Entre 2007 et 2014, Rodrigue Jean, cinéaste canadien originaire du Nouveau-Brunswick à la carrière déjà bien établie au Québec, fut l’initiateur d’une expérience cinématographique de grande valeur éthique, doublée d’une forte résonance politique. Le point de départ de cette expérience se trouve en fait à Londres, dans les années 1990, alors que Rodrigue Jean travaillait comme bénévole dans un centre de jour et qu’il songeait déjà à réaliser un documentaire avec les personnes qui le fréquentaient. Mais c’est à Montréal qu’il trouva finalement les ressources humaines et financières pour mener à bien son projet. Sorti en 2009, Hommes à louer est un long-métrage documentaire de plus de 140 minutes construit à partir d’entretiens avec de jeunes hommes toxicomanes et travailleurs du sexe du Centre sud de Montréal. Durant le tournage, certains d’entre eux demandèrent à pouvoir « faire du cinéma » et plus particulièrement de la fiction à partir de leur propre histoire. Le collectif Épopée fut alors mis sur pied.

Il s’agissait d’organiser à la fois des ateliers d’écriture, de constituer des équipes de production et d’assurer la distribution des courts-métrages sur une plateforme web dédiée (http://epopee.me), de rassembler certains d’entre eux de manière à produire des longs-métrages et des installations pour les circuits des festivals de cinéma et les galeries – L’état du monde et L’état du moment (2012) – le tout, de manière complètement indépendante et avec les ressources humaines et matérielles d’organismes communautaires. Enfin, tourné à partir d’un scénario écrit par Ron Ladd – l’un des participants aux ateliers – un long-métrage de fiction, L’amour au temps de la guerre civile, fut réalisé en 2014. Centré sur un seul personnage d’une vingtaine d’années, Alex, prostitué et toxicomane, il nous fait partager son quotidien, durant quelques semaines dans le « Quadrilatère » du Centre sud de Montréal.

La valeur éthique de cette expérience cinématographique tient en premier lieu dans le rapprochement qu’elle permet entre Rodrigue Jean, les membres du collectif Épopée et ces hommes « vivant l’exclusion ». Mais c’est aussi, du point de vue du spectateur, la ressource imaginaire que représentent pour lui les films qui en sont issus. Ressource imaginaire en ceci que ces films lui permettent de parer à la rupture de socialité qu’il ressent, en tant que citadin, chaque fois qu’il traverse le centre-sud de Montréal et éprouve le malaise que suscite, dans la rencontre, l’épreuve de la distance qui le sépare des personnes en situation de précarité extrême. Comme le souligne Isaac Joseph, c’est Georg Simmel qui le premier a identifié les termes de cette contradiction, et Erwin Goffman qui en a décrit la manière dont on en fait l’expérience. Si ce malaise peut être conjuré par des gestes allant du regard bienveillant à l’action communautaire, il ne disparaît pas, en raison du sentiment d’une déchirure irrémédiable dans la trame de notre socialité commune. Le cinéma ne résout pas cette contradiction, bien évidemment, mais, en fonction du dispositif choisi, il met en place une scène sociale virtuelle d’interaction permettant d’envisager, d’imaginer une autre communauté, plus ouverte, que celle que nous fait éprouver cette expérience.

Hommes à louer

Le dispositif d’Hommes à jouer est de ce point de vue remarquable. Rappelons qu’il s’agit d’entrevues enregistrées sur un an et demi de tournage, dans des locaux prêtés par l’Itinéraire, un organisme sans but lucratif qui soutient la réinsertion sociale des itinérants et des personnes sans emploi. Toutes les interviews ont lieu dans une salle, aux larges fenêtres ouvertes donnant sur la ville. La proximité vécue avec les jeunes hommes qui se confient n’est jamais loin d’une urbanité qui lui donne le ton et fait tenir la situation d’interaction. Les interviewés eux-mêmes évitent de mettre en mots les choses qu’ils considèrent comme les plus gênantes à entendre pour leur interlocuteur, tout en respectant leur engagement à raconter leur vie, trouvant ainsi un équilibre fragile qui protège la relation engagée pour faire le film. Le montage se garde bien aussi de retenir des plans qui ne témoigneraient pas de la pudeur réciproque des filmeurs ou des filmés : aucun des protagonistes ne s’effondre devant la caméra, aucune remarque, aucune question ne les force à se dévoiler, et sans doute que certains propos proférés par mégarde ont été coupés au montage pour conserver les frontières intactes entre ce qui relève toujours de la relation intime dans un espace privé, et ce qui relève encore de la socialité sur une scène publique.

