La pensée réactionnaire aujourd'hui

Lettre ouverte à Régis Debray

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Article paru dans l’édition du 23.06.06 – Le MondeVoilà ces grands hommes, grands de l’influence médiatique qui les
zooment. Et voilà d’autres hommes, format grandeur nature, cherchant à
recadrer autrement, enlevant les trompe-l’oeil du zoom, laissant place
à la nature satisfaisante d’une réflexion saine et ouverte. C’est
l’impression que j’ai eue en lisant la lettre de Philippe Corcuff écrite
suite au pamphlet debraysien «Supplique aux nouveaux progressistes du
XXIe siècle ». Si l’approche de Philippe Corcuff reconnaît un certain
intérêt à cet appel d’émergence d’une gauche tragique, non étouffée par
une lassitude que génèrent ces actes manqués de l’optimisme et de
l’enfermement contraint du présent immédiat vide de ces perspectives aux
contours historique et visionnaire, il relève un aspect qui déborde
cette “lucidité debraysienne”.

Cela semble bien correspondre à cette ligne qui motive la multitude dans
son rapport à la politique, lorsqu’il soulève la tension dialectique
entre le tragique et l’utopique. Cette multitude qui circule entre la
réalité souvent tragique et la forte volonté de construire cette
humanité immanente qui se cherche pour mieux vivre, économiquement,
politiquement, philosophiquement. Certains de cette multitude
l’expriment, d’autres l’intègrent dans leur quotidien. Observant les
disparités qui s’opposent, ces mêmes faits et réalités qui poussent aux
regards, aux réactions, aux propositions différentes, Philippe Corcuff
précise ce qui participe à ces processus politiques en tension. Vaincre
les formes d’agir régressives et mécaniques en ouvrant un champ
d’émancipation nouveau, autre, de formes actives dans un monde complexe
qui apprend à vivre, vivre mieux ensemble. “Quand les feux follets de
l’utopie anticapitaliste défient les mécaniques menaçantes du plus
probable”, voilà un défi essentiel, qui, à mon sens, devrait être plus
qu’économique, surplombant le tragique pour suivre cette logique d’une
humanité variée qui veut plus d’égalité, de liberté et de fraternité.
Vieux mots dont l’utopie réaliste politique cherche à réitérer la force
de frappe.

Christian Pradel pour la rédaction de Multitudes-W’ebCher Régis,

Ta Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle (Gallimard) nous
oriente opportunément vers une réflexion sur l’armature intellectuelle
de la politique, à un moment où coups bas politiciens et manoeuvres
électoralistes occupent le devant de la scène.

Après les tragédies du XXe siècle, avec la course néolibérale au neuf en
toc, à l’ombre des risques écologiques, il est temps de réévaluer notre
conception du progrès. Car, tu as raison, « le XIXe siècle croit dans
l’Histoire parce qu’il a cru en Dieu, et pour continuer d’y croire,
d’une autre manière, après qu’il a perdu la foi. Ce qui se baptise
Providence à l’église se nomme Progrès en ville ». Cependant, il n’y
aurait, pour un agnostique de l’histoire, que « des progrès, au pluriel
». Dans cette perspective, toute tradition ne serait pas a priori
négative et toute nouveauté positive.

Il ne s’agit pas d’éteindre les Lumières, mais d’en « renouveler
l’outillage intellectuel ». Ici point de relativisme « postmoderne », où
tout se vaudrait parce que plus rien ne vaudrait. Se dessineraient
plutôt des Lumières tamisées, moins arrogantes, pour une gauche qui
n’aurait pas abandonné le triple pari de la connaissance, de la
modification de soi et de la transformation du monde. D’où ton appel à
l’émergence d’ « une gauche tragique », « dopée au pessimisme », à
l’écart tant de « la gauche divine », étalant jusqu’à l’écoeurement la
confiture de l’optimisme, que de « notre gauche de gestionnaires »,
enlisée dans le présent perpétuel, sans mémoire historique ni projection
vers l’avenir.

