Rien n’est plus difficile que de donner du sens à l’action. Pour l’action sociale, les temps sont rudes et laissent apparaître de nouvelles sirènes dont le credo, souvent implicite mais parfois explicite voire arrogant, est la suppression des états d’âme1. Les nouveaux prophètes de la performance, de la rationalité, du management productif, de la gestion efficiente, de la qualité normée, semblent occulter ce qui fait la force et la fragilité d’un collectif de travail digne de ce nom. « [Un tel collectif] par son caractère de «machine abstraite», «d’opérateur», sa fonction essentielle est diacritique : création permanente d’une distinctivité dans un ensemble, élaboration de la loi, cheminement du sens dans le respect de la singularité de chaque participant. Il s’agit donc d’une mise en équation des différents éléments d’une praxis : le désir, le transfert, l’interprétation, etc., dans une dimension éthique toujours menacée par les pressions aliénantes du milieu social […]. D’où la nécessité d’une analyse permanente des conditions de travail […] Le Collectif, ce serait peut-être une machine à traiter l’aliénation, toutes les formes d’aliénation. » (Oury, 1986 : 26).
Le travail social ne produit pas des objets manufacturés, il participe de la cohésion sociale, de la restauration des liens sociaux les plus élimés. Il est peut-être, aussi, la bonne conscience d’une société de moins en moins solidaire. Il a en charge l’accueil et l’accompagnement des plus démunis. Bref, il est au moins un humble artisan, au mieux un acteur majeur, du « vivre ensemble » (Touraine, 1997). Ce travail de rencontres (Goguel d’Allondans & Goldsztaub, 2000) nécessite une élaboration permanente. Or, le recours massif à des professionnels jeunes en expérience, de moins en moins formés et, quand ils le sont, de plus en plus vite, a de quoi nous inquiéter. De même, pour les formations en travail social, les diverses réformes des programmes, des diplômes et des métiers, leurs logiques (notamment de niveaux, de compétences), ainsi que la place consentie à la recherche laissent pour le moins songeur. Former des « praticiens réflexifs », serait-il un vœu pieu ?
Notre propos voudrait rappeler que les grands pédagogues, celles et ceux qui ont donné leurs lettres de noblesse à l’enseignement, l’éducation et le soin, que nous enseignons peu ou prou à nos étudiants2, étaient d’inlassables chercheurs, toujours en quête d’échanges. La plupart réunissaient autour d’eux d’autres chercheurs, fréquemment d’autres disciplines, pour irriguer la leur. La philosophie y tenait une place centrale, bien avant la psychologie ou la sociologie, car s’occuper de pauvres, de malades, ou plus simplement d’enfants en devenir, interroge le sens même de la vie en société et, pour nos existences singulières, notre part d’humanité. Mais quelle est la place laissée aujourd’hui à la philosophie ? Les premières écoles en travail social avaient compris ces dynamiques et les premiers étudiants furent d’emblée formés à plusieurs approches de la complexité. D’aucuns ont pu reprocher ce « saupoudrage » : un peu de ceci, un peu de cela, mais finalement jamais assez pour entrer dans la cour des « grands », tout juste pour comprendre leurs babils. De manière plus optimiste, c’était néanmoins, bien des fois, les prémices d’une « vraie3 » transdisciplinarité (Montaclair & Ricco, 1999).
L’« intersectionnalité » du travail social français – il se nourrit et se loge à l’intersection de plusieurs approches – l’éloigne d’une reconnaissance, pourtant acquise ailleurs, de champ disciplinaire à part entière. Cependant, c’est une science sociale appliquée de manière tout à fait singulière ; son « intersectionnalité » en fait peut-être même un épicentre. Du coup, nombreux sont les travailleurs sociaux désireux de faire une thèse qui ont dû opter pour une discipline reconnue, assez majoritairement la sociologie et les sciences de l’éducation. Ces deux dernières sont d’ailleurs les porteurs de la récente chaire en travail social. Quid, entre autres, d’une psychologie qui certes s’éloigne de plus en plus de la psychanalyse, des sciences politiques (dont la géopolitique), de l’histoire, de l’anthropologie, de la phénoménologie, de l’économie, du droit ? Robert Castel nous confia, lors d’un tête-à-tête4, que le sort du travail social en France, son occultation5, était dû, en partie non négligeable, au mépris de nombreux universitaires à son égard, même si, paradoxalement, le travail social est une ressource inépuisable (terrains et marchés) pour bon nombre de laboratoires et d’instituts d’enseignement supérieur patentés.
