84. Multitudes 84. Automne 2021
Majeure 84. Lignes décoloniales

Parce que la colonialité est partout, la décolonialité est inévitable

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À l’occasion d’un de mes séminaires réguliers dédié à la pensée décoloniale, une doctorante a formulé ce qui constitue peut-être l’une des meilleures introductions au sujet qu’il m’ait été donné de lire. Au milieu de son texte, elle écrit cette phrase sans équivoque : « la colonialité est loin d’être derrière nous : elle est partout autour de nous1. » Quand elle mobilise le concept de colonialité, Michelle K. s’inscrit ici dans la lignée des travaux du sociologue péruvien Aníbal Quijano, qui l’introduisit dans la pensée décoloniale en 19922. Le concept de colonialité implique trois choses au moins : a) la colonialité est toujours déjà un concept décolonial ; b) la colonialité se réfère à la logique sous-jacente au colonialisme nord-atlantique, c’est-à-dire à un colonialisme de conquête et de peuplement qui remonte au moins à 1500, mais elle concerne également les colonialismes sans peuplement (par exemple : la fracture de la civilisation chinoise par les Guerres de l’opium) ; et c) la colonialité est la face sombre de la modernité occidentale, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de modernité sans colonialité, d’où « modernité/colonialité ». Une conséquence de ce concept : puisque la colonialité est partout, il faut que la décolonialité soit, elle aussi, partout.

La décolonialité se réfère à une grammaire commune à toutes les revendications et à tous les projets de décolonisation, même si elle reconnaît les histoires locales distinctes où ces projets et où ces revendications ont émergé3. Là où la logique de la colonialité est universelle, la grammaire de la décolonialité est pluriverselle. Elle se réfère à un ensemble de pratiques décoloniales de la pensée et de l’action qui visent à nous « déconnecter4 » des modèles globaux par lesquels la modernité occidentale prétend homogénéiser les vies des personnes qui habitent sur cette planète. La pensée décoloniale a émergé ailleurs que dans les pays de l’Atlantique Nord, mais elle fait maintenant retour, comme un boomerang, dans les anciens États impériaux, monarchies ou États-nations laïcs. L’adage des années 1980 est plus que jamais à l’ordre du jour : « nous sommes ici parce que vous étiez là-bas ». La pensée décoloniale a besoin – elle est en train de la construire – d’une généalogie planétaire des pensées qui ont été destituées au cours du long processus de constitution de l’idée de modernité et de civilisation occidentales. La tâche décoloniale aujourd’hui est celle d’une reconstitution gnoséologique et esthéSique de ce qui a été destitué par l’épistémologie occidentale et son esthétique.

Les usages du concept de décolonialité et les appels à la décolonisation se sont largement répandus ces dernières années. Une recherche sommaire sur Google nous présente un large éventail d’ateliers, d’éditos, de livres et de conférences concernant un grand nombre de disciplines et de sujets : il faut, nous dit-on, décoloniser la loi et le design, décoloniser le tourisme et la mode, les musées et les universités. L’éventail est si large que l’enquête serait bien fastidieuse qui devrait rendre compte des significations des mots « décolonisation » et « décolonialité » dans des contextes, des disciplines, des pays, des langues et des projets aussi divers.

Mon but, dans ces quelques notes, n’est ni d’offrir une ethnographie de ces usages, ni de juger de la bonne ou mauvaise utilisation de ces mots, du sérieux qu’on leur applique ou des effets de mode qui motivent leur emploi. Ce que j’entends plutôt faire, c’est expliquer ce que colonialité et décolonialité signifient pour moi et pour un certain nombre d’intellectuel·les, d’activistes, de chercheur·euses, d’universitaires, d’artistes et de commissaires d’exposition, pour lesquel·les l’œuvre d’Aníbal Quijano revêt une signification centrale. En procédant ainsi, j’invite les lecteur·ices à faire le tri dans ce qui les intéresse et à formuler leurs propres idées.

Modernité/colonialité, décolonialité

Comme je l’ai dit, le terme et le concept de « colonialité » ont été introduits par Aníbal Quijano en 1992. Je ne sais si le mot a été utilisé avant cette date. Mais ce dont je suis sûr, c’est que même s’il existait avant, il ne pouvait pas avoir la signification qu’il a acquise depuis. En ce sens, la « colonialité » de Quijano est similaire à l’« inconscient » de Freud. Si le mot « inconscient » existait avant lui, il ne pouvait pas avoir la signification que Freud lui a donnée et qu’il a acquise à sa suite.

