Camp ou quartier ?

Le statut du camp de la Linière à Grande Synthe pose nombre de questions. Après la viabilisation du site et la construction d’un camp de 300 cabanes en bois par Médecins Sans Frontières (MSF) et la Mairie de Damien Carême contre la volonté de l’État entre les mois de janvier et mars 2016, la présence de migrants a été officiellement acceptée par tous les acteurs publics en mai 2016. Après plusieurs mois d’hésitations, une cogestion du camp entre la Mairie, l’État, et l’association départementale AFEJI, dirigée par Michel Delebarre, ancienne personnalité majeure de la politique locale et nationale, a été décidée. La présence des migrants se définissant sur un temps ouvert, comment qualifier ce lieu de vie regroupant des centaines de personnes vivant au cœur de la cité. Ce qui est construit à la Linière constitue-t-il un camp de réfugiés classique, ou un quartier d’un type nouveau en devenir ?

Si certains fustigent l’isolement des lieux1, un regard objectif sur le site montre qu’il n’est pas plus isolé de l’agglomération que d’autres ensembles de la Communauté Urbaine de Dunkerque (CUD), et qu’il est notamment le plus proche de son plus grand centre commercial qui s’articule autour du Auchan de Grande Synthe. Quand les métropoles se définissent en conurbation et en territoires, les proximités pédestres des centres-villes anciens ne sont plus des critères efficients pour qualifier l’urbanité des lieux de vie. La mairie a déjà annoncé sa volonté de détourner et d’ajouter des arrêts à une ligne de bus pour que les exilés puissent mieux bénéficier de ce service public qui ne les desservait jusqu’alors qu’imparfaitement – l’arrêt le plus proche était à un peu plus d’un kilomètre du camp, soit 15 minutes de marche.

De même, si toutes les associations, dont Actes et Cités2, poussent à la mise en place d’un maximum de services dans le camp, le maire a toujours indiqué sa volonté que ses habitants bénéficient et usent des nombreux services publics de la ville. Dans le camp, les associations britanniques et françaises ont installé et construit des cuisines et des salles de repas collectives, une école, un centre d’information, un centre d’apprentissage des langues, une aire de jeu et proposent par ailleurs un grand nombre de services, outre les distributions de repas et de vêtements, qui vont des cours de tennis à ceux de cuisine en passant par la sensibilisation à la permaculture.

Coté services de la ville, la grande Maison Municipale des Associations est ouverte aux habitants de la Linière, et la participation d’un groupe musical du camp à la fête de la musique du 21 juin 2016 a été un moment particulièrement fort et reconnu par tous. En ce qui concerne la médecine, outre le dispensaire de Médecins Sans Frontières et un poste de la Croix Rouge installés sur le camp, les exilés bénéficient de tous les services de santé publique de la CUD.

Michel Agier définit la « forme-camp » par trois caractéristiques principales : l’extraterritorialité – le camp ne s’inscrit pas dans les territoires qui l’entourent –, l’exception – le camp ne connaît pas les mêmes lois que l’État dans lequel il est inscrit – et l’exclusion – le camp marque la différence entre ceux qui l’habitent et les habitants ou visiteurs venus de l’extérieur3.

Force est de constater qu’à Grande-Synthe, les conditions évoquées ne sont que moyennement rencontrées ce qui invite à examiner plus avant l’originalité de ce camp-quartier sur ces trois dimensions.

Il n’y a pas extraterritorialité dans la mesure où le camp se trouve au cœur du territoire métropolitain, au plus proche d’un parc et d’un lac paysager, ainsi que de la plus grande zone commerciale de l’agglomération. Bien que coincé entre deux grandes infrastructures de transport, l’autoroute et la gare de triage, il ne se trouve pas plus proche de ces axes que d’autres zones résidentielles et il est desservi par les transports publics.