Du politique
et de quelques enjeux
Les « grands pédagogues » – on pourrait dire plus simplement les « grands penseurs » car une pensée ne vaut que dans l’action qui peut en résulter – ont en commun d’avoir constamment mesuré l’enjeu politique de l’enseignement, de l’éducation, du soin. Une société s’évalue à la justesse de ses institutions qui lui permettent de se perpétuer, de grandir, de s’affaiblir ou de disparaître. Le travail social, dans son amplitude, est récent. À ce titre, il n’est pas inintéressant de rappeler, en écho aux travaux de la revue Esprit, qu’au début des années soixante-dix la question centrale était « pourquoi le travail social ? » (Esprit, 1972), alors qu’un quart de siècle plus tard, ce n’était plus son existence qui se posait mais son efficacité : « À quoi sert le travail social ? » (Esprit, 1998). Et l’on voit bien, aujourd’hui, dans un contexte sociétal où fleurissent les discours sécuritaires que ce n’est pas aux travailleurs sociaux que l’on fait, en premier lieu, appel pour résoudre les fractures et les conflits sociaux6. Mais, même dans cet oubli ou ce rejet, c’est bien d’une question de méthode qu’il s’agit au bout du compte. Que voulons-non et quels moyens nous donnons-nous ? Accueil inconditionnel ou exclusion sans recours ? À ce propos, nous nous souvenons, avec émotion, de Jean Oury (1924-2014) assistant, au début des années 1980, à une projection au festival de Lorquin. Un documentaire présentait le parcours, sur dix années, d’une petite fille atteinte d’une grave psychose. Au bout de tout ce temps, elle esquisse enfin un vague sourire. Oury en reparle dans Le Collectif : « Dix ans de travail acharné de toute une équipe… simplement pour un sourire ! Je les avais applaudis. Ça valait la peine. Un discours pareil, il y a des gens qui ne le comprendront jamais. Et ce ne sont même pas des utilitaristes à la Stuart Mill. C’est bien plus terrible que ça ; parce que Stuart Mill était un peu demeuré. Mais ceux-là, pas ! Ce sont des technocrates bien formés ! » (Jean Oury, 1986).
Le travail social s’est construit sur des utopies, des idéaux. Si l’utopie est un idéal qui n’existe, pour l’heure, « en aucun lieu », elle n’implique aucunement le caractère irréaliste que les rationnels et les sceptiques lui prêtent. Que les vocations, comme les métiers, se forgent après mai 68 n’est donc pas insignifiant même si, à l’instar de Stéphane Rullac et son équipe (2009), on peut aujourd’hui se demander si le travail social est toujours de gauche et si la plage est toujours sous les pavés. Les pratiques pédagogiques innovantes, elles aussi, ont été initiées à partir de rêves. On peut penser, par exemple, aux lieux de vie, aux premières entreprises d’insertion, qui ont été créés par les premières générations d’éducateurs spécialisés.
Parce qu’il est un projet, le travail social est une anticipation. Il est une recherche permanente garante, si ce n’est de son amélioration, de son évolution. À ce titre, certaines critiques post mortem de grands pédagogues sont tout à fait insupportables car souvent totalement décontextualisées. « L’éducation [et nous pourrions l’étendre à tout le travail social] – écrivait Kant (1803) – est un art dont la pratique a besoin d’être perfectionnée par plusieurs générations. »
Penser les espaces de la Cité
Nous passons tous par trois espaces de socialités : la famille (ou ce qui en tient lieu), l’école (première confrontation au sociétal) et la rue (les environnements immédiats ou lointains). Des différences trop notables, notamment dans les discours entendus, entraînent alors des conflits de loyauté qui génèrent souffrances et ruptures. C’est donc à ces trois espaces qui ouvrent, chacun à leurs manières, à une dimension citoyenne que ce sont intéressés, au premier chef, les pédagogues de tous bords et de tous poils. L’école, première sortie du giron familial, est un reflet implacable de la société ; et ainsi l’on mesure le niveau de développement d’un pays à son taux de scolarisation (dont le différentiel garçons/filles), aux niveaux des connaissances transmises, aux cursus et compétences des enseignants. Mais les qualités du maître sont, sans aucun doute, les plus prépondérantes pour faire de l’école la pire ou la meilleure des choses qui puisse arriver à un enfant. « Tel est le miracle de l’école – suppose François de Closets (1998 : 32) – Un bon professeur peut captiver les classes rétives et rendre vivants les enseignements les plus mal conçus. Il peut tout sauver. Au total, les programmes sont mauvais, la pédagogie inadaptée, mais le prof est bon. » Relativisons : si le prof est bon c’est peut-être qu’enseigner c’est aussi séduire (Jeffrey, 2010) mais qu’il a su, avant tout, mettre en place de réelles stratégies pédagogiques.