Bien qu’elle concerne la formation et à la transformation de l’ordre international mondialisé qui s’est établi depuis 1500, la colonialité a été inventée dans les Andes sud-américaines, et plus spécifiquement au Pérou, où planait l’héritage vivace de José Carlos Mariátegui. La perspective était ainsi située dans l’expérience sud-américaine, comme les notions marxiennes de capital et de plus-value s’ancraient dans l’expérience germano-britannique que Marx avait de l’histoire européenne et des enjeux internationaux qu’il y projetait. De la même manière, l’inconscient est un concept généré localement, mais dont Freud estimait (à tort ou à raison) qu’il était valable pour l’espèce humaine entière, et pas seulement pour les habitant·es d’Autriche ou de l’empire austro-hongrois. Cette géopolitique des savoirs, des sensations et des croyances est elle-même une idée décoloniale nécessaire à la construction des grammaires décoloniales pluriverselles.

L’intuition simple de Quijano a consisté à révéler cette géopolitique du savoir, des savoirs, du sentir5 et des croyances, c’est-à-dire à remettre en question la présupposition erronée de l’existence d’un savoir total, qui devint hégémonique et totalitaire. Quijano désigne ainsi les manières occidentales de connaître et de savoir qui, revendiquant l’universalité dans toutes les disciplines majeures, en particulier théologiques, scientifiques, philosophiques et esthétiques, mettent simultanément la main sur les plus importantes institutions de légitimation de ces revendications, nommément : l’Église, l’Université, le Musée, et les langues impériales européennes (l’italien, l’espagnol, le portugais, le français, l’allemand et l’anglais) ancrées dans le grec et le latin. De nombreuses langues et institutions millénaires ont été destituées par la constitution de ces idées de Modernité et de Civilisation occidentale.

Ces processus simultanés de constitution/destitution se produisent depuis l’ouverture de l’Atlantique au XVIe siècle, c’est-à-dire depuis le début de l’occidentalisation du monde6, une période (1500-2000) qui était, non sans conflits, sous l’emprise des pays de l’Atlantique Nord. Mais cette période arrive à son terme. Nous, qui vivons sur cette planète aujourd’hui, faisons l’expérience d’un changement d’ère7, qui ne se confond en rien avec « l’ère des changements » précédente et qu’annonçait la multiplication des préfixes en « post- ». Les signes sont multiples de la nouvelle ère dans laquelle nous entrons. Je n’en mentionnerai ici que deux, mais dont les implications sont profondes : le premier est la désoccidentalisation qui affecte les relations internationales telles qu’elles ont été formées, transformées et gérées par les États occidentaux depuis cinq siècles.

Le second est la montée d’une société politique aux visages multiples stimulée par le rejet du racisme, du patriarcat, du sexisme et des inégalités de toutes sortes, ainsi que par les migrations, vers l’Europe de l’Ouest et les États-Unis, forcées par les héritages de la colonialité (concentration des ressources dans les pays développés, complicité des élites locales après la décolonisation, mouvements de refugié·es provoqués par les conflits impériaux se disputant le contrôle de zones riches en ressources naturelles, etc.). La société politique contemporaine est aussi diverse que l’ont été les stratégies de la modernité pour implanter la colonialité du pouvoir, et aussi diverse que les histoires locales où les modèles impériaux ont tenté de s’imposer. Les migrant·es font exister la décolonialité en acte et se déconnectent des images idéalisées du vivre-ensemble créées par une structure du pouvoir qui promeut le bonheur mais ne distribue que des pénuries.

Et il y a plus : la distinction cruciale entre colonialisme et colonialité et la révélation également cruciale du fait que les promesses de la modernité (le salut, le progrès, la civilisation, le développement) n’étaient que des justifications masquées de la colonialité (c’est-à-dire de la domination, de l’exploitation et de l’oppression). Le concept de colonialité a été introduit précisément pour rendre visible cela qui était jusqu’alors ignoré : a) qu’il existe une logique commune à tous les colonialismes occidentaux (ibérique, français, britannique, hollandais et nord-américain, mais aussi ceux moins étendus de l’Allemagne, de l’Italie et de Bruxelles) et b) que la colonialité est l’envers obscur de la modernité occidentale. Cette distinction et cette révélation ne s’appliquent pas avant 1500. Elles ne s’appliquent pas à l’Empire romain, ni à d’autres organisations similaires qui, comme lui, ont exercé un vaste dominium au cours de l’histoire, comme c’était le cas des dynasties chinoises, des satrapies perses, des califats arabes, des incanats andéens, des tlatoanats mésoaméricains, des sultanats ottomans ou des tsarats russes.

