Majeure 39. Universités : Multiversitudes

Des rives précaires de la recherche

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Si on admet que les récentes réformes de l’université déploient leurs significations à travers l’acronyme LRU – Liberté de gérer la pénurie matérielle et humaine ; Responsabilité comptable selon les principes de la gestion managériale condamnant la recherche à l’université dès lors que la valeur marchande de presque toute recherche socialement utile n’est qu’une fraction de la valeur sociale de cette recherche ; et Université pensée comme pôle de compétitivité fédérant les pans d’activité de recherche immédiatement rentables sur le marché économique[1] –, on constate qu’elles trouvent leur principe objectif dans l’introduction de préoccupations hétéronomes à la science proprement dite. L’éclatement possible des cadres de l’autonomie du champ scientifique doit être pris au sérieux, avec l’idée que lorsque la science est en danger, elle devient dangereuse[2]. Plutôt que de s’engager dans de fastidieux débats qui renforcent toujours un peu plus l’emprise de la bureaucratie sur la recherche, il revient à tous ceux qui ont intérêt à un désintéressement proprement scientifique d’objectiver leur position afin de ne pas se retrouver sans cesse engagés sur des champs de bataille strictement économico-politiques dépouillés de toute prise discursive.

Dans cette optique, le moment doctoral crée les conditions de possibilité d’une critique radicale à condition de ne pas le rabattre sur les stratégies de carrière qui ne peuvent conduire qu’à la reproduction du champ académique tel qu’il va. L’horizon d’attente de la recherche doctorale s’épuise-t-il vraiment dans la quête d’un poste ? Si les doctorants sont toujours des chercheurs illégitimes aux yeux de leurs aînés, leur position dans l’université leur permet néanmoins de bénéficier, d’une part des structures matérielles (salles chauffées et éclairées, bibliothèques, ordinateurs) et relationnelles (cours, séminaires, liste de diffusion, adresse mail fixe pour chaque enseignant et chaque étudiant) qui restent dans leur grande majorité sous-utilisées, et d’autre part de mettre à profit les armes proprement scientifiques qui constituent leur capital spécifique. De ce point de vue, il devient possible de partir de situations concrètes et pratiques, de les agencer différemment, de les réinvestir, et ce afin de dépasser l’alternative qui nous fait osciller entre l’espoir du Grand Soir et la commémoration du Grand Mois.

La réforme universitaire actuelle qui vise (comme ailleurs) à penser l’économie générale des pratiques sur le modèle des seules pratiques économiques se traduit par l’intégration renforcée des deux lignes qui structurent le champ académique : celle qui mène de l’investissement financier initial à la carrière académique en passant par la succession des diplômes ; et celle qui mène de l’investissement cognitif initial à la production de savoirs en passant par l’apprentissage d’une posture désintéressée. L’émergence de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au sein du couple CNRS/Université relève de cette tendance. Le financement par projet modifie l’allocation des ressources temporelles des chercheurs et accroît leur dépendance envers le champ économique en rabattant l’exploration vers l’exploitabilité et la production scientifique vers l’expertise.

Plutôt que de miser sur la création ex nihilo de nouvelles Idées, il s’agit de reconfigurer l’univers de pratiques associé au champ scientifique avec l’idée que cette activité génère des formes inouïes (praxis). Pour détresser les deux lignes évoquées, il faut identifier des points d’application qui concentrent un certain nombre de ces pratiques spécifiques. La signature et le salaire apparaissent comme des prises intéressantes puisque c’est par sa précarité, matérielle autant qu’académique, que le doctorant se distingue de l’héritier consacré comme de l’érudit émérite, car rien n’est légitime pour lui que le doute. Partant de là, il devient possible de construire un rapport de force favorable à la construction d’un projet scientifique autonomisant par une suite de micro-glissements qui visent toujours à faire dériver les situations existantes pour obtenir une nouvelle configuration (réagencement plutôt que révolution).

Salaire

Le système actuel de l’enseignement supérieur produit de la précarité euphémisée par la perspective d’un recrutement toujours à venir, de la première année de master jusqu’à l’obtention d’un poste de chercheur ou d’enseignant-chercheur. La revendication qui se limite à demander les moyens de titulariser davantage de personnes ou même à simplement conserver les effectifs existants, en calquant les nécessités de la recherche sur les besoins de l’enseignement, ne prend pas en compte ces contingents de chercheurs illégitimes produits annuellement dans les facultés. Ces individus atomisés dans la lutte des concurrences académiques (classe en soi) doivent reconnaître que la fabrication de la science dépend paradoxalement de plus en plus de leur investissement : les milliers de mémoires d’étude soutenus dans l’indifférence ; les petites mains essentielles au montage et au fonctionnement des projets ANR, aux tâches invisibles de secrétariat, d’organisation, d’édition, d’information. Toujours surdiplômés et sous-payés, ils forment un véritable précariat cognitif. Dépossédés progressivement de la maîtrise relative de leur temps de travail, enjeu central dans les rapports de domination au sein du monde académique, ils approvisionnent pourtant l’ensemble du système de leur énergie créatrice.

