés de manière subjective. C’est ainsi qu’une part de fiction s’insinue dans les différents plans spatio-temporels, car, une fois abandonnée l’idée d’un récit objectif, on est obligé de laisser la place à l’allégorie, au fragment, à l’appropriation subjective. Si l’allégorie est par définition une anti-narration, la mémoire, dans le travail de Green, est représentée comme une forme radicale de temporalité à travers laquelle peut s’inventer un rapport critique à l’histoire.
« Who is narrating the present and how is it being described ? Again and again the question arises : why is this included and that excluded [3] ? » Ces questionnements pourraient se référer au projet suivant de Renée Green, construit autour d’une autre reconstruction, cette fois centrée sur Elvira Notari, cinéaste et productrice napolitaine très active entre 1906 et 1930, oubliée par la suite, ou presque, par l’histoire du cinéma[4]. Dans Some Chance Operations (1999), tourné entre Naples, Vienne et New York, Renée Green explore la fonction du cinéma en tant qu’archives fragmentaires et potentiellement évanescentes. Auteur d’un très grand nombre de films qui avaient reçu un grand succès notamment auprès des communautés d’immigrés italiens aux États-Unis, la plupart de sa production a été perdue, seulement trois de ses films étant conservés. Mais l’opération de Renée Green ne s’apparente pas à un documentaire sur un personnage du passé, car son intérêt pour Elvira Notari se fait dans des allers-retours entre les années vingt et le présent, entre le Naples d’aujourd’hui, celui du début du siècle, et celui des souvenirs, réels ou imaginaires, d’un certain nombre de voyageurs. Par sa manière d’expérimenter avec les images d’archive et la mémoire présente, Green produit des formes alternatives de temporalité et d’histoire. Le film est marqué en effet par l’impression d’une impossibilité de la rencontre objective : à travers les rues de Naples, elle interroge les passants à propos d’Elvira Notari, mais personne n’en a le moindre souvenir. De retour à Vienne, elle demande à différentes personnes de lui parler de Naples, que ce soit selon leur imagination ou les souvenirs d’un séjour. Comme le remarque Elvan Zabunyan, dans ce travail sur la mémoire comme lieu de négociation entre différents lieux et époques, « l’enchaînement des documents filmiques ou photographiques est conçu comme une narration discontinue où la notion de disparition et d’effacement prend un sens propre, comme si la superposition des sens tendait à brouiller les pistes, mais aussi à user, visuellement, la pellicule »[5].
Dans Unité d’habitation (2006) – version retravaillée de Secret, réalisé en 1993 – Renée Green se concentre à nouveau sur un emplacement précis, une sorte de ruine moderniste située en France, à Firminy. L’unité d’habitation conçue par Le Corbusier, actuellement semi-désertée, devient le théâtre d’une enquête de terrain au sens ethnographique du terme, dans la mesure où l’artiste arrive en étrangère dans un endroit où elle fait l’expérience d’un certain dépaysement. Le film envisage la complexité des interconnexions qui se tissent à partir d’un espace architectural. Comme dans ses films précédents, la fiction se mêle ici à l’aspect documentaire : Renée Green incarne le personnage principal, une femme qui installe sa tente dans un emplacement désert du bâtiment. Elle est manifestement américaine, la peau brune et les cheveux coiffés en dreadlocks. Pourtant, sa manière de s’exprimer en français laisse planer un doute sur son origine : Martinique, Jamaïque, Guyane, Sénégal, Paris, New York… Cette multiplicité d’origines possibles renvoie également à la rencontre avec les personnes qui occupent la partie habitée du bâtiment. Elles parlent français, soit qu’elles soient nées en France, soit qu’elles proviennent d’un pays francophone, mais elles ont en commun cette condition transculturelle. En ce sens, l’Unité d’habitation de Le Corbusier est une « zone de contact », selon la définition que Renée Green emprunte à Mary Louise Pratt pour désigner l’espace des rencontres issues de la colonisation : « The space of colonial encounters, the space in which peoples geographically and historically separated come into contact with each other and establish ongoing relations, usually involving conditions of cœrcion, radical inequality, and intractable conflict [6]. » Le concept de zone de contact laisse entendre également que, dans les travaux de Renée Green, il n’est jamais question d’origine ou d’appartenance, mais d’espaces de connexion. Ces zones potentiellement conflictuelles sont issues d’une dispersion géographique qui est aussi une dispersion identitaire.
On remarquera qu’à l’occasion d’une présentation de ce travail à Paris en 2006, à la galerie Aboucaya, Renée Green l’a associé au film Climates and Paradoxes (2005) tourné à Berlin à l’occasion du centième anniversaire de la théorie de la relativité. En prenant les célébrations à contre-courant, le film de Green suit les différents déplacements d’Einstein entre les deux guerres et se concentre sur le bâtiment érigé sur le site du siège de l’organisation de défense des droits de l’homme à laquelle il avait participé lors de son séjour à Berlin. Ce bâtiment des années 1970 n’est pas sans évoquer l’unité d’habitation de Le Corbusier, mais les liens qui se tissent entre les deux projets vont au-delà de l’espace architectural dans lequel ils s’inscrivent. Dans un cas comme dans l’autre, Renée Green s’intéresse aux circulations entre les pays et les cultures – Einstein ayant dû fuir l’Allemagne en 1933 pour vivre en tant que réfugié.