Chercher c’est oser. Célestin Freinet (1896-1966), l’instituteur, ose, bricole (il colle les bris comme disait Jean Oury). Il enlève l’estrade parce qu’il est myope et ne voit pas bien ses élèves. Cela est considéré par les inspecteurs et ses pairs au mieux comme une erreur, mais le plus souvent comme une injure au principe d’autorité. Il se rend compte pourtant qu’il n’a jamais eu autant d’autorité que depuis qu’il est au milieu de ses élèves (Freinet, 1974). Ses méthodes impliquent les enfants, les rendent acteurs. Il fait sienne la devise de Benjamin Franklin : « Tu me dis, j’oublie. Tu m’enseignes, je me souviens. Tu m’impliques, j’apprends ». Combien d’éducateurs, qu’ils aient le statut de professeur des écoles ou d’éducateur spécialisé, savent encore que leur tout premier partenaire c’est d’abord l’enfant lui-même ?
De l’abbaye de Thélème (Rabelais) au lycée expérimental de Saint-Nazaire (Gabriel Cohn-Bendit), en passant par Summerhill (Neill, 1973) et la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury (Bénévent & Mouchet, 2014), l’école a toujours nourri de puissantes utopies dont les expérimentations, pour heureuses qu’elles soient généralement, sont hélas toujours restées à la marge, comme si l’école, élitiste, ne pouvait pas être autre chose qu’un système de reproduction des hiérarchies sociales. Mais ce qu’il y a d’extraordinaire dans ces courants pédagogiques c’est qu’ils continuent, même minoritaires, un travail en réseau (journées de P.I.7, journées des mouvements8 Freinet, Montessori, Steiner, etc.) nourri par les échanges et une recherche permanente. La recherche, en matière de pédagogies « enseignantes », a rapidement mis en évidence la souffrance des maîtres, leurs fréquentes solitudes face aux difficultés. Henri Wallon y était très attentif. Un de ses fils spirituels, Jacques Lévine, formé aux groupes Balint, a inventé une supervision spécifique pour les enseignants qu’il a appelée le Soutien au soutien (Lévine & Moll, 2001). Une association, l’AGSAS (association des groupes de Soutien au soutien), depuis de nombreuses années tisse à la fois un réseau de solidarité mais initie également de nombreux travaux de recherche. Elle communique via son excellente revue Je est un autre. Sans entrer dans le détail et les définitions précises des nombreuses déclinaisons possibles d’une supervision (analyse de la pratique professionnelle, groupe de parole, contrôle, régulation, etc.), ce « temps d’arrêt sur image », cette « part des anges9 », en (re)donnant du sens à l’action, est une belle entrée dans une dimension réflexive, dans une dimension de recherche.
Les rééducations impossibles
Les sociétés « accueillantes » développent des règles intrinsèques de solidarité. Des principes, des morales, des valeurs, imposent de ne pas laisser au bord du chemin l’orphelin, l’indigent, l’égaré, de leurs (re)donner place et dignité… Le travail social est-il un humanisme ? (Goguel d’Allondans, 2003) Parfois la tâche est rude pour (r)amener le déviant, le marginal, dans le cercle des citoyens « honorables ». C’est à ce défi que répondent les pédagogues ; redresser ce qui a été tordu, transformer plus que former, rééduquer alors devient un enjeu de société. Deux exemples : Jean Marc Gaspard Itard (1774-1838) et Frédéric Auguste Demetz (1796-1873).