C’est ce précariat qui est au cœur des transformations actuelles de la recherche mais sans avoir aucun poids sur l’orientation de ces transformations.
La construction d’un statut doit permettre à chacun de pouvoir auto-objectiver sa position, dans l’objectif de se reconnaître et de se faire reconnaître en tant que précariat cognitif (classe pour soi). Lié à un salaire, ce statut représente un aboutissement en tant que tel qui diffère de la logique du cursus honorum universitaire tendue vers l’obtention d’un « vrai » poste. Ce salaire conçu comme un revenu minimum garanti de recherche dissipe le fantasme de la science pensée sur le mode d’une activité gratuite et désintéressée[3]. Il devrait concerner les deux années de master, les trois années de doctorat, les deux années de post-doctorat et les longues années qui précèdent en moyenne actuellement l’obtention d’un poste de titulaire (huit en moyenne dans les lettres et sciences humaines). Cette revendication spécifique ne présage pas de ce qui peut advenir à l’issue d’une telle période. Sa réalisation ne nécessite pas un An 01 de l’Université, toujours espéré et chaque année un peu plus désespérant. Elle ne repose que sur des logiques pratiques inscrites dans le champ des possibles actuels, c’est-à-dire qu’elle relève du domaine du faisable. Cette quinzaine d’années de précariat aujourd’hui méconnue accèderait ainsi à une vraie reconnaissance, source d’obligations proprement scientifiques qui constituent le véritable droit d’entrée dans le champ.

Indexé sur un travail intensif, ce statut invite à participer activement à des formes collectives de recherche. Prenant acte de la nature fondamentalement socialisée et diffuse de la production cognitive, les précaires doivent imaginer des modes de travail permettant de réunir, de parler et de faire parler, de confronter et de formuler, de partager et d’élaborer les savoirs, les méthodes et les questionnements de la recherche scientifique. Ils participent ainsi du renforcement de ce champ dans lequel les points de vue antagonistes s’affrontent selon des procédures réglées et s’intègrent progressivement, par la vertu de la confrontation rationnelle[4]. Ces nouvelles pratiques de recherche reconstruisent des micro-communautés les plus étanches possibles aux préoccupations hétéronomes qui pénètrent le champ scientifique en ses zones les moins denses (se battre pour un master recherche plutôt que contre la masterisation de l’enseignement). Le statut de précaire cognitif salarié mensuellement pendant quinze années au maximum prend acte de l’intensité de cet investissement.

Indexé sur un revenu fixe et non concurrentiel à nombre d’années de formation et d’expérience équivalent, ce statut permet de s’affranchir des nécessités matérielles immédiates (condition de possibilité de la skholè comprise comme un temps libéré des urgences du monde), tout en matérialisant un intérêt économique minimal, qui va à l’encontre du désintéressement esthète en enracinant l’activité dans le travail au sens vulgaire du terme. Cette rémunération permet d’identifier la pratique de recherche à une pratique sociale commune, en la distinguant du loisir ou du divertissement, renforçant ici aussi l’autonomie du champ scientifique, qui doit prendre le monde pour objet d’investigation sans jamais oublier de se comprendre dans le monde.

La mise en place d’un tel statut dans les universités n’a rien d’un idéal noble et inaccessible. Elle est parfaitement reliée aux conditions socio-historiques du moment (kairos) et ne nécessite ni révolution politique mondiale (conservation des cadres institutionnels actuels et des pratiques académiques traditionnelles), ni injections de liquidités démesurées (peu de prétendants au vu des obligations attachées au statut), ni changement de paradigme scientifique (clarification des méthodes de travail et identification des acteurs effectivement impliqués).