Pour ce qui concerne l’état d’exception, une lettre du 1er juillet 2016 signée par le Maire Damien Carême et Médecins Sans Frontières affichée dans le camp rappelle les droits des habitants : accès à un abri, à la protection, à l’hygiène, aux repas, aux soins, à l’éducation, à la culture, l’accès à une information juridique, neutre et impartiale, et ce sans limite de temps. Même si elle n’a pas pris forme à ce jour, l’idée d’un « parlement des exilés » s’est faite sur le camp dès le mois d’avril. Même si Le Sous-Préfet, au rebours de tous les accords préalablement signés, avait tenté de faire réduire ces droits en en dictant des nouveaux dans une note qui voulait assujettir le séjour à la Linière à une demande d’asile en France. Le 23 juin, il y écrivait que « toute présence prolongée est proscrite et pourrait se solder par une interdiction de rester sur le campement » ; il outrepassait ainsi ses prérogatives dans la mesure où aucune des conventions signées ne prévoyait de telles choses. L’État d’exception est cependant une réalité ne serait-ce que sur les conditions de la genèse de ce lieu de vie et au cadre qui en a été défini.

Sur la dimension de l’exclusion enfin, le maire n’a eu de cesse de dire que les habitants avaient accès à la totalité des services publics municipaux, même si cela ne leur donne pas les droits de citoyens européens.

Il faut néanmoins noter que le positionnement des gestionnaires sur l’accueil de nouvelles personnes dans le camp a été variable, si ce n’est dans le discours, du moins dans les faits. Officiellement, le camp ne devait jamais accueillir de nouvelles personnes, et ce depuis l’ouverture. Dans les faits, jusqu’à la fin juin 2016, personne ne s’était vu refuser l’accès pour une installation dans le site. Cette situation a évolué, et le 12 juillet 2016, MSF se plaignait par le biais de son site internet d’une trentaine de refus par l’AFEJI, l’association gestionnaire directe du camp, depuis le 22 juin. Ces refus s’appliquaient en particulier pour des hommes seuls afghans, mais également, pour « trois mineurs, une femme enceinte, et une personne handicapée4 ». « La vocation d’un camp humanitaire est d’accueillir les réfugiés, pas de les refouler », titrait l’organisation. Il se peut que ce refus ait été lié à la nationalité des arrivants, les relations entre les Afghans et les Kurdes ayant souvent été compliquées dans le camp, et ces derniers étant très largement majoritaires5. Dans tous les cas, le nombre d’occupants n’a jamais cessé de baisser depuis l’ouverture6, l’explication la plus plausible étant celle du passage réussi vers la Grande Bretagne, et un solde négatif entre les arrivées et les départs. Cette dynamique, on l’a vu à Calais, peut néanmoins s’inverser à tout moment et n’a certainement rien de définitif.

L’opposition observée au départ de cette initiative entre la Municipalité et l’État sur l’accueil des réfugiés renvoie à la question de l’émergence et l’affirmation des métropoles « contre » les États. Actrices de terrain engagées dans le concret, fortes de décennies de décentralisation, de budgets équilibrés dont elles maîtrisent mieux les tenants et aboutissants, les villes se retrouvent en position d’être les réelles actrices de l’accueil des réfugiés. Même si Paris peine à se trouver à la hauteur des défis qui lui sont adressés en ce domaine, elle indique au moins la volonté de se saisir de ce sujet par la construction de son camp humanitaire, inspiré de Grande-Synthe. « Les États accordent l’asile, mais ce sont les villes qui fournissent les abris » cosignaient les maires de Paris, de Lesbos et de Barcelone sur le blog de cette dernière, Ada Colau, le 13 septembre 20157. Ada Colau, en lançant le mouvement des « Villes Refuges » a ouvert une brèche tandis qu’un mouvement éponyme mais différent « Refugee cities » prône un modèle économique et sociétal dans lequel on penserait des villes avec un statut économique spécial – inspiré entre autres des zones chinoises qui ont vu le village de pêcheurs de Shenzhen se transformer en une mégalopole en deux décennies8. Il est à noter que ce mouvement des Villes Refuges remonte en fait à 1995, quand l’idée de créer un réseau de cités pouvant accueillir les écrivains chassés par les fatwas, tel Salman Rushdie, avait notamment été repris par Jacques Derrida, dans son « Cosmopolites de tous les pays, encore un effort9 ! ».