Aucun de ces dominia d’avant 1500, ou qui ont continué à co-exister avec la modernité impériale occidentale après 1500, n’était bâti sur, ni même soutenu par, une économie aussi massivement fondée sur l’expropriation terrienne, sur l’exploitation du travail et sur le réinvestissement du surplus sur les marchés transpacifiques et transatlantiques – un type d’économie, aujourd’hui planétaire, qui est connu sous le nom de « capitalisme » dans le vocabulaire marxiste-libéral. Et surtout, aucun de ces empires n’était pareillement fondé sur le racisme ; aucun n’utilisa la puissance de déshumanisation du racisme pour légitimer la traite esclavagiste, l’expropriation terrienne et l’exploitation du travail de masse. La race/le racisme ne sont pas fondées sur une échelle ontique décrétée par une force surnaturelle créatrice de l’univers, de la terre et des espèces qui y vivent : la race/le racisme relèvent plutôt d’une classification onto-logique (et donc épistémo-logique), construite par certaines personnes, dans certaines langues et à l’intérieur de certaines institutions. C’est-à-dire que le racisme est une conséquence d’un dominium épistémique donné.

Pour que cette invention linguistique atteigne le statut de « réalité », il a fallu que les agents, les institutions et les langues qui défendaient cette invention légitiment l’universalité de leurs classifications locales. La ruse a consisté à établir comme réalité le différentiel de pouvoir (par exemple : la différence coloniale) qui permettait à ces agents d’être à la fois les producteurs de la classification, et des entités classifiées par elle. Avant que la logique de cette classification n’émerge, le christianisme était une des trois religions du Livre, au côté du judaïsme et de l’islam. Mais quand les Juif·ves et les Musulman·es furent chassées de la péninsule ibérique à la fin du XVe siècle, le christianisme établit et dissémina une classification, assise par une théologie chargée de la vérifier, où le judaïsme et l’islam étaient considérés comme des formes inférieures de religiosité. Peu de temps après, l’invention de l’Amérique permit l’invention des « Indien·nes », des « Noir·es » et des « Castillan·nes », où les Castillan·nes étaient l’un des trois groupes démographiques, mais le seul à créer et à gérer le savoir et la classification. Un autre exemple, plus récent, nous est fourni par la distinction entre Premier, Second et Tiers-Monde, qui est à la fois un système de classification et une échelle de valeurs, où le Premier Monde est tout à la fois un membre de la classification et son inventeur. Le savoir théologique chrétien dans le premier cas, l’épistémologie blanche laïque dans le second, sont les piliers épistémiques de cette échelle raciale des êtres8. La stratégie la plus efficace de la colonialité du pouvoir consiste dans la colonisation du savoir et de la subjectivité.

La décolonialité et la re-surgence des savoirs destitués

Le mot « décolonisation » a peut-être pour la première fois été utilisé au XIXe siècle par un sénateur des États-Unis. C’est du moins ce qu’affirme un dictionnaire étymologique en ligne :

« Décolonisation (substantif). 1853, sens politique : « Retirer (à un lieu) son statut colonial », anglais des États-Unis, formé à partir de de- + colonization. « La grande occupation des nations d’Europe de l’Ouest, du début du XVe siècle [sic] jusqu’à aujourd’hui, a été la colonisation et l’établissement d’un empire sur le continent américain. L’année 1775 a vu l’ouverture du premier acte du grand drame de la décolonisation de ce continent, dont on est encore loin d’avoir vu la fin. » [Discours de W. H. Seward, sénateur de New York, au Sénat des États-Unis, le 8 février 1853]9

À partir de ce premier usage, de nombreux malentendus se sont produits. Le mot décolonisation porte en effet à confusion : employé par le sénateur Seward en 1853 pour désigner le mouvement par lequel les États-Unis se libèrent de l’Angleterre, on parle aujourd’hui plus volontiers de « Révolution américaine » – comme on parle de la « Révolution haïtienne » à propos d’Haïti se libérant de la France. Quant au reste des Amériques et à la Caraïbe se libérant de l’Espagne et du Portugal, on parle généralement d’« indépendances ».