Signature

Les orientations actuelles de la recherche qui visent à fonder la légitimité scientifique sur des mesures bibliométriques indexées sur le nom des chercheurs (AERES – ENQA), posent problème si elles tendent à remplacer l’évaluation par les pairs qui est au principe même de la fermeture sur soi d’un champ scientifique autonome. S’il n’existe pas d’instance à légitimer les instances de légitimité, comme dans tout champ social, on peut remarquer que le recours à la bibliométrie tel qu’il est pratiqué accentue le problème de l’invisibilité du précariat cognitif non statutaire, toujours sommé de se placer en vue d’une carrière, dans l’espoir de se construire un jour un patronyme légitime. Mais abonnés aux tâches les plus obscures, les hommes infâmes de la recherche sont destinés le plus souvent à voir le dispositif bibliométrique leur passer au-dessus de la tête. Échapper à ce classement a deux conséquences principales : ils sont condamnés à être parlés/ discutés ? sans jamais produire de la science en leur nom propre, mais ils ont aussi plus de latéralités pour s’ouvrir d’autres chemins d’accès vers la construction de la science légitime. N’ayant que peu de choses à gagner dans le jeu tel qu’il est réglé actuellement, le précariat cognitif en tant que classe composée de quasi-anonymes n’a pas grand chose à perdre, et doit constituer son invisibilité en stratégie qui lui permette de renverser le champ à son avantage. En l’état actuel des choses, il paraît difficile de s’opposer frontalement (abolir) au comptage imposé par le facteur H (Shanghaï est loin). Par contre il est possible d’infléchir cette logique en agissant sur quelque chose de très concret : la signature.

Qu’est-ce que la production scientifique risque à devenir anonyme ? La situation actuelle paraît difficile à tenir dans le sens où un article scientifique est sujet à une contradiction interne puisque signé nominativement et se référant à tout un faisceau d’autres articles de même nature, il repose fondamentalement sur des travaux scientifiquement efficaces mais toujours illégitimes. Prenant acte de ce point aveugle de la recherche, il s’agit pour le précariat cognitif de penser une tactique de l’anonymat. Mais se pose immédiatement le problème de la responsabilité individuelle que le chercheur engage lorsqu’il publie : n’importe qui pourra-t-il dire n’importe quoi ? Réunissant ainsi sur un même plan l’historien et le révisionniste, pour n’en donner que l’exemple le plus honteux. S’il n’est pas question de bâillonner quiconque, tout le monde ne peut en revanche pas parler dans un champ qui constitue la confrontation rationnelle comme source de sa cohérence interne, en ce sens que celui qui ne joue pas le jeu ne peut prétendre y participer : échouant aux archives, le révisionniste est relégué en-dehors du champ scientifique[5]. La scientificité de ce qui est produit doit relever des procédures de contrôle fondées sur le contenu plutôt que sur le nom. Il importe donc de réencapaciter les instances sur lesquelles reposent la publication et la diffusion des productions scientifiques en obligeant les mécanismes de validation interne à fonctionner intensément : comités de lecture des revues, jurys évaluant les travaux de recherche.

En reportant la responsabilité du contenu d’un article du publiant sur le publieur, on peut imaginer la constitution de véritables auteurs-collectifs : un nom dont chacun peut s’emparer, d’où qu’il parle, pour publier un texte scientifique qui sera de toute manière soumis à une validation scientifique. Concrètement, une ou plusieurs personnes écrivent un article sous un nom d’emprunt, ce qui ne change rien pour le précariat cognitif ; après publication, une ou plusieurs personnes peuvent s’emparer de ce nom pour publier à leur tour en vue d’infléchir, de compléter, de prolonger voire d’infirmer ce qu’ils ont lu. Cette reconfiguration tend à favoriser les attaques ad nominem en lieu et place des attaques ad hominem : constituant ainsi un champ d’adversaires en lieu et place d’un champ d’ennemis. Par la suite, ces auteurs-collectifs permettraient de constituer des communautés interprétatives entièrement ouvertes du fait non seulement que personne n’est obligé de se connaître mais qu’en plus, les différents producteurs ne sont pas tenus d’être rigoureusement du même avis, sachant que la scientificité des productions n’est pas à ce niveau-là : elle réside dans les comités de lecture publieurs. Un auteur-collectif peut alors donner naissance à des œuvres discontinues ; travailler à l’unification d’un certain nombre d’autres auteurs-collectifs, puis connaître des moments d’intense dispersion – en fonction des enjeux du moment et des luttes à mener ; œuvrer pour la réactualisation d’auteurs-collectifs disparus ; mais aussi mettre en place des tactiques de piratage d’un auteur-collectif adverse ; et pourquoi pas permettre le démontage d’un auteur-collectif par lui-même en se sabordant : d’où la nécessité pour tout publiant d’être à l’écoute permanente de l’auteur-collectif sous le nom duquel (desquels) ils publient. Cette diversité de manœuvres possibles oblige à une intensification de la réflexivité critique (vigilance) dévolue aux publieurs : l’auteur-collectif qui ne respecte pas les procédures réglées de la confrontation rationnelle échoue devant ces instances et meurt de dessiccation.