Dans notre travail avec les étudiants de l’École Nationale Supérieure d’Architecturé Paris Belleville (ENSAPB) et avec l’association Actes et Cités sur le site de la Linière, pour comprendre ce lieu, pour en penser le devenir, nous nous sommes donné deux scenarii d’avenir : le premier consistait à se demander ce qu’il adviendrait des lieux six mois après l’étude de mai 2016, soit en novembre de cette même année, si le camp voyait sa population augmenter de 1 500 à 2 500 personnes. Le deuxième scénario se portait à cinq années plus tard, en 2021, quand le nombre de réfugiés dans le camp aurait alors baissé à 500 personnes… Quel serait alors le statut de ce lieu dans la ville ?

Le but était de faire évoluer la perspective, de dépasser les critères du camp, et d’y intégrer celui de la pensée du temps long : non pas la conception d’un lieu temporaire mais comme un véritable quartier d’accueil, inscrit dans la permanence et l’évolution lente de la ville. Nombre de champs nouveaux pour l’architecture et l’urbanisme peuvent alors se développer, basés sur un certain nombre de principes.

Le premier est celui d’un lieu ouvert à celui qui arrive. Ce point fondamental définit un ordre qui se doit d’être non clos, qui puisse s’étendre soit de manière extensive, soit par une densité qui puisse augmenter. Dans les deux cas, cet ordre doit garder son sens, son fonctionnement et son aménité quel que soit le niveau d’extension ou de densité des lieux. Cela va également avec un droit foncier plus souple et moins figé, où un droit d’usage dynamique remplace un droit spatial statique. Fondamentalement, le lieu est aussi ouvert pour que les gens puissent mieux en sortir un jour.

L’architecture qui va avec ce type de droit ouvert est forcément évolutive et recyclable. Elle peut apparaître en quelques heures, croître mais aussi décroître ou disparaître, dans tous les cas s’adapter en fonction de la taille des cellules humaines (familles, groupement momentané de personnes…) qui l’habitent. Cela ne signifie pas une architecture de tentes ou de caravanes, car les temps d’occupation peuvent être très longs. Cela ne signifie pas non plus un système modulaire de quelque type que ce soit tant ses modules ont constamment démontré leurs échecs dans le temps. On entend ici par architecture un système à même de fournir un service technique, qui va de la question de l’abri aux aléas du climat à celle des cuisines et des sanitaires, et qui prend en compte les systèmes de chauffage et de ventilation. Mais par-delà cette technicité que chacun est en droit d’attendre du lieu où il habite, il semble aléatoire d’imposer une symbolique esthétique globale aux lieux, tant ces pratiques ont démontré leurs échecs au cours du XXe siècle. C’est au contraire les notions d’appropriation, de diversité des modèles, d’expressions culturelles qui font sens aujourd’hui. Si un ordre commun doit être trouvé, ce peut être notamment par l’aménagement général des implantations, la conception des équipements, des espaces et des mobiliers publics. Les architectures individuelles, elles, doivent être les expressions des usages et des cultures des gens qui les habitent ; cela ne signifie pas la création d’un musée du kitch mais bien au contraire l’invention d’un lieu d’une architecture signifiante, ergonomique, intelligente, utile et sociale.

De par son mode de formation, ce lieu doit également pouvoir devenir un lieu de production économique. C’est ainsi que l’on peut souhaiter inventer un droit adapté qui permettrait l’émergence d’actions de micro-économie ou tout du moins des lieux de production et de travail, fussent-ils gratuits. Un réfugié militant du Parti Communiste Kurde (PKK) installé dans le camp nous racontait ainsi en juin 2016 comment le modèle gratuit existant dans le camp lui plaisait comme une utopie post-capitaliste !