L’appareil important dans ce dispositif est en fait moins la caméra que le micro dont on nous montre la pose, sur le corps de chaque personne interviewée, et qui instaure une relation d’écoute davantage qu’une scène d’exposition, ou d’exploitation du « sujet ». Quant au spectateur, il trouve naturellement sa place car la situation elle-même ne le suppose pas à titre de voyeur, mais bien de « public » devant lequel les protagonistes (l’équipe de tournage et les interviewés) doivent interagir entre eux, et s’éviter tout embarras aux uns et aux autres. Cette relation ne se confond avec aucune autre de type familial, amical, thérapeutique. Elle conserve de la distance mais aussi instaure de la réciprocité. Ce dispositif d’interaction virtuelle marquée par cette « urbanité » permet d’envisager la possibilité d’une communauté, alors que l’expérience réelle, parfois brutale, sans médiation, de l’« altérité radicale » de l’autre (ce sont les mots de Rodrigue Jean), provoque plutôt un sentiment d’impasse ou de distance infranchissable.

Epopee.me

Les courts-métrages écrits par les « gars du Centre-Sud » et réalisés par l’équipe de Rodrigue Jean au sein du collectif Épopée constituent aussi une ressource imaginaire importante parce qu’ils nous font considérer l’expérience urbaine de la rupture de socialité du point de vue de celui qui est en rupture. Si les citadins ordinaires circulent dans les rues entre deux destinations et dans un temps limité, ceux qui vivent dans la plus grande précarité habitent ces mêmes rues plus qu’ils n’y passent. Les courts-métrages d’Épopée donnent accès à leur point de vue et font plus encore, ils leur permettent d’accueillir le spectateur là où ils demeurent sans demeure. L’intimité alors ressentie par le spectateur abolit son sentiment de rupture, et en est d’autant plus saisissante.

D’un côté, les plans des courts-métrages tournés dans ce quartier du Centre-sud nous renvoient concrètement aux matérialités urbaines qui le distinguent comme quartier – enseignes, édifices, croisement de rue, squares ; de l’autre, ils nous renvoient à une expérience subjective des lieux, qui n’a rien à voir avec la nôtre, et qui prend la forme de « trajets » – c’est le nom de la rubrique où ils sont regroupés – associés à des prénoms différents : Daguy, Ti-Red, Rob, Marco, Papi, Fifty, Danny, Paul, Maxime, Ti-pat, Falardeau, Nalissa, Raphael, Sébastien. Ces lieux traversés en compagnie de ceux qui les occupent sont alors investis des significations que les désirs et les affects de ces personnes/personnages leur donnent. Ce sont ces significations qu’elles/ils partagent qui permettent cette prise de possession imaginaire du quartier en leur compagnie, une prise de possession qui n’était pas évidente, au début, pour les membres de l’équipe. Hubert Caron-Guay, collaborateur de Rodrigue Jean, explique : « ce sont les travailleurs du sexe – je prends l’exemple des trajets – qui ont fait qu’on s’est senti propulsé, qu’on s’est donné le droit de prendre possession de la rue, du quadrilatère, comme ils le possèdent eux-mêmes ». Si leur expérience vécue est difficilement partageable – d’où cette gêne exprimée par Hubert Caron-Guay occasionnée par le fait de « prendre possession » de cette rue où il ne vit pas – en revanche la subjectivation de l’espace, elle, est à la fois propre et commune : chaque court-métrage d’épopée.me nous renvoie à cette façon commune d’habiter l’espace tout en nous permettant de vivre cet espace à travers les yeux d’un autre dont nous épousons, par empathie, l’expérience.