Bref, les révolutions, les indépendances et les décolonisations se réfèrent au même phénomène de libération du joug de la domination impériale. Cependant, le mot « révolution » en Europe signifie encore quelque chose de différent : la Grande Révolution en Angleterre et la Révolution en France renvoient plutôt à l’émergence d’une ethno-classe bourgeoise qui se détache de l’aristocratie et de sa connivence avec les Églises catholiques et protestantes. La question de savoir qui libère qui et de quoi est donc une question locale, que ce soit pour comprendre les décolonisations, ou l’ordre mondial moderne/colonial entre 1500 et 2000. Ainsi, ce qui se présente comme une « libération » de l’ethno-classe bourgeoise en Europe est simultanément synonyme de l’extension et l’expansion définitive du colonialisme européen initié par les monarchies d’Espagne et du Portugal dans le reste du monde.

Ce qu’obtinrent les soulèvements des différents peuples qui cherchaient à se libérer de la gestion impériale des ressources, du savoir et l’organisation politique, ce n’est pas seulement le retrait des colons hors des territoires occupés, ni la formation consécutive d’États-nations modernes/coloniaux sur les ruines et dans le sillage des anciennes colonies, mais plus crucialement, la mise au jour d’un puits d’idées, d’arguments et de concepts qui ont précédé, accompagné et suivi ces luttes et qui les inscrivent dans une généalogie puissante de pensées et de transformations subjectives propres aux peuples libérés. C’est cette généalogie qui aujourd’hui donne son sol à tant de luttes pour la libération des savoirs. La libération des savoirs (les pensées décoloniales) secoue le joug épistémique placé par la bourgeoisie européenne et nord-atlantique lorsqu’elle s’était libérée des monarchies et de l’Église aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Parallèle et coextensive au dominium épistémique exercé par la théologie, de 1500 à 1750, et par la science et la philosophie laïques de 1750 à 2000, il existe une généalogie silencieuse de la pensée décoloniale qui s’étend du XVIe siècle à aujourd’hui, sous la forme des réponses qui ont été opposées aux invasions européennes et des confrontations auxquelles elles ont donné lieu. C’est Guamán Poma de Ayala répondant à l’invasion dirigée par la vice-royauté espagnole au Pérou. C’est Quobna Ottobah Cugoano répondant à « l’enfer de l’esclavage » (the evil of slavery). C’est M. K. Gandhi répondant aux aberrations des colonies britanniques en Inde. Ce que les grammaires de la décolonialité et leur application dans des décolonisations locales et spécifiques ont en commun, c’est d’être la continuation de « passés réduits au silence », pour utiliser l’heureuse expression de l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, qui défendait déjà cet argument il y a vingt-cinq ans. Plus récemment, une déclaration similaire était lancée par le sociologue haïtien et penseur décolonial Jean Casimir, qui soulignait la « beauté du peuple souverain » tournant le dos aux États haïtiens10. Dans un tel cas, la revendication n’est pas tant tournée vers le passé silencieux : elle est déjà en direction du futur, avançant d’un mouvement qui fait remonter à la surface la souveraineté du peuple.

Faire la généalogie de la pensée décoloniale, c’est accéder à toutes sortes d’énergies émotionnelles, intellectuelles et matérielles qui mobilisent aujourd’hui les corps – énergies qui ont émergé en même temps que la révolution coloniale lorsqu’elle établissait les fondations du monde moderne/colonial dans lequel nous vivons aujourd’hui. L’événement fondateur de cette modernité/colonialité, dit-on habituellement, est « la conquête et la colonisation du Nouveau Monde » au XVIe siècle. Mais ce n’est là qu’une moitié de l’histoire. L’autre moitié, c’est le passé réduit au silence, ces énergies et ces mémoires qui aujourd’hui font surface partout dans le monde sous la forme de reconstitutions créatives des manières de connaître (gnoséologie) et de sentir (esthéSique) qui ont été destituées par la constitution de l’ordre moderne/colonial mondial et par les sphères sur lesquelles il étendait son dominium : l’épistémè, l’esthétique, le politique et l’économie.

