Dans Le Mouton enragé (1974) de Michel Deville, Claude (alias Jean-Pierre Cassel) fait remarquer à son ami Nicolas (alias Jean-Louis Trintignant), en proie à des difficultés financières : « C’est pas de l’argent qu’il te faut, c’est une situation. »1

En milieu urbain, dans les soirées, les cafés ou les restaurants, la socialisation des membres des classes moyennes et supérieures s’entame le plus souvent par la question : « Et vous, qu’est-ce que vous faites ? » Convention linguistique qui, comme d’habitude, ne veut pas dire ce qu’elle dit, et dont le bon usage va de pair avec la conscience que votre interlocuteur ne s’intéresse pas à ce que vous faites vraiment dans la vie, mais à comment vous la gagnez. Dans une société bourgeoise traditionnelle (comme celle dont on était en train de sortir en 1974), qui aligne la création de valeur sur l’activité productive, travail et situation sociale semblaient interdépendants : le travail comme activité créative, comme création de valeur. De nos jours, avec la compétitivité, l’incertitude, l’instabilité et la précarisation croissante du marché du travail – selon une étude publiée le 8 avril 2014 par l’Insee, au début de l’année 2012, 25 % des sans-domicile-fixe adultes francophones occupaient un emploi2; et selon une autre étude du 22 janvier de la même année menée par le cabinet Technologia, plus de 3 millions de Français actifs ont un risque élevé de faire un burn-out au travail3 – la réponse à la question « Et vous, qu’est-ce que vous faites ? » devient de moins en moins évidente pour certaines couches de la population, notamment celles investies dans la culture, l’enseignement et la recherche, pour qui la disparité entre travail et situation est une réalité quotidienne. Dans leur effort même de les faire coïncider (de joindre les deux bouts), ce que ces gens-là font vraiment dans la vie apparaît comme l’asymptote du comment ils la gagnent.

Joseph Mouton a décortiqué ce phénomène depuis le champ littéraire, mais son diagnostic reste valable pour une grande partie, non seulement des artistes mais aussi des autres métiers de la culture : « Voici l’objectivité : à moins que vous ne soyez favorisé par la classe ou la fortune, vous serez forcé de travailler quatre fois : une fois pour gagner un salaire, une deuxième fois pour gagner de quoi ne pas simplement survivre, une troisième fois pour accéder au champ littéraire (ou du moins à un sous-ensemble de ce champ) et/ou pour ne pas vous en faire chasser ; et une quatrième fois pour faire votre travail d’écrivain4. » À ceci il faut ajouter un cinquième travail : celui qui consiste à chercher un autre travail, un emploi qui pourrait vous permettre de ne pas faire autant de boulots différents et de vous consacrer enfin à « ce que vous faites » vraiment. Il y en a même certains qui, tout en travaillant quatre fois, cherchent ce genre d’emploi pendant si longtemps que, quand ils ne cherchent plus du travail, ils ont l’impression de ne pas travailler. Ce travail-là, la recherche d’emploi, est devenu aujourd’hui une occupation à temps plein, un métier à vrai dire ; il est celui de Jalila Latrach.

La conférence-performance
d’une conseillère emploi et placement

Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? est né au croisement de mon intérêt pour la performativité du langage et de mon expérience personnelle de la situation décrite par Mouton. Il s’agit d’une conférence-performance de 45 minutes de Jalila Latrach, conseillère bilan emploi et placement chez Ingeus5, une société spécialisée en accompagnement et insertion professionnelle, qui travaille, entre autres, avec Pôle Emploi.