Mais cette identification à l’autre qui me permet de me couler dans sa perception des lieux ne fait pas encore de ce lieu un lieu en commun. Cette subjectivisation poétique de la ville n’est que la première étape du travail du film qui nous permettra d’imaginer une autre communauté. La présence d’une caméra fabrique en effet de l’« intimité ouverte » dans l’espace public ; l’écran projette en retour un lieu paradoxal d’intimité entre les spectateurs et des personnes qu’ils n’ont jamais rencontrées. La sincérité des acteurs et des auteurs des courts-métrages donnera à cette intimité virtuelle ouverte son poids de réalité nécessaire pour que l’expérience des films rivalise alors avec celle qui se vivrait lors d’échanges réels.

Une scène dans le court-métrage Ti-Red2 nous fait tout particulièrement appréhender la rue comme lieu de l’intime et de reconnaissance de l’autre : Ti-Red et son amie ont trouvé refuge dans le renfoncement d’une porte de jardin qui donne sur une ruelle et un parking. Leur lit à ciel ouvert n’est plus, à l’écran, l’incongruité qui frapperait le simple passant : il est, pour le spectateur, ce qui transforme cet espace mi-public mi-privé en un lieu vulnérable, puisque sous la menace constante de la réaction du propriétaire du jardin et de la police. L’intimité du lieu est soulignée par Ti-Red lui-même qui montre les coussins du nid qu’il partage avec sa compagne et se « parfume » devant la caméra avant de mimer « un brin » de toilette ; la scène est émouvante parce qu’elle exprime et dévoile ce qui fait le prix de l’intime, à savoir une vulnérabilité irrémédiable mais partagée. Le spectateur la ressent en remarquant l’absence de murs, de toit, et le soin qu’apporte Ti-Red à l’entretien du lieu pour prolonger, au-delà de cette première nuit passée là, sa possibilité de refuge.

Ce moment d’intimité absolue inattendu en un tel lieu nous renvoie au droit inaliénable d’exister là où il n’est aucun droit reconnu de demeurer. L’espace de reconquête de notre communauté, au cinéma, n’est pas seulement un territoire arpenté ensemble, où parviennent à se mêler la perception de Ti-Red, celle du caméraman et celle du spectateur, mais un espace quelconque où l’intime a lieu, sans avoir de lieu, devant des spectateurs dépositaires de ce droit d’exister. Ce lieu n’est pas sans évoquer d’ailleurs ceux littéralement instaurés par le mouvement Occupy Montreal qui avait organisé un campement de fortune au square Victoria, du 15 octobre au 25 novembre 2011 (en fait, jusqu’à ce que l’ordre d’expulsion soit donné). Dans le court-métrage Daguy (bloc 1), Daguy nous introduit dans une de ces tentes, « sa » tente, nous dit-il, et qu’il nomme aussi, avec une grande intelligence politique, « son » atelier du peuple, ou encore « son temple », en même temps qu’il nous y introduit comme des intimes.

État de crise

Le travail de Rodrigue Jean et du collectif Épopée s’inscrit dans un contexte particulier. Au printemps 2012, un mouvement social d’une ampleur sans équivalent depuis 1970, prit sa source dans une grève étudiante démarrée au mois de février. Les étudiants protestaient contre la hausse des frais de scolarité décrétée par le gouvernement provincial québécois. En raison du mépris et de la condescendance du gouvernement envers le mouvement qui culmina dans le vote de la loi 78 le 18 mai 2012 interdisant aux étudiants de faire grève, et à l’ensemble de la population de manifester son soutien à tout mouvement social « illégal » de ce type, cette grève joua un rôle d’agrégateur en permettant que s’expriment – au-delà de la question de la hausse des frais de scolarité – l’opposition aux politiques libérales de liquidation des services publics et d’exploitation – sans souci écologique – des ressources naturelles, tout autant que la dénonciation des violences policières dues au « profilage politique » qui visait tout particulièrement les activistes depuis le tournant des années 2000 et s’en prenait maintenant aux manifestants – « les carrés rouges » – dont la plupart n’avaient pourtant aucun passé de militantisme.

