Mégafeux, noyades de migrants, grappes de touristes, incendie, tragédie, loisir.
Imaginons un Voltaire du XXIe siècle qui croiserait Micromégas avec un Huron pour regarder tout cela avec un mélange damusement et dhorreur. Élargissons le corpus dix-huitièmiste en direction des Voyages de Milord Céton dans les sept planètes ou le nouveau Mentor de Marie-Anne Roumier-Robert : une protagoniste destinée à devenir une reine éclairée, Monime, y traverse le système solaire pour découvrir une diversité de cultures, avec laide du génie Zachiel. La guerre règne sur Mars, Vénus a renversé le patriarcat, Saturne a mis la philosophie au pouvoir. Que verrait Monime sur Terre ? Voici un épisode demeuré inédit de cette utopie féministe de 1765.

En s’approchant de la Terre, Monime voit d’abord une planète qui surchauffe. Des incendies télégéniques qui carbonisent les forêts des hommes Blancs. Des sécheresses quotidiennes qui affament en silence les populations des Suds. Avec chiffres à l’appui, Zachiel lui prouve doctement que d’énormes quantités de populations doivent d’ores et déjà migrer (en général d’un Sud à l’autre) pour fuir les ravages de 200 ans de Progrès dans le confort des Blancs.

En bon moraliste et en sage politique, Zachiel lui démontre aussi que, sur la sage Saturne, on ne laissera jamais les Blancs traverser la planète en avion – et réchauffer encore le climat – pour aller passer quelques jours dans un hôtel-plage au confort blanchissime.

Mais Monime aperçoit autre chose. Sur l’île de Kios, elle interroge des Terriens :

– Comment avez-vous voyagé de Turquie en Grèce ?

– En ferry, par Dieu !

– En combien de temps, et combien cela vous a-t-il coûté ?

– En 40 minutes, pour 12 euros.

– Et vous, comment avez-vous voyagé de Turquie en Grèce ?

– Ça m’a pris des mois de préparation, ça m’a coûté 2 500 euros, ma femme s’est fait violenter par un passeur, et ma fille est morte dans le naufrage.

– N’êtes-vous pas humains, tous les deux ?

– Je suis migrant. Lui, c’est un touriste.

Repartie dans le ciel, Monime se tourne vers son Mentor :

– Zachiel, expliquez-moi ça ! Qu’est-ce donc que cette différence entre un Touriste et un Migrant ?

– Ma chère Monime, cela remonte à loin. Comme vous le savez, les Blancs issus de l’Europe ont peu à peu colonisé le monde pour en tirer la matière de leur confort, avec moult horreurs, massacres et destructions chemin faisant. Pour justifier leur supériorité et leur droit à la prédation, ils ont inventé l’idée de « races ». Ils ont raffiné cela avec tous les outils des sciences et une immense variété de littératures, mais en gros, il y a les Blancs et les autres. En théorie, les Blancs sont civilisés, polis, travaillent dur, s’améliorent et améliorent la Terre grâce à leur industrie et à leur technologie. Les autres seraient fainéants, roués, parfois gentils mais le plus souvent déraisonnables.

– Mais je croyais que le Progrès des droits de l’homme avait mis fin à tout cela. Tous les Blancs ont lu Candide, ont pleuré sur l’épisode horrible du « nègre de Surinam », et ont aboli l’esclavage. N’est-ce pas le cas ?

– Pas exactement. Ma chère Monime, vous rappelez-vous ce qu’était une plantation ?

– Une partie de la Terre où on gardait des Noirs esclaves pour les faire travailler au profit des Blancs.

– C’est ça. On contrôlait un territoire, on coupait tout ce qui y poussait spontanément, et on industrialisait une monoculture, dont les marchandises étaient consommées dans les pays des Blancs après avoir été produites à la chaîne par une main d’œuvre captive.

– Le sucre, dans le cas de Surinam ! Mais justement, la plantation reposait sur l’esclavage. N’a-t-il pas été aboli autour de 1850 ?

– En principe, oui. Mais la ségrégation raciale s’est poursuivie jusqu’à la fin du XXe siècle. Et continue aujourd’hui, sous d’autres formes. En tous cas, la plantation, elle, n’a jamais été abolie. Au contraire : elle a été élargie à l’échelle de la planète. Que voyez-vous sous nos pieds ?

– Je vois des forêts qui brûlent, des glaciers et des banquises qui fondent, des déserts qui gagnent du terrain.

– Tout cela est vrai. Mais le plus important n’est pas là. Regardez encore, plus en détails : ne voyez-vous pas des plantations ?