À nouveau, cette transformation d’une infirmité structurelle en un avantage spécifique pour le précariat cognitif constitué en classe pour soi – par le passage du patronyme légitime à l’auteur-collectif – implique une critique radicale du champ scientifique tel qu’il va mais n’implique pas le bouleversement du monde de la recherche tel qu’il est. D’une certaine manière, il s’agit simplement de se donner les moyens d’étendre les procédés de contrôle réciproque à l’ensemble des producteurs de science, des plus précaires au plus consacrés. La bibliométrie appliquée aux auteurs-collectifs ne peut plus rentrer en concurrence avec l’évaluation par les pairs, restant un instrument de mesures d’intensité des tensions internes au champ scientifique, tout en perdant sa dimension policière.

Micro-glissements à l’intérieur du champ des possibles

La double proposition de création d’un statut de précaire cognitif et de constitution d’auteurs-collectifs repose sur une logique de réagencement d’éléments existants. Objectiver les conditions socio-historiques actuelles de la recherche permet de repérer les micro-glissements possibles qui ancrent cette revendication dans le domaine du faisable. Or cette logique possède tous les défauts de ses avantages : en soutenant notamment que tous les outils d’une transformation radicale de l’Université sont déjà à disposition et que ce changement ne nécessite pas forcément que les cours s’arrêtent, que les jurys de CAPES soient bloqués ou que chaque salle de TD soit équipée d’un vidéoprojecteur, elle prend le risque de s’aliéner ses alliés objectifs dans la contestation des réformes actuelles. Cette proximité des solutions et la simplicité des réagencements s’oppose à la geste révolutionnaire qui a toujours besoin de voir trembler des montagnes, mais recèle aussi les plus grands pièges pour qui tenterait de mettre en pratique ces transformations sans les avoir pensées sur le mode de l’analyse réflexive qui permet de retourner les mots du pouvoir en se réappropriant leur usage.

Parler alors de précariat cognitif au lieu de précarité généralisée dans la recherche ne relève pas d’une simple sophistication de langage si on s’aperçoit que malgré la proximité sémantique de ces deux locutions, elles décrivent des positions différentes, ou plutôt des postures différentes à partir de la même position. Le passage de la méconnaissance à la reconnaissance renferme la possibilité pour le groupe de se constituer en tant que tel, de faire émerger ses intérêts propres et de tenter de les défendre. En faisant de la reconnaissance du travail du précariat cognitif, une arme essentielle pour renforcer la clôture du champ scientifique et assurer ainsi son autonomie, on se donne les moyens de transformer un enjeu social en un enjeu proprement scientifique. En ce sens, il y a plus qu’un parallèle entre d’une part l’obtention d’un statut et d’un salaire en lieu et place d’une progression désespérée vers une hypothétique titularisation, et d’autre part la construction de signatures anonymes collectives et scientifiquement légitimes en lieu et place de la constitution d’un patrimoine bibliométrique destiné à servir un patronyme dans le champ académique. Dans les deux cas, il s’agit essentiellement de dévoiler les enjeux sociaux du monde de la recherche qui vont sans dire puisqu’ils vont de soi, non pour les discréditer, mais pour en faire les espaces privilégiés de la lutte pour la reconquête de l’autonomie du champ scientifique.

La modification du rapport de forces passe moins par une opposition conservatrice à la poursuite des réformes politiques récentes qui bouleversent en profondeur les structures de la recherche au niveau national et international que par un infléchissement des lignes suivies. D’un point de vue pragmatique, il paraît difficile de s’attaquer au vaste mouvement de professionnalisation de l’Université – de la secondarisation de la licence à la mise en question du rôle des enseignants-chercheurs en passant par la masterisation des concours de l’enseignement – en en restant à des positions de principe qui sont condamnées à être rejetées du côté de l’immobilisme. Le statut de précaire cognitif et le recours à l’auteur-collectif doivent alors être pensés comme autant de points d’appui et de tactiques locales qui, reliés à des initiatives de même type, permettraient de tracer une ligne différente, de donner aux recherches présentes et à venir une autre courbure qui tende vers une science plus autonome et plus autonomisante.