En 2012, le printemps québécois rallia en effet des centaines de milliers de personnes qui « prirent la rue » lors de grands rassemblements (les 22 mars, 22 avril, 22 mai), de cortèges plus modestes mais quotidiens, ou encore de nombreux happenings et interventions artistiques en divers points de la ville. Après le vote de la loi 78 dite « liberticide », les manifestations nocturnes se transformèrent en concerts de casseroles qui engagèrent de nouvelles personnes dans le conflit – jusque-là pourtant peu réceptives à la cause des étudiants. Après de nombreux affrontements entre les manifestants et les forces de police, la situation se dénoua à l’automne, avec la tenue d’élections qui portèrent au pouvoir le Parti Québécois. Celui-ci avait pris l’engagement de retirer la loi 78 et d’annuler la hausse des frais de scolarité. Sa politique, en revanche, ne dévia pas fondamentalement de la ligne d’austérité.

Les artisans du collectif Épopée ont donc travaillé dans une atmosphère particulière, qui marqua fortement les deux derniers opus du groupe : Insurgence (2012) et L’amour au temps de la guerre civile (2014). La sensibilité politique dont relèvent ces films n’est pas uniquement celle de leurs artisans, mais renvoie à une effervescence plus largement ressentie. L’acte de création dont ils sont redevables fait littéralement écho à tous les gestes créatifs de 2012 et au-delà, au cœur de la césure que représente, de ce point de vue, le Printemps québécois. Ils ont ceci de particulier et de représentatif de leur « moment », de porter « une utopie » qui, pour Rodrigue Jean, passe par l’exploration, au moyen du cinéma, d’« une destruction absolue pour justement éviter la destruction absolue. C’est ce qu’on peut faire en ce moment : montrer l’insupportable, visiter la destruction complète pour la déjouer ».

Dans L’amour au temps de la guerre civile (2014), film de fiction, réalisé avec des moyens plus traditionnels (avec financement public sur présentation d’un scénario, direction d’acteurs, équipe de tournage complète), le personnage central, Alex, jeune homme en rupture de ban, toxicomane et prostitué occasionnel, vit dans le Montréal de cette possibilité de destruction. Les scènes qui constituent le film et mettent bout à bout les moments de son existence pour en reconstituer le fil, sont saturées de sexe, consenti, contraint, offert, monnayé. Pour autant, ces scènes se succèdent sans que s’installe une opposition entre une sexualité « saine », « justifiable », « digne » et une autre. Le film rend souvent indécidable la frontière entre la jouissance et la souffrance, le don et la demande, l’exultation et la fatigue de soi. La sexualité des protagonistes remplace, au bout du compte, les formes de socialité conventionnelle, qui sont en lambeaux. Elle exprime aussi la précarité des rapports eux-mêmes. Elle est finalement traversée par toutes les contradictions et les ambiguïtés de l’expérience relationnelle – entre souci de soi et écoute de l’autre, méfiance et confiance, abandon et défense, agressivité et protection. La sexualité est une forme de socialité s’exprimant par le corps, reposant sur le corps et ses engagements – intense, spontané, à haut risque – ce que montre aussi le film qui ne s’en tient pas, de ce point de vue, à la seule misère sociale de ses personnages. Elle exprime une vulnérabilité, qui est aussi, c’est du moins le pari du film, un point de basculement, car elle permet de dénoncer, par contraste, la violence des rapports « normalisés » de l’échange marchand et de l’ordre policier.