On doit à Jean Itard un extraordinaire travail d’observation dont on aimerait capables toutes les femmes et tous les hommes en charge d’éducation spécialisée, au moins à l’issue de leur formation initiale. Ce médecin – il travaille à l’institut parisien des sourds et muets créé par l’abbé de l’Épée – va s’intéresser à la situation très particulière d’un enfant sauvage, passé à la postérité grâce à ses travaux sous le nom de Victor de l’Aveyron (1768-1828), puis, plus tard, grâce au film de François Truffaut, L’enfant sauvage (1970). Des enfants « sauvages » ou plus prosaïquement pauvres et abandonnés, cette époque en connait bien trop. Beaucoup disparaissent, meurent, dans l’indifférence quasi générale. Une petite dizaine, entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, suscite l’intérêt par une incroyable capacité à survivre, plusieurs années, dans le plus grand dénuement, en milieu hostile. Curieusement, ces « survivants » sont quasiment tous porteurs d’un handicap mental ou atteints d’une maladie mentale (Goguel d’Allondans, 2015). C’est le cas de Victor dont on se demande comment il réchappe à plusieurs hivers particulièrement rigoureux dans les forêts aveyronnaises. Lorsqu’il le prend en charge, Itard est assez présomptueux, il pense opérer, grâce à ses méthodes, pour cet enfant qui ne parle même pas et se nourrit comme une bête, le passage d’un état de nature (un sauvage) à un état de culture (un civilisé). Il est aidé pour cela par sa gouvernante, la bienveillante Madame Guérin, dans laquelle bon nombre de chercheurs ont vu l’ancêtre de l’aide médico-psychologique (AMP). Itard est indéniablement ému par son protégé – on le perçoit dans son journal de bord – mais il lutte contre ses émotions, contre même toutes formes d’empathie, à la limite de la maltraitance parfois, persuadé que la réussite, tant éducative que scientifique, est au prix de cette distanciation outrancière. Dans son entreprise, Itard n’est pas totalement seul, il est soutenu par l’aristocratie et fait partie de nombreux cercles d’intellectuels notamment de la Société de médecine de Paris et de la célèbre, à cette époque, Société des observateurs de l’homme.
Frédéric Auguste Demetz est un juge qui, lui, ne manque pas d’empathie pour les jeunes délinquants qu’il rencontre, ces « innocents coupables » se plaisait-il à dire. Sur les traces de Tocqueville, il parcourra les États-Unis, pour étudier leurs méthodes éducatives à l’égard des mineurs délinquants. Il poursuivra ses recherches en la matière par des observations d’institutions pénitentiaires et éducatives dans toute l’Europe. Ce sont ses enquêtes et ses rencontres nombreuses et variées qui lui donneront l’idée de créer la plus célèbre colonie pénitentiaire française, en 1839, la colonie agricole de Mettray. Michel Foucault (1975) en fera le point nodal de l’institution judiciaire répressive. Demetz est pourtant pétri d’humanisme et d’écologie avant l’heure. Son projet : « Changer la terre par l’homme, et l’homme par la terre ». Ce que nous savons de Mettray fait aujourd’hui frémir (dortoirs surpeuplés et insalubres, morales surannées, maltraitances jusqu’à un taux important de morbidité, maladies et handicaps non traités, etc.) Mais à l’époque Mettray est une panacée, au point que les familles riches jalousent l’éducation donnée à ces enfants pauvres et obtiennent de Demetz une section « très » spéciale pour les gosses de riches. Il y a même, dans la colonie, la première école d’éducateurs-surveillants. C’est une formation par le mimétisme : faire vivre aux futurs gardiens la discipline qu’ils devront faire appliquer. Le poète et dramaturge Jean Genet fait partie des pensionnaires célèbres de cette colonie agricole ; plusieurs de ses textes évoquent les horreurs quotidiennes subies par les adolescents. Le grand avocat Alexis Danan sera à l’origine de la fermeture définitive de Mettray en 1939, exactement 100 ans après son ouverture.
Les recherches en éducation, et les méthodes qui en découlèrent, ont souvent cherché, en premier lieu, à réparer, à rectifier, à modifier sensiblement le comportement, à normer, à conformer… Les actuels projets politiques de « déradicalisation » ont, si besoin était, force de rappel. Pourtant, la recherche pourrait permettre ce que nous avions appelé, il y a quelques années (1988), une « éthique du bord ». Et donc, pour filer la métaphore, si une personne se perd et ne retrouve plus son village, où la ramène-t-on ? Où nos morales personnelles la conduisent-elles ? À la mairie ? À l’école ? En prison ? À l’hôpital ? Au commissariat ? Dans sa famille ? À l’église ? Ou, alternative, à l’entrée du village, au « bord », la laissant choisir et décider ?