– Ah, vous avez raison ! Toutes ces serres, tous ces champs géométrisés, et même ces forêts d’arbres alignés. La planète a été transformée en une grande plantation ! Avec des tracteurs énormes, et même avec plein de petits drones.

– Et comment voyez-vous qu’on y travaille ?

– Je n’arrive pas à bien le voir depuis cette hauteur. Il faut que je redescende.

Ils atterrissent au Kenya, au milieu d’immenses serres pleines de roses, entre lesquelles marche une jeune femme :

– Vous avez de la chance, mon amie, de vivre parmi les fleurs, dit Monime.

– Nous vivons surtout dans des pesticides, qui nous donnent la nausée, nous irritent les poumons et la peau. Je n’en peux plus. Avec la Saint-Valentin qui s’approche, on travaille jour et nuit. Tout cela pour trois livres et six sous ! Pendant ce temps, Nestlé Midland Cargill n’a jamais fait autant de bénéfices.

– Et pourquoi alors travaillez-vous pour eux ?

– Je n’ai pas le choix. Ils contrôlent toute la région. Je suis venue du Soudan d’où la guerre m’a chassée. Nous sommes tellement nombreuses qu’ils nous remplacent tout de suite si on n’obéit pas. Heureusement, mon frère a été engagé dans un hôtel de safari. Les buffets-à-volonté donnés aux Touristes font plein de restes, qu’il m’apporte une fois par semaine. C’est grâce à lui qu’on y arrive. Mon autre frère est parti vers l’Europe. Il dit que c’est mieux là-bas. J’aimerais bien essayer, mais j’ai peur de la route… Il travaille dans les champs de tomates.

Au Sud de l’Italie, ils rencontrent un groupe d’Africains, sortant d’une cabane en tôle où ils ont passé la nuit :

– Que faites-vous là, mes amis ? demande Monime

– Nous attendons notre caporal, répond un homme, en étouffant sa quinte de toux.

– Est-ce lui, dit Monime, qui vous loge ainsi ?

– C’est son patron qui nous loue cette baraque pour nous loger. Le caporal nous emmène toute la journée aux champs. Si on proteste, il nous menace d’expulsion. Sans papiers, que faire d’autre, où aller ?

Monime se tourne vers Zachiel :

– De quels « papiers » parlent-ils donc ?

– De la carte d’identité qui atteste la nationalité de chaque Terrien, son identité de citoyen non recherché par la police et d’une origine admise à entrer. Il permet d’aller de Turquie à Kios en 40 minutes pour 12 euros. Les Migrants ont bien un passeport, eux aussi, mais il ne vaut rien. Leur passeport de pays colonisé ne passe ni port ni frontière, et les fait refouler.

– Est-ce le passeport qui élargit le régime de la plantation à l’échelle planétaire ?

– Oui, tandis que les Touristes se promènent à leur guise, les Migrants sont juridiquement enchaînés à leur glèbe et exploités comme l’étaient les esclaves.

– Ô Zachiel ! s’écrit Monime, je n’avais pas deviné cette abomination ; comment croire encore au progrès des droits de l’homme ?

– Qu’est-ce que les droits de l’homme ?

– C’est la rage de soutenir que le racisme a disparu, alors que le suprémacisme Blanc est partout.

Tandis que Monime commence à pleurer, un des travailleurs s’approche d’elle :

– Vous avez tort, chère Madame, tous les Blancs ne sont pas suprémacistes. Tiziana et Rosi nous aident à nous organiser. Allan, Gaëtane et Viviane nous aident à passer les frontières. Je m’appelle Kab, et je ne suis pas une victime. Mon frère Abdelfateh non plus. L’esclavage a été aboli parce que des marrons ont fui et se sont révoltés, parce que des réseaux les ont aidés, parce que des écrivains ont publié des livres, parce que des juristes ont attaqué des lois. Il faut de tout cela pour faire une abolition. C’est un combat à mener, qui prendra du temps, mais que nous vaincrons. Mais surtout, il ne faut pas se tromper de cible : notre véritable ennemi, ce n’est pas le caporal ou le passeur, même si ceux-là sont souvent d’horribles fripons. Notre ennemi, c’est le passeport, la carte d’identité nationale, le système actuel des visas. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 le dit clairement : tout le monde a droit de « quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». C’est l’article 13. Aucun gouvernement Blanc ne respecte cela, alors que tous se prévalent des droits de l’homme pour condamner autrui. C’est au nom des différences de passeports qu’on nous violente et qu’on nous tue. L’abolition des ségrégations de nationalité a besoin d’un nouveau combat, d’un nouvel Underground Railroad, de nouveaux pamphlets, de nouveaux récits et de nouvelles protestations.