La radicale rupture dans laquelle se trouve Alex est aussi signifiée par le vide : aucune mention n’est faite des pratiques d’aide envers les travailleurs du sexe, les toxicomanes et les itinérants. Il n’est pas anodin de constater en effet que, mis à part les services de police, toutes les autres institutions – centres communautaires, CLSC, refuge – ont disparu du film. Alex ne bénéficie d’aucun soutien en provenance de ses « cercles » – familles, amis, voisins, etc. Il ne peut pas non plus compter sur le soutien de ses compagnons d’infortune, dont l’aide est toujours ponctuelle et imprévisible. Lui-même se fait aidant à quelques occasions, mais aucun geste n’a la récurrence nécessaire à l’instauration d’une quelconque forme de « solidarité ».

Désert urbain 
et guerre civile

De façon plus troublante encore, c’est l’ensemble de la société incarnée qui disparaît de l’écran. Qu’il s’agisse des bâtiments, des installations ou des monuments renvoyant aux institutions publiques (écoles, bibliothèques, aréna, parcs, métro), des corps individuels (de passants, clients, commerçants, publics), ou des espaces publics : en raison du choix de cadrage au plus près des visages, aucune des enseignes caractéristiques du quartier n’apparaît à l’image ; une grande partie du film se passe dans des espaces confinés (une chambre d’hôtel où Alex réussit à passer deux nuits, une voiture Communauto, l’appartement de Simon puis celui d’Alex) ; les rues que fréquente Alex sont désertes, les lieux anonymes qu’il traverse (sauna, bar, discothèque, dépanneur, vidéoclub) sont emplis de silhouettes sans visage ; lorsque nous sommes en mesure d’identifier des personnes, ce sont des policiers, qui arrêtent Alex, un propriétaire, qui le refoule, un client, qui l’humilie ; enfin, lorsque les personnages sont à l’extérieur, ils ont froid – le tournage s’est fait en hiver, le vent et la neige soufflent dans les rues – ils sont seuls, ou sont à ce point saouls ou « gelés » qu’ils risquent leur peau en s’aventurant sur la chaussée, où circule un flot ininterrompu de voitures, dans une cacophonie de klaxons. Il n’y a plus de « ville », ni de « quartier ». Seuls restent des rapports de « guerre civile », dans une économie qui les génère et les entretient, des rapports invisibles tant qu’on ne se place pas aux côtés de ceux qui les vivent en première ligne. La nuit, et le floutage des images dû au manque de lumière, renforcent cette disparition de la cité.

Dans la toute dernière scène du film, Alex, hébété par la mort par overdose de son ami et amant, erre dans des rues remplies par de jeunes manifestants : on aperçoit alors un carré rouge sur un sac à dos ; on entend des annonces policières déclarant la manifestation illégale et ordonnant la dispersion ; soudain des jeunes se mettent à courir et Alex leur emboîte le pas. Cette scène rattache L’amour au temps de la guerre civile au film que l’équipe d’Épopée a tourné durant la grève et les manifestations de 2012, Insurgence, qui avait pour principe de monter, sans narration, et tout en respectant scrupuleusement la chronologie, des scènes et des images tournées durant les manifestations. Il en ressortait un montage sensible et physique qui insistait sur l’engagement des corps pour replonger le spectateur-acteur dans l’ambiance des marches du printemps. Les monteurs du film, Mathieu Bouchard-Malo et Ariane Pestel-Despots – ayant eux-mêmes vécu les événements – expliquent qu’il s’était agi pour eux de retranscrire des impressions « euphoriques », « violentes » et « déroutantes » qui avaient cependant donné aux foules le sentiment de leur puissance collective et de leur légitimité politique, malgré l’absence de sens que les affrontements à répétition avec la police avaient fini par créer. Importait, pour eux, l’effet troublant de la transformation des espaces urbains parcourus par les manifestants en champ vierge où tout est à (re)inscrire comme sur un écran, « dans des moments de flottements où les certitudes tombent et le doute s’installe », « des moments à la fois exaltants et effrayants ».