Smithson, Notari, Le Corbusier, Einstein… Ces travaux de Renée Green esquissent des généalogies à travers des reconstructions et enquêtes qui impliquent des mouvements à travers le temps et les espaces, entre le présent et le passé, le sujet de la narration et le sujet de l’histoire, ici et ailleurs. Dans ces allers-retours entre les archives et la fiction, les figures historiques émergent comme des fantômes qui hantent littéralement ses films et occupent un espace liminaire entre l’imagination, l’histoire et les désirs investis dans le processus de la mémoire. Alors que les personnages sont représentés en tant qu’absences, les narrations respectives auxquelles ils sont associés renvoient à des histoires réprimées ou mineures. Le procédé de Green rappelle en ce sens le paradoxe évoqué par Avery Gordon lorsqu’elle décrit la condition qui consiste à être hanté par un fantôme : « […] where finding the shape described by her absence captures perfectly the paradox of tracking through time and across all those forces that which makes its mark by being there and not there at the same time [7]. » Partir à la recherche de ce qui a été perdu ou oublié peut ainsi produire une forme inédite de connaissance et ouvrir un espace d’interconnexion où l’histoire et la subjectivité s’entremêlent. Au croisement entre les temporalités, les espaces et l’imagination, entre la réalité et ses représentations, les films de Renée Green recourent à l’histoire de manière tactique[8].
On peut noter à ce propos que les films de Renée Green sont produits par l’agence qu’elle a fondée en 1995, FAM – Free Agent Media, qu’elle-même définit comme « my dream label and production company ». Les films de Renée Green ne sont pas sans rapport, en effet, avec le travail du rêve, avec sa nature fragmentaire, ses associations apparemment incongrues, son implication avec la mémoire et ses effets de réalisme. On pourrait même avancer que la notion de rêve, la dimension imaginaire qui lui est associée, joue un rôle crucial dans sa manière de penser l’histoire. On pourrait évoquer à ce propos la célèbre conversation entre l’écrivain James Baldwin et l’anthropologue Margaret Mead. Si Mead défendait une idée de l’histoire comme processus temporel linéaire et globalement progressiste, comme un processus qu’il aurait presque été possible de restituer au moyen d’une caméra fixe, Baldwin insistait au contraire sur le fait que l’histoire est enracinée dans le présent et que, dans cette perspective, les choses vécues et les choses imaginées se situent sur un même plan. « Il a bien fallu que j’accepte que j’ai été autrefois sur un vaisseau négrier », déclare Baldwin devant une Mead stupéfaite[9]. De la même manière, dans les films de Renée Green, il ne s’agit pas simplement de souligner que l’histoire dont parle Mead présuppose un sujet ethnocentrique, mais aussi de libérer la mémoire et la transformer en outil critique.
Come Closer (2008), le dernier film de Renée Green, dont nous présentons ici le script et quelques images, mêle textes, voix et images qui se réfèrent à la dispersion de la langue portugaise des deux côtés de l’Atlantique, aux déplacements et aux rencontres, présents et passés, liés à cette diaspora culturelle et linguistique. Film sur le Brésil tourné en dehors du Brésil, Come Closer est traversé de désirs et d’affects, notamment parce qu’il traite, entre autres, du rapport entre l’artiste et son frère (et ami), musicien et leader du groupe de heavy metal Sepultura, implanté au Brésil depuis une dizaine d’années. Comme elle l’avait fait dans ses précédents travaux, Green envisage ici le film comme une pratique de l’histoire, prise dans les interconnexions de notre présent postcolonial, où la mémoire est ré-imaginée comme une forme du désir.
Notes
[ 1] J. Clifford, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, traduit de l’américain par M.-A. Sichère, Paris, Ensba, 1996, p. 19.
[ 2] Propos de l’artiste cité par E. Zabunyan, Black Is a Color. Une histoire de l’art africain-américain contemporain, Paris, Dis Voir, 2004, p. 227.
[ 3] R. Green, « Place », in Sarai Reader 06, Delhi, CSDS, 2006, p. 22.
hh http://w www.sarai. net/ publications/ readers/ 06-turbulence/ 03_renee_green. pdf
[ 4] On doit à Giuliana Bruno d’avoir réévalué le rôle joué en Italie par Elvira Notari dans le cinéma et la culture de son époque. Voir : G. Bruno, Streetwalking on a Ruined Map, Princeton, Princeton University Press, 1992.
[ 5] E. Zabunyan, Black Is a Color. op. cit., p. 235.
[ 6] M. L. Pratt, Imperial Eyes. Studies in Travel Writing and Transculturation, Londres, Routledge, 1992, p. 6 ; Renée Green s’est inspirée de ce concept de zone de contact à l’occasion d’un symposium organisé en 1994 à New York : R. Green (dir.), Negotiations in the Contact Zone, Lisbonne, Assiro & Alvim, 2003.
[ 7] A. Gordon, Ghostly Matters. Haunting and the Sociological Imagination, Minneapolis, The University of Minnesota Press, 2008, p. 6.
[ 8] J’emprunte la notion de tactique à Michel de Certeau, qui la définit par opposition à la stratégie dans : L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 60: « J’appelle au contraire tactique un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. »
[ 9] J. Baldwin et M. Mead, A Rap on Race, Philadelphie, Lippincott, 1971.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Pour Gaza, contre l’antisémitisme, autrement Fragiles propositions vers une gauche d’émancipation internationaliste
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Retour sur les campements étudiants « Palestine » À la recherche d’une vraie intersectionnalité
- L’écologie de l’esprit selon Gregory Bateson