Généalogies de pensées décoloniales

Rétrospectivement, on peut dire que la pensée décoloniale se soulève comme une réponse à l’invasion moderne/coloniale depuis le début XVIe siècle. J’ai déjà mentionné trois penseurs décoloniaux célèbres, auxquels je reviens à présent en détail : Guáman Poma de Ayala, Quobna Ottobah Cuogono et M. K. Gandhi. Ils sont aux praxis de la pensée décoloniales d’aujourd’hui ce que Machiavel, Hobbes et Locke sont aux praxis de la pensée politique occidentale moderne/coloniale.

Le texte célébré de Guáman Poma de Ayala, intitulé Première et Nouvelle Chronique et le Bon Gouvernement (circa 1580-1616), propose à Philippe III de Castille, auquel il est adressé, une structure de gouvernance pour l’aider à maîtriser la situation chaotique provoquée par l’invasion espagnole et le démantèlement du Tawantinsuyu inca et de toutes ses implications dérivées concernant le cosmos, la Terre et l’organisation pratique de la vie, déplacées et remplacées par l’imposition espagnole d’une cosmologie fondée sur la pensée grecque et d’une religion fondée sur la Summa Theologicae catholique11. Guáman Poma s’engage dans un long acte de désobéissance épistémique et de reconstitution gnoséologique de ce que les Espagnol·es ont destitué. Sa « théorie politique » n’est pas fondée sur Aristote, mais sur les mémoires et les pratiques longuement éprouvées du Tawantinsuyu : un monde divisé en quatre parties (chacune d’entre elles nommée suyu) modelé sur la constellation de la « Croix du Sud », à laquelle s’ajoutent les directions des quatre quadrants du Tawantinsuyu. À côté de cette cosmologie inca, Guáman Poma est toutefois familier des idées politiques et géographiques qui se sont développées en Europe à la Renaissance et dont les rudiments lui avaient été transmis par des missionnaires chrétiens : la rencontre des deux le mena à proposer un modèle de gouvernance pour le Tawantinsuyu qui puisse intégrer les populations quechuas, espagnoles, mais aussi musulmanes et africaines qui y vivaient déjà quelque cinquante ans après l’invasion de Francisco Pizzaro en 1532.

Son traité politique est ancré dans sa propre expérience, mais il s’adresse à un public ancré dans l’expérience européenne. Guáman Poma renverse ainsi la géographie du raisonnement, et prend pour point de départ des traditions andines millénaires, plutôt que de s’appuyer sur les mémoires, les expériences et les manières de penser du Nord et de la Méditerranée. La conséquence est ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une pensée de la frontière comme stratégie gnoséologique décoloniale de penser, de vivre et d’agir. Gnoséologique veut dire ici : une manière de se délier des présuppositions épistémologiques qui lestent les théories politiques européennes, mais cependant de les absorber et de les digérer, et pour finir, de reconstituer ce qui a été destitué.

Quobna Ottobah Cugoano a procédé de manière similaire, même s’il ne connaissait pas Guáman Poma. Cela ne saurait nous surprendre : d’abord, le texte de Poma, était écrit dans une langue où un espagnol approximatif s’entrecoupe de quechua ; ensuite et surtout, entreposé à la librairie royale de Copenhague depuis 1660, personne n’a eu l’occasion de le lire avant le début du XXe siècle. La situation est caractéristique de ce qu’on pourrait appeler le management impérial du savoir, ou comment l’empire gère le savoir pour constituer sa propre généalogie de la pensée, et destituer tout ce qui pourrait nuire à un tel objectif (qu’on pense aux autodafés de livres musulmans pratiqués par l’Inquisition après l’expulsion des Maures hors de Castille, séparés d’à peine quelques années des incendies de codex mayas orchestrés par l’évêque espagnol Diego de Landa). Et pourtant, incarnant la mémoire de ses ancêtres et l’expérience des captifs pour autoriser son raisonnement, Ottobah Cugoano annonce une pensée de la frontière similaire à celle de Guamán Poma, cette même pensée décoloniale provoquée par un commun dénominateur : la logique de la colonialité, légitimée par la rhétorique de la modernité qui sous couvert de prêcher le salut, le progrès et la civilisation, naturalise la colonialité en établissant une hiérarchie des êtres humains fondée sur le racisme.