La gauche a certes besoin de se lester de tragique. Prenons acte des
fragilités de l’action humaine face aux circonstances indépendantes de
sa volonté qui, sans cesse, la débordent et la dévient. Affrontons la
composante d’incertitude de nos histoires, avec leurs risques et leurs
paris. Portons un regard contrasté sur la condition humaine, avec ses
potentialités créatrices mais aussi destructrices. Abandonnons les
sornettes anthropologiques sur « l’homme bon par nature et perverti par
le capitalisme ». Faisons l’économie de l’hypothèse, irréaliste et
parfois meurtrière, de la naissance rapide d’un « homme nouveau », qui
résoudrait comme par miracle toutes les contradictions des politiques
transformatrices. Oui, mais…

Tes analyses apparaissent unilatéralement noires. Comme si la prétention
à une lucidité ultime maintenait dans ta bouche la nostalgie du
définitif et de l’absolu, ceux-ci étant fichés dans le travail du
négatif plutôt que dans « l’avenir radieux ». Et ton autoportrait en «
navigateur solitaire », seul à contre-courant, nous fait toucher du
doigt le dérisoire de la prétention à une lucidité omnisciente. Depuis
ta Critique de la raison politique (1981), dans laquelle tu as cru
maîtriser grâce à tes concepts l’énigme de toute société humaine (leur
fondement supposé religieux), tu as pris la grosse tête des philosophes
rois. Ce faisant, n’as-tu pas trop rapidement confondu le caractère
heuristique d’une analogie (entre le religieux et le politique) avec une
vérité éternelle ? Tu es plus convaincant dans les récits
autobiographiques, quand tu mets en scène nos déficiences face aux
dérèglements de la vie politique et amoureuse : Les Rendez-Vous manqués
(1975), Les Masques (1988), Loués soient nos seigneurs (1996)…

Et s’il fallait récuser plus définitivement les lucidités définitives et
les poses inspirées de ceux qui croient voir le fondamental ? En
interrogeant, à travers des vues toujours partielles, les sinuosités des
contingences historiques comme nos propres limitations individuelles
devant elles. Avec, comme points d’appui, des repères issus des
traditions passées, fonctionnant comme des boussoles révisables en
chemin, valant plus que le cocktail relativiste des insignifiances «
postmodernes » et moins que les absolus d’antan. Des transcendances
relatives en quelque sorte.

Ta « gauche tragique » semble avoir oublié la tension dialectique entre
le tragique et l’utopique. Est-ce que ce ne sont pas des
caractéristiques semblables de l’histoire humaine, son ouverture, ses
mouvements, sa part d’imprévisibilité, qui rendent compte de son double
visage ? Maurice Merleau-Ponty en a eu l’intuition : « Le monde humain
est un système ouvert ou inachevé et la même contingence fondamentale
qui le menace de discordance le soustrait aussi à la fatalité du
désordre et interdit d’en désespérer » ( Humanisme et terreur, 1947).
Les fleurs de l’utopie continuent d’éclore un peu partout dans les
mondes bigarrés de l’altermondialisme, ou dans les révoltes des
banlieues ou le mouvement anti-CPE, avec des contradictions, voire des
manichéismes. Dans la tension, donc, avec le tragique. « Homme de la
pluie et enfant du beau temps, vos mains de défaite et de progrès me
sont également nécessaires », lançait René Char ( Seuls demeurent,
1938-1944), poète en armes au milieu du maquis.

La double possibilité de nouvelles avancées émancipatrices et de
nouvelles régressions barbares ne se joue peut-être même qu’à un fil en
France aujourd’hui. Dans un contexte moins dramatique, ne sommes-nous
pas un peu comme Walter Benjamin, en 1940, « à l’instant du danger »,
tentant de discerner dans « l’à-présent » une fragile espérance
libératrice ? D’un côté : l’ethnicisation des rapports sociaux, portée
par le FN et le marketing anti-musulmans de De Villiers, stimulée par
les démagogies sécuritaires. Au milieu : la gestion sociale-libérale de
la précarisation généralisée par l’UMP-PS, sur fond d’épuisement des
institutions de notre démocratie représentative. A l’autre bout :
l’étincelle d’une nouvelle question sociale soucieuse des
individualités, vacillante dans la vitalité de mouvements sociaux
antilibéraux en manque de traductions politiques. Quand les feux follets
de l’utopie anticapitaliste défient les mécaniques menaçantes du plus
probable.

Alors, Régis, une gauche utopique et tragique pour le XXIe siècle ? Le
défi est immense, les urgences imminentes, à la hauteur de nos
faiblesses.