Les soins au fou
Au plus près des théories foucaldiennes de la folie (Foucault, 1976), la maladie mentale est une limite à l’entendement tant humain que sociétal. Contrairement à la prison, l’histoire nous enseigne que de cet enfermement-là on ne revient guère. Et, donc, la prise en charge de la folie – dont la maladie mentale n’est que la partie émergée de l’iceberg – tout au long des siècles, reste, comme par effet de causalité, inhumaine. Il faudra attendre la fin du XIXe et le début du XXe siècle pour que, bien avant l’invention des neuroleptiques, des psychiatres s’intéressent à la condition humaine de leurs patients, à leurs souffrances. À côté de quelques initiatives personnelles, petit à petit, va se propager l’idée qu’un « autrement » est possible : un travail en réseau va se déployer créant une dynamique, un mouvement, un courant… Plus tard,10 cela prendra comme nom la psychothérapie institutionnelle.
Mais on peut déjà voir les prémices de la psychothérapie institutionnelle dans l’Espagne d’avant Franco, aux tous débuts des années trente. Dans la petite ville de Reus, au sud de Tarragone, se trouve un hôpital psychiatrique, Pere Mata, dirigé par le professeur Emilio Mira y Lopez (1896-1964). Cet homme est de nature curieuse ; il s’intéresse à tout : peinture, sculpture, musique, théâtre, lettres, psychanalyse, philosophie, phénoménologie, sciences sociales… Petit à petit, il transforme l’hôpital en une institution vivante, ouverte sur l’extérieur, et plus proche d’un espace culturel que d’un espace de soins, quoi que… Dans l’Espagne très catholique, Pere Mata devient le lieu de toutes les rencontres entre les villageois, les soignants, les soignés, les gens de passage (dont beaucoup d’intellectuels allemands, juifs ou non, qui fuient la montée du nazisme et se réfugient là). Dans ces murs, on bavarde, on s’amuse, on travaille… c’est avant tout une ambiance. Mais devant la légèreté apparente, il y a un travail de la pensée qui laisse rêveur. Par exemple, des cartels traduisent, au fur et à mesure de leur parution, les textes de Freud en espagnol. C’est dans ce creuset, dès son adolescence, que va s’épanouir celui que les exégètes considèrent comme le fondateur de la P.I. François Tosquelles (1912-1994). Ce médecin psychiatre catalan, surdoué, vivra la guerre civile espagnole, puis la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi dans ces logiques de résistance qu’une réflexion, qu’une recherche, s’arc-boute. Jean Oury – celui que Tosquelles considérait comme le « meilleur » – disait de la P.I. qu’elle marche sur deux jambes, la pensée de Marx et la pensée de Freud, la première permettant d’affronter l’aliénation sociale, la seconde l’aliénation psychique. Tosquelles, réfugié pendant la seconde Guerre mondiale, dans l’hôpital psychiatrique de Saint Alban, en Lozère, expérimentera les axiomes de base de la psychothérapie institutionnelle dont il se plaisait à dire qu’elle n’était, au bout du compte, que « la moindre des choses ». Là, il accueille Paul et Nusch Éluard, Tristan Tzara, Georges Canguilhem, André Chaurand, Paul Balvet, Lucien Bonnafé, Denise Glaser et bien d’autres (Daeninckx, 2015), hommes et femmes issus de tant d’horizons différents, mais unis avec les habitants du lieu (villageois, malades, médecins, gardiens, religieuses…) contre l’adversité et l’occupant d’alors.
Après la guerre, François Tosquelles, Jean Oury et Lucien Bonnafé (1912-2003), donneront à la P.I. ses lettres de noblesse, bien au-delà de l’hexagone11, promouvant l’art brut (avec Jean Dubuffet, 1901-1985), organisant de nombreuses rencontres, animant toute leur vie, et de manière régulière, des séminaires, initiant une pléthore de formations (dont celle qui permettra d’obtenir le diplôme d’État d’infirmier de secteur psychiatrique12). La P.I. c’est juste une permanence de la recherche, de l’articulation critique entre la pensée et l’acte.