Le projet déplace vers un cadre culturel un discours destiné initialement à un public de demandeurs d’emploi, dans le but d’interroger la fonction performative – pratique, appliquée – du langage en tant que dispositif de production de subjectivité. Sous ce prisme, la communication n’est pas ce qui relie entre eux deux pôles adultes et consentants (l’émetteur et le récepteur) qui existeraient en dehors du langage. Bien au contraire, l’effectuation de celui-ci, son effectivité, voire son efficacité performative, sont inséparables de sa capacité de produire les sujets qu’il relie et de les relier tels qu’il les produit, c’est-à-dire de distribuer des rôles et d’en faire dépendre la communication, voire la simple compréhension. Comprendre le message, c’est revêtir le rôle. Ou, autrement dit, insister sur la performativité du langage, c’est poser la question du rapport entre sémantisation et subjectivation.

Le projet joue sur le décalage entre le contenu de la conférence et les attentes habituelles d’un public plus ou moins artistiquement averti, afin de reconstituer en temps réel la confusion initiale – quel est l’objet du discours ? quelle est sa pertinence et, partant, son statut ? à qui ça s’adresse ? en quoi ça me concerne ? – et la prise de conscience progressive (le travail de subjectivation) qui accompagne habituellement ce genre de prestation (que, dans le jargon de Pôle Emploi, on appelle « atelier ») dans son milieu naturel. En ce sens, si le déplacement du discours et sa recontextualisation artistique introduisent d’emblée une dimension artificielle et théâtrale, l’artifice vise ici non pas l’illustration d’une réalité extérieure, mais l’actualisation performative de ce qui, dans cette réalité même, relève de la convention et de l’artifice, c’est-à-dire du partage de rôles. Le discours abordé comme objet trouvé, sa théâtralité, devient celle du ready-made.

D’où aussi le caractère interactif de cette conférence-performance, inscrit dans sa structure même : la salle est préparée de telle manière que la conférencière ne soit pas séparée de son auditoire, avec des tables et des chaises disposées en U pour le second et la possibilité pour la première de se mouvoir dans l’espace et de se situer au milieu et pas seulement en face du public, l’interpellant directement, le cas échéant. Aussi, l’argumentation orale est appuyée par des notations, schémas et autres outils graphiques dessinés sur un tableau blanc. De cette manière il s’agit, entre autres, de poser un regard critique sur la « plus grande immédiateté du ton » qui, selon Judith Souriau, caractérise le champ de l’art contemporain par rapport aux cadres traditionnels des arts de la performance6. Enfin, la conférence-performance est accompagnée et prolongée par une table ronde/débat avec Joseph Mouton, écrivain et ancien professeur d’esthétique à l’École nationale supérieure d’art de Nice, Florent Lahache, professeur d’esthétique à l’École des beaux-arts du Mans et Carole Douillard, artiste et co-fondatrice de la plateforme Économie solidaire de l’art7.

En 1987, dans sa célèbre conférence sur l’acte de création, Gilles Deleuze se demandait quelle serait, dans quarante ou cinquante ans, l’identité de l’école et de la profession à travers la formation permanente. Aujourd’hui, à un moment où plus le « travail immatériel » et le « capital connaissance » sont valorisés dans l’art et la société contemporains, plus ils apparaissent déconnectés des conditions immanentes de la production culturelle, ce projet vient questionner les formes actuelles, non-artistiques, de leur possible intersection. Il met l’accent sur un usage « pédagogique-professionnalisant » du langage qui fait ressortir la double dimension de sa « performance » : d’une part, comme implication du corps dans l’acte de discours et comme exploration de la physicalité et de l’immanence de celui-ci ; et d’autre part, comme « prestation » mesurable et quantifiable en fonction de critères d’efficacité et de rentabilité. Mais par là, il se réfère aussi une situation spécifiquement liée à la conférence-performance contemporaine.