Dans sa longue analyse du « camp de réfugié parfait10 », que constituait alors le camp de Kellis en Turquie – 14 000 personnes – la journaliste américaine Mac McClelland revenait sur la tension persistante entre les deux mauvais choix qui s’offrent généralement aux réfugiés : le camp ou une vie urbaine précaire, cette deuxième situation étant celle de plus de la moitié des réfugiés dans le monde. Comme on peut le voir à Paris depuis plusieurs années, et plus particulièrement au cours de cet été 2016, quand des centaines de migrants ont vécu un enfer en étant chassé quotidiennement de leurs campements, la solution de la précarité urbaine semble tout aussi terrible que celle du camp. Même si elle semble pouvoir permettre une meilleure inscription dans le milieu économique et social général, elle soumet les exilés à une violence et une tension dont ils sont protégés dans les camps. Inversement, il est plus facile en camp de tomber dans le statut tant redouté par le HCR de « Situation de Réfugiés Prolongée » qui s’acquiert au bout de cinq ans et qui signe le début d’une inadaptation profonde à la vie sociale et économique « normale ». Ce mauvais choix qui se présente aux exilés, que l’on trouve maintenant en France, se retrouve dans de nombreux endroits de la planète. Entre les rues de Paris et le camp de grande Synthe dont les capacités sont limitées, nombre d’exilés en France ont aujourd’hui tendance à faire un troisième choix : le maelstrom public/privé, étatique et anarchique, concentrationnaire et « autogestionnaire » de la Jungle de Calais qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est plus réservé aux personnes désireuses de partir en Angleterre. Les 45 % de Soudanais qui l’habitent, en particulier, sont souvent simplement dans l’attente du retour administratif de leur demande d’asile en France dont le délai dépasse actuellement l’année. La Jungle de Calais présente une solution mixte entre camp et précarité, d’où l’échec de toutes les tentatives étatiques de l’éradiquer. Il faudra néanmoins suivre Grande Synthe avec attention ; alors que la Jungle de Calais est protéiforme, anarchique et sans contrôle, ce qui se passe au site de La Linière est raisonné et raisonnable, avec des acteurs locaux uniformément et positivement engagés. La Linière est plus et mieux qu’un camp de réfugiés, c’est un quartier d’accueil et d’intégration… Encore faudrait-il que tous en prennent acte et conscience.

1 Philippe Wannesson, « Quand on crée un nouveau quartier », Passeurs d’Hopsitalité, 19 mai 2016, https://passeursdhospitalites.wordpress.com/2016/05/19/quand-on-cree-un-nouveau-quartier
2 Actes et Cités, présidée par Cyrille Hanappe, est une association qui fait pour la dignité par le cadre de vie. www.actesetcites.org
3 Miche Agier, « Un Monde de Camps », Paris, La Découverte, 2014.
4 Médecins Sans Frontières, 12 Juillet 2016, « Grande-Synthe : la vocation d’un camp humanitaire est d’accueillir les réfugiés, pas de les refouler », www.msf.fr/presse/communiques/grande-synthe-vocation-camp-humanitaire-est-accueillir-refugies-pas-refouler
5 Outre des Kurdes de trois nationalités irakiennes, iraniennes et syriennes, on rencontre également dans le camp des Vietnamiens, des Iraniens, des Irakiens…
6 Quand la décision de construction du camp a été prise, fin décembre 2015, la population de la « Jungle » de Grande Synthe était évaluée à 3 000 personnes. En janvier, on parlait plutôt de 2 500 places, et à l’ouverture en mars 2016, le camp n’avait plus que 1 300 places, dont une bonne part était vacante. Fin juin 2016, la population était d’environ 700 personnes.
7 Colau, Ada, Anne Hidalgo, et Spyros Galinos. 2015. We, the Cities of Europe. 13 septembre. Accès le 8 août 2016 http://ajuntament.barcelona.cat/alcaldessa/en/blog/we-cities-europe
8 https://refugeecities.org
9 Jacques Derrida, 1997, « Cosmopolites de tous les pays, encore un effort », Paris, Galilée.
10 Mac McClelland, « How to Build a Perfect Refugee Camp », New York Times, 16 février 2014.