Le travail social
au risque des disciplines
La pédagogie est une pratique à risque : Fernand Deligny (1913-1996) fut décrié à son époque et encore aujourd’hui tant pour son accompagnement d’adolescents délinquants que de jeunes autistes, l’œuvre de Bruno Bettelheim (1903-1990) fut critiquée post mortem, Maud Mannoni (1923-1998) connut le même sort… On croirait une chasse aux sorcières ! Certes, ils commirent aussi des maladresses (dues pour bonne part à l’état des connaissances à leurs époques) mais les intégristes de tous poils ne souffrent guère, hier comme aujourd’hui, ces souffles vitaux et ces créativités. Dans le même ordre d’idées, on a pu assister au lynchage médiatique du psychiatre Pierre Delion orchestré par des associations de parents d’enfants autistes happées par les sirènes du comportementalisme et ne comprenant rien aux techniques du packing13, que Delion et d’autres utilisent.
Les grands pédagogues quelles que soient leurs origines disciplinaires ou leurs formations initiales, ont en commun d’avoir perçu la nécessité, bien avant Edgar Morin et sa pensée complexe, de se doter de plusieurs grilles de lecture pour comprendre le monde. Certains ont été des artisans majeurs de la transdisciplinarité, tels Gilles Deleuze (1925-1995) et Félix Guattari (1930-1992). Plus près du travail social qu’il affectionnait particulièrement, Armand Touati (1952-2006), dans les revues qu’il dirigea (Le journal des psychologues, Cultures en mouvement, Sciences de l’Homme & Sociétés,…), les colloques qu’il organisa14, réussissait à faire dialoguer entre eux des chercheurs de toutes discipline et, parfois même, de toutes chapelles15. Le travail social, parfois inconsciemment, a, depuis ses débuts, toujours participé à des approches multidimensionnelles des problématiques humaines et sociales. Toutefois deux disciplines « phares » l’ont plus particulièrement conduit et amené là où il se loge aujourd’hui : la psychanalyse et la sociologie. Si certaines écoles, dans leurs politiques de formation, opposèrent ces deux approches, en se colorant d’une seule, beaucoup les nouèrent, rappelant l’indissociabilité de la dimension inconsciente et de la lutte des classes.
Est-il besoin de rappeler que le père de la psychanalyse, Sigmund Freud (1856-1939), comme bon nombre de ses successeurs, était très proche des éducateurs, des pédagogues. Il s’en explique, entre autres, dans sa célèbre préface à l’ouvrage d’August Aichorn (1878-1949), Jeunesse à l’abandon. C’est dans celle-ci qu’il évoque, notamment, les trois métiers à ses yeux impossibles : « éduquer, gouverner et guérir ». Sans doute plus freudienne que lacanienne, Françoise Dolto (1908-1988) se plaisait à définir les éducateurs – entendus au sens large des éducateurs naturels que sont les parents aux professionnels – comme des « modèles à vivre » les égratignant au passage sur leurs manques d’exemplarité (Dolto & al., 1981). Au-delà d’un effet de mode, de nombreux professionnels du travail social ont fait leur la nécessité d’une psychanalyse personnelle. D’ailleurs, dans leurs séminaires, de nombreux psychanalystes avaient dans leur public une part importante de travailleurs sociaux. C’était le cas à Strasbourg, aux séminaires de Lucien Israël (1925-1996).
La sociologie n’était pas en reste. Émile Durkheim (1858-1917), le père de la sociologie européenne, fut d’abord instituteur et pédagogue. Ses textes, par exemple, en 1904, sur l’éducation sexuelle que devrait dispenser l’école, sont assez décapants. L’école de Chicago (l’interactionnisme symbolique) a produit de nombreux travaux utiles à l’action sociale et nourrit, des deux côtés de l’Atlantique, bien des vocations de travailleurs sociaux. Malgré les réticences de l’Université – et de certains universitaires – beaucoup de sociologues ont accompagné des interventions sociales et des travailleurs sociaux. Ainsi, Robert Castel (1933-2013) participa, autant qu’il le put, à des colloques ou des états généraux du travail social.