Ottobah Cugoano produit, rétrospectivement, deux arguments décoloniaux. Le premier est une condamnation, articulée par un homme africain qui a connu l’esclavage et portée à charge contre l’Europe impériale nord-atlantique dans son entier, de la péninsule ibérique au Royaume-Uni, en passant par la France et les Pays-Bas12. De son point de vue d’esclavagisé, il n’y a pas de différence entre ces pays : tous sont des marchands d’esclaves qui réalisent des bénéfices personnels et nationaux sur « l’enfer de l’esclavage ». Le second argument tient en une déviation du concept de souveraineté. Ottobah Cugoano place la souveraineté dans la sphère des relations, des relations interpersonnelles plutôt que des relations internationales13. On pourrait considérer aujourd’hui que cette conclusion est fondée sur sa relation directe avec les cosmologies africaines où, en général, les principes fondamentaux de la vie pratique sont ancrés dans la relationalité humaine et la relationalité avec la terre et le cosmos, plutôt qu’assis sur une structure pyramidale de gouvernance, comme c’est le cas dans les cosmologies occidentales, qui répliquent la structure pyramidale de la chaîne théologique des êtres.

S’appuyant sur son expérience, et celle de millions d’autres êtres humains qui furent capturés et transportés dans des conditions inhumaines de l’autre côté de l’Atlantique, il affirme sans équivoque : nul être humain n’a le droit de capturer et de réduire en esclavage d’autres êtres humains. Ottobah Cugoano revendique et reconstitue sa propre condition humaine et par extension celle dont les Africain·es furent, par la conception de l’humanité que se faisait l’Europe, destituées. Même s’ils appartiennent à des univers linguistiques distincts, je ne peux m’empêcher de sentir l’esprit souterrain d’Ottobah Cugoano derrière les arguments de Trouillot et de Casimir. Ainsi la persistance de la colonialité qui se cache fugitivement derrière les célébrations de la modernité est peut-être difficile à « voir », et rares sans doute sont ses documents historiques, mais on peut l’observer à l’œuvre derrière la matérialité et les silences des archives.

M. K. Gandhi est encore un troisième penseur radical dans cette généalogie de la pensée décoloniale et des reconstitutions gnoséologiques de ce qui a été destitué par l’épistémologie occidentale. Hind Swaraj. L’émancipation à l’indienne : tel était le titre de son premier livre, mais tel était aussi son programme d’action gnoséologico-politique. Gandhi envisageait « l’émancipation à l’indienne » (Indian self-rule), comme une intrication de gouvernance de soi et de gouvernance communautaire, qui passait par une reconstitution de l’Ashram. Gandhi et ses disciples ont ainsi réorienté et transformé un espace dédié à la pratique du yoga et de la méditation en un lieu de réparation des pratiques de vie collective, qu’ils voulaient fondées sur la relationalité, la coopération, la non-violence et la vérité, prônant la réciprocité plutôt que la compétition14.

Les expérimentations des zapatistes dans le domaine de l’éducation et avec les Conseils de bon gouvernement, le développement de la jinéologie (une gnoséologie qui rassemble des questions d’éducation, de gouvernance et de pratiques de vie collective) par des groupes de femmes dans le Rojava, sont autant d’indices de ce que peuvent faire les peuples en mouvement lorsqu’ils tournent le dos aux formes éculées de la domination, non seulement telle qu’elle est exercée par les États occidentaux, mais aussi telle qu’elle s’exprime dans la configuration de l’ordre international imposé par la colonialité occidentale15.