Imagination radicale et nécessité d’une nouvelle cité

Le face-à-face avec la police joue un rôle important dans L’amour au temps de la guerre civile, celui de sceller dans l’image la solidarité entre la jeunesse qui a pris la rue et celle qui s’y retrouve, pour sortir de la « guerre civile » et réinstaurer un espace politique. La répression policière – en tant qu’elle se donne à voir précisément dans la rue, contre les manifestants – permet en effet de mettre aussi à jour la contradiction politique consistant, dans une démocratie, à retirer aux individus les droits qu’elle est censée leur garantir à titre de citoyens. L’horizon politique est alors barré par le déploiement de forces de l’ordre qui interdit la ville à ceux qui précisément construisent la cité politique en revendiquant des droits collectifs perdus ou inexistants ; tout comme un tel déploiement interdit la ville aux personnes – Alex et ses compagnons de déroute et d’infortune – dont l’exclusion justifie, in fine, une telle (re)construction. L’expérience physique de la vulnérabilité du corps politique dans l’affrontement avec les forces de l’ordre rejoint celle du corps épuisé par la précarité et la marginalité, face à un même système de répression et de contrôle, dont chacun éprouve et conçoit, selon son expérience, la faillite démocratique et humaine.

Dans la dernière scène du film L’amour au temps de la guerre civile, cette solidarité implique même une forme de spectralité, puisque les espaces que ces corps investissent et transforment en espaces politiques – où s’entrevoit la possibilité d’un changement radical – sont voués, comme les nuits de pleine lune, à disparaître au petit jour, et les corps eux-mêmes, à renouer avec les significations que leur confère la vie quotidienne. Mais cette spectralité a eu le temps de donner force et figure à une « imagination radicale », nourrie du rapprochement entre des personnes que tout sépare, vécue au cinéma, depuis Hommes à louer, et dans l’espace social dans les cortèges quotidiens des manifestants : cette imagination radicale autorise tout un chacun à imaginer la possibilité d’un changement, et à y croire suffisamment, dès qu’une brèche se présente dans l’histoire sociale, et que s’y joue un tournant de sa propre existence.

Pour conclure, nous soulignerons l’importance du fait de ne pas assimiler le triptyque de Rodrigue Jean et du collectif Epopée (Hommes à louer, epopee.me, L’amour au temps de la guerre civile) à une simple entreprise de « visibilisation » des « travailleurs du sexe » ou de sensibilisation à leur sort, mais bien à une forme de compagnonnage « imaginé et imaginaire » qui n’est pas sans incidence politique : les « outcasts », comme les nomme Michel Dorais, ceux dont la vie est suspendue à un fil, font apparaître la nécessité d’une nouvelle cité pour que la déshumanisation qui les menace n’ait pas lieu ; en même temps, leur résistance inspire la lutte contre les logiques sociales qui les excluent. Sept ans de travail établissent, au final, la confiance envers ses moyens (ici, le cinéma, comme dispositif et technique de l’imaginaire) pour ressourcer son langage et intensifier sa sensibilité politique, imaginer à nouveaux frais cette cité à « l’élargissement potentiellement infini » déjà évoquée par Isaac Joseph. Le travail du film consiste alors à ouvrir des brèches dans la clôture de l’« imaginaire social ».

L’urbanité – des filmeurs, des filmés et des spectateurs – est une condition de ce compagnonnage cinématographique, qui nous oblige à reconsidérer nos analyses de la réception au regard de cet ancrage. C’est en effet à partir de leurs échanges comme de leurs confrontations, dans les espaces qu’ils fréquentent et qui les rendent possibles (que ce soit avec l’« étranger » qui circule dans l’espace public et les oblige à (re)penser la « communauté » ou avec la police qui le contrôle et les oblige à (re)définir la citoyenneté), que les citadins forment leur sensibilité politique. L’engagement corporel, l’occupation de la ville, le face-à-face avec les forces policières dont bon nombre de Montréalais ont fait pour la première fois l’expérience en 2012 ont fait réapparaître, sous la menace de leur perte, les fondamentaux de cette sensibilité politique – démocratie et solidarité – dont nul ne sait trop encore ce qu’elle deviendra. Mais c’est sans doute avec des films que ces mêmes citadins ont mis tout de même en branle cette « imagination radicale », dont parlait Cornélius Castoriadis et dans des films qu’ils en retrouvent les traces.