Parmi les disciplines qui n’ont pas eu la même présence, dans les instituts de formation en travail social, que la psychanalyse et la sociologie, nous aimerions évoquer tout particulièrement l’anthropologie. Marc Augé rappelle que les recherches sur les cultures démarrent par une ethnographie (une observation précise et détaillée des us et coutumes), puis par une ethnologie (une analyse des faits observés) pour aller ensuite vers une anthropologie (une ouverture à des logiques plus larges d’humanité). On sait, aujourd’hui, l’importance de nos sociétés métisses, des origines culturelles et souvent plurielles du sujet, des impacts des politiques coloniales, des migrations, des traumatismes des guerres, des famines et des épidémies, etc. Pour le dire autrement, l’interculturel est devenu – et dans nos secteurs tout particulièrement – une « tarte à la crème » c’est-à-dire un hochet mais pas véritablement un ressort. Or, l’anthropologie, de ses fondements à ses méthodes, est en grande proximité avec le travail social (Goguel d’Allondans & Gomez, 2011). Nos voisins suisses l’ont, eux, perçu et intégré, dans de nombreuses Hautes écoles en travail social, comme une discipline majeure. Parmi leurs formateurs, plusieurs ont une thèse en anthropologie.
Chercher c’est résister
Un autre point commun à ces grands pédagogues, ces chercheurs, que nous avons rapidement évoqués dans cet article, c’est qu’ils furent tous des résistants (et pas qu’à un occupant clairement identifié). Oury et Tosquelles se plaisaient à rappeler qu’en temps de paix relative, il y avait aussi : bien peu de résistants, bien peu de collaborateurs, mais beaucoup de moutons !
Aldous Huxley (1894-1963), écrivait, en 1939, dans Le Meilleur des mondes : « Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des informations et des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. »
Nous pouvons, dès lors, entrevoir ce qu’il nous reste à faire !
Bibliographie
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Rullac Stéphane (dir.), 2009, « Le travail social est-il de gauche ? », Le sociographe, no30, septembre.
Touati Armand (dir.), 2012, Jeunes. Du risque d’exister à la reconnaissance, Paris, Téraèdre/L’Harmattan.
Touraine Alain, 1997, Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Paris, Fayard.
1 Intervention, journée d’étude de la Praf « La recherche en travail social », Colmar, 17 novembre 2015.
2 On soupire lorsqu’un enseignant diplômé nous demande « Qui c’est Freinet ? », ou un éducateur spécialisé diplômé « Qui c’est Deligny ? ».
3 C’est-à-dire : pensée et non subie.
4 Nous l’avions interviewé pour la revue Cultures & Sociétés, no18, avril 2011.
5 À quand un Ministère du travail social quand on sait que les 14 métiers du travail social reconnus par le Code de l’Action Sociale et des Familles représentent, à eux seuls, diplômés et faisants fonction, 1 700 000 salariés (source : CFDT) ?
6 Et guère plus aux disciplines qui l’irriguent puisque pour certains politiques chercher à comprendre serait déjà excuser !
7 Acronyme utilisés par les « initiés » pour la pédagogie et la psychothérapie institutionnelles.
8 Dont Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est souvent le premier inspirateur.
9 On doit cette métaphore au psychanalyste Claude Allione. La « part des anges » est l’évaporation que les bouilleurs de crus tolèrent avant d’embouteiller leurs alcools. Cette perte permet le vieillissement et la maturité optimale. Sans ce sacrifice, l’alcool reste âpre et vert ; il ne se bonifiera jamais.
10 C’est en 1952, lors de rencontres entre psychiatres, que deux d’entre eux, Georges Daumézon et Philippe Kœchlin proposèrent de nommer ainsi ce qui les rassemblait.
11 Parmi les pays les plus intéressés par la psychothérapie institutionnelle, il y a le Brésil et le Japon.
12 Cette formation spécifique disparaitra en 1992 pour être intégrée à la formation générale en soins infirmiers.
13 Le packing est une technique d’enveloppement, avec des linges humides. Le corps se réchauffe. S’il s’agit d’une thérapeutique, précieuse pour restaurer une image dégradée du corps, c’est aussi plus banalement une technique de relaxation et de bien-être, à l’opposé de toutes contentions nocives.
14 Dont le dernier à Strasbourg, « Jeunes. Du risque d’exister à la reconnaissance », en juin 2005, quelques mois avant son brutal décès (Touati, 2012).
15 Il parvenait à faire s’asseoir autour d’une même « table ronde » des ennemis irréductibles, permettant à la conflictualité d’être féconde et non stérile !
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