Celle-ci a rapport à l’importance croissante de l’enseignement de la théorie dans les écoles d’art depuis les années 1970 et à l’émergence d’une génération d’artistes pour qui la pédagogie et l’écriture sont devenues une partie importante de l’activité professionnelle, et/ou une composante essentielle du travail artistique. Or, la différence entre le « et » et le « ou », entre l’activité professionnelle des artistes et leur travail artistique est que, pour un grand nombre d’entre eux aujourd’hui, l’enseignement constitue la principale source de revenus plutôt qu’un moyen de création librement choisi. Quant à la convergence entre l’art et la recherche, en vogue en ce moment, il convient d’observer que le point commun entre un artiste et un chercheur, c’est tout d’abord la recherche de financement. En France, la confluence de la recherche, au sens de la quête des savoirs et de la recherche d’emploi, est validée par les institutions officielles, qui avalisent tacitement la précarisation des métiers de la recherche. Le CNRS montre la route : soucieux de « reconnaître et souligner » l’importance que revêtent à ses yeux ses agents « actuellement en contrat à durée déterminée », et s’engageant à remplir ses « devoirs envers ces agents qui lui apportent beaucoup », le Centre a mis en place depuis avril 2014 un plan d’actions nationales, en partenariat avec Pôle Emploi.

Dans le cadre de ce plan d’actions, le CNRS « réaffirme l’importance [qu’il attache] à l’accompagnement, au conseil, au soutien de ces agents » dans la recherche d’emploi et, dans le but de « leur assurer les meilleures conditions de travail et [de] les aider à préparer leur avenir professionnel » ; il met en avant, sur son Portail Emploi, « l’offre de services de Pôle Emploi pour l’aide au recrutement8 ». À ceux qui pourraient se poser des questions sur la pertinence des services et des outils de Pôle Emploi pour un Bac + 13 spécialisé en esthétique et sciences de l’art, pour prendre un exemple au hasard, la réponse est le coaching. Son expansion actuelle est le symptôme de la libéralisation du marché du travail et de la connaissance, qui met en demeure les chercheurs (d’emploi autant que de savoir – ils sont souvent les mêmes) à prendre en charge, au niveau individuel, la responsabilité de leur formation. La circularité sisyphéenne du travail comme recherche de travail est une version bien étrange de la réflexivité traditionnellement associée au travail de recherche.

L’intérêt des artistes contemporains pour la conférence-performance renvoie ainsi à la disparité entre travail et situation dont il a été question plus haut, faisant de nécessité vertu ; sur le plan sociologique, il se donne comme symptôme de la précarisation de la profession et de la nécessité de s’adapter à un milieu de plus en plus concurrentiel qui pousse la création artistique à la production de plus-value intellectuelle. C’est à ce niveau que la conférence-performance de Jalila Latrach interpelle directement la situation socio-professionnelle des artistes, ces derniers (ou, tout au moins, une grande partie d’entre eux, ceux, justement, qui ne sont pas « favorisés par la classe ou la fortune », intermittents du spectacle et autres) se trouvant souvent dans la position de demandeur d’emploi.

Les deux statuts, les deux rôles, celui d’artiste et celui de demandeur d’emploi, semblent liés d’une manière particulière, quasi existentielle. Comme Jalila Latrach l’a remarqué lors d’un entretien privé, on est artiste tout le temps, et pas seulement une partie de la journée comme dans les autres métiers, de la même manière qu’on est chômeur 24 heures sur 24 7 jours sur 7. Considérée comme travail à temps plein, la recherche d’emploi devient quelque chose qui détermine l’individu au plus près et qui, comme l’activité artistique, se donne comme inséparable de lui – sa vie même et non pas un simple métier. Le métier de vivre.

1 Ce texte est la version réécrite et remaniée d’un projet de conférence-performance sur le thème du travail, intitulé Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Atelier Le métier de vivre, ou Mouton enragé. Le projet a été accepté par la Maison populaire de Montreuil en 2016 mais reste ajourné. Il vient prolonger au niveau curatorial certaines considérations élaborées dans la dernière partie de « L’art comme production de connaissance : entre théorie et pratique », Marges, n° 22, printemps 2016, p. 75-86, dossier thématique consacré à « L’artiste-théoricien ».

4 Joseph Mouton, Delenda Ouest, Éditions Les petits matins, 2007, n.p.

6 Judith Souriau, « Ce que parler veut dire », Mouvement, n° 58, 2011, p. 146.