Pour une décolonialité pluriverselle et planétaire

J’ai rappelé trois moments historiques situés dans les Andes sud-américaines (Guamán Poma), dans l’expérience afro-caribéenne et londonienne (Cuogoano) et en Inde (Gandhi) et j’ai aussi souligné les occurrences contemporaines de réinvention de la vie collective dans le Mexique du Sud (avec les zapatistes) et dans les territoires kurdes (avec les femmes du Rojava). Mon but était, dans tous ces cas, de lier ensemble et de commencer à construire des généalogies de la pensée décoloniale. Il faudrait encore les lier aux héritages de penseurs actifs dans les colonies britanniques (Kwame Nkrumah), dans les colonies françaises (Patrice Lumumba, Léopold Sédar Senghor), dans les colonies portugaises (Amílcar Cabral), en Afrique du Sud sous contrôle afrikaan (Steve Biko, Nelson Mandela), toutes expérimentations contemporaines de ce moment glorieux, à Paris dans les années 1950, qui vit la fondation de Présence Africaine, maison d’édition autour de laquelle gravitèrent les esprits les plus brillants de l’Afrique et de la diaspora africaine et parmi lesquels on trouve notamment deux penseurs caribéens influents, Aimé Césaire et Frantz Fanon. Aux côtés de Présence Africaine, même s’il n’était pas lié directement à l’aventure, on trouve ’Alî Sharî’atî, penseur clef de la révolution iranienne qui traduisit notamment Frantz Fanon en persan.

À la même époque, on peut aussi songer au penseur et activiste aymara Fausto Reinaga, dont l’œuvre révèle de vives parentés avec l’atmosphère des pensées décoloniales rassemblées à Paris. Mais aussi à Jean-Paul Sartre qui, dans son prologue aux Damnés de la terre de Fanon (1961), admoneste ses lecteur·ices français·es (et européen·nes en général) à bien comprendre que Fanon ne s’adresse plus à la France ni à l’Europe, mais aux Africain·es d’Afrique et de France. Si les conséquences de la décolonisation au cours du XXe siècle ont été politiquement et économiquement ambiguës (les États modernes/coloniaux nouvellement formés finissant dans les mains de quelques élites autochtones), la décolonisation épistémique constitue un important jalon dans la révolution gnoséologique en cours et dans la reconstitution de ce qui a été destitué pendant cinq siècles d’expansion nord-atlantique et dans les tentatives actuelles des États-Unis et de l’Union européenne pour maintenir leurs privilèges. Une des conséquences des décolonisations du XXe siècle, ce sont les populations grandissantes de migrant·es vers l’Europe et les États-Unis qui aujourd’hui changent les paysages gnoséologiques (le champ du savoir) et esthéSiques (le champ du sentir, de la subjectivité, de l’émotion). En raison de ces changements, les universités et les musées, les deux grands piliers (à côté de l’Église) de la théologie et de l’épistémologie laïque occidentale, sont mis à nu et exposés pour leur participation à la colonialité.

Une des urgences des politiques des enquêtes décoloniales16 (au dedans et au dehors de l’université), ce sont les créations et les reconstitutions locales du pluriversel, à l’échelle planétaire, des praxis de vie, des langages et des mémoires locales destituées par l’idée eurocentrique de modernité. Puisque la colonialité est le côté sombre de la modernité, puisque l’enfer de la colonialité a été et est toujours partout, des décolonialités planétaires pluriverselles lui sont et lui seront toujours des réponses nécessaires et inévitables.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emma Bigé

1 Michelle K. et Walter D. Mignolo, « Decolonial Aesthesis : From Singapore, to Cambridge to Duke University. » Social Text. Periscope, dossier spécial dirigé par Watler D. Mignolo et Rolando Vazquez, « Decolonial AestheSis : Colonial Wounds/Decolonial Healings », 2013 ; https://socialtextjournal.org/periscope_article/decolonial-aesthesis-from-singapore-to-cambridge-to-duke-university

2 Aníbal Quijano, « Coloniality and modernity/rationality » [1992], Cultural Studies, vol. 21/2, 2010.

3 Walter D. Mignolo, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, traduit par Yasmine Jouhari et Marc Maesschalk, Bruxelles, Peter Lang, 2015.

4 Samir Amin, La Déconnexion, Paris, La Découverte, 1986.

5 Walter D. Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », traduit par Anne Querrien, Multitudes, no 6, 2001; cf. également Walter D. Mignolo, « Geopolitics of Sensing and Knowing : on (De)Coloniality, Border Thinking and Epistemic Disobedience », Postcolonial Studies 14/3, 2011.

6 Sur le sujet, on peut lire Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde, Paris, La Découverte, 1989. Son argument est important, même si, comme il est d’usage dans les recherches françaises et européennes, il ne fait pas remonter cette « occidentalisation du monde » au-delà de 1650. Ce siècle et demi (1500-1650) d’ouverture de la péninsule au commerce atlantique, d’expropriation des terres, de l’esclavage et d’exploitation du travail, ainsi que le contexte théologique qui l’accompagne, n’y sont pas mentionnés.

7 Walter D. Mignolo, « The Logic of the In-visible : Decolonial Reflections on the Change of Epoch », Theory, Culture & Society, vol. 37/7-8, 2020.

8 Les arguments fondateurs qui articulent la race/le racisme, la colonialité et l’émergence d’un type distinct d’économie au cours du long XVIe siècle (1500-1650) qui sera, à partir du XIXe siècle, appelé capitalisme, peuvent être trouvés dans Aníbal Quijano, « Coloniality and modernity/rationality », art. cit., et dans « Colonialty of power, Eurocentrism and Latin America », Nepantla. Views from South 1/3, 2000. [NdT : cf. également, en français, « « Race » et colonialité du pouvoir » [2004], Mouvements, 2007/3 (no 51), p. 111-118 ; www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm]

9 Online Etymological Dictionary ; www.etymonline.com/word/decolonization

10 Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past : Power and Production of History. Boston : Beacon Press, 1995 ; Jean Casimir, Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens, préfacé par Walter D. Mignolo, Port-au-Prince, L’Imprimeur, 2018.

11 Il existe aujourd’hui une magnifique édition en ligne du manuscrit retrouvé à la bibliothèque royale de Copenhague. Cf. Felipe Guaman Poma de Ayala, El primer nueva corónica y buen gobierno (1615/1616) ; København, Det Kongelige Bibliotek, GKS 2232 4° ; disponible sur www5.kb.dk/permalink/2006/poma/info/en/frontpage.htm. Pour plus d’information sur le texte, on peut consulter la fiche no 2006-28 du Memory of the World Register de l’UNESCO, www.unesco.org/new/en/communication-and-information/memory-of-the-world/register/full-list-of-registered-heritage/registered-heritage-page-3/el-primer-nueva-coronica-y-buen-gobierno

12 Ottobah Cugoano, Réflexions sur la traite et l’esclavage des Nègres (1787), précédé d’un « Avant-propos » par Elsa Dorlin, Paris, Zones, 2009 ; www.editions-zones.fr/lyber?reflexions-sur-la-traite-et-lesclavage-des-negres

13 Anthony Bogues, « The Political Thoughts of Quobna Cugoano : Radicalized Natural Liberty », in Black Heretics, Black Prophets. Radical Political Intellectuals, London, Routledge, 2003.

14 M. K. Gandhi, Hind Swaraj or Indian Home Rule. [1909]. Edited by Jitendra T. Desai. Ahmedabad, India : Javajivan Publishing House, 1921. www.mkgandhi.org/ebks/hind_swaraj.pdf. Gandhi est une figure controversée et l’une des controverses à son encontre tient à son attitude raciste, en particulier au cours de ses années en Afrique du Sud. Je reconnais bien sûr ces critiques, mais je ne suis pas prêt pour autant à jeter le bébé avec l’eau du bain. Ses arguments brillants quant aux dommages infligés par le colonialisme britannique en Inde et son rôle dans l’éviction des Britanniques hors du territoire indien sont trop précieux pour que nous puissions nous passer de lui. [NdT : cf. également Gandhi, Hind Swaraj. L’émancipation à l’indienne, édition établie par Suresh Sharma et Tridip Suhrud, traduit du goujarati, de l’anglais et de l’hindi par Annie Montaut, Paris-Nantes, Fayard, 2014].

15 Sur les Juntas de Buen Gobierno zapatistes, voir « Los “caracoles” Zapatistas : redes de resistencia y autonomia », Revista Memoria 176, 2005 ; http://biblioteca.clacso.edu.ar/ar/libros/coedicion/casanova/18.pdf. Sur la jinéologie dans le Rojava, voir A. L. Rinaldi, « Kurdish Women Movement. Patriarchy is not natural » StereoType Magazine, 1er mai 2019 ; https://stereotypemag.com/2019/10/11/kurdish-women-movement-patriarchy-is-not-natural. Sur les fondations théoriques de l’autonomie kurde, voir Abdullan Ocalam, Manifesto for a Democratic Civilization. The Age of Masked Gods and Disguised Kings, vol. 1, Scottsdale, Compass Press, 2015.

16 Walter D. Mignolo, The Politics of Decolonial Investigations. Durham, Duke University Press, 2021.