Répression, suppression et oppression
L’histoire des luttes des femmes en Iran remonte à plus d’un siècle. Avec bien évidemment des hauts et des bas, des répressions et des résistances : intervention dans les affaires nationales, lutte pour la présence et l’acquisition de droits politiques et civils, lutte contre le contrôle du corps des femmes, lutte contre le voile – forcé ou interdit –, lutte pour l’éducation et la mobilisation des femmes, l’organisation de manifestations, le droit d’association, l’ouverture d’écoles de filles, leur admission à l’université, la publication de magazines pour les femmes, la solidarité avec les mouvements nationaux et internationaux.
Après la révolution de 1979, malgré les structures socio-économiques, culturelles et religieuses axées sur le genre et les conditions discriminatoires globales du régime islamique, les femmes iraniennes ont individuellement, collectivement et quotidiennement su résister à la répression et à l’oppression. Des manifestations sont toujours survenues comme des poches d’air entre de longues périodes de dure répression. En règle générale, ces résistances émergent soudainement à chaque décennie avec une nouvelle génération qui veut dépasser les frontières anciennes.
« Tout doit être islamique »
Les femmes et les hommes s’épaulaient pendant la révolution iranienne de 1979. L’un des principaux slogans de tous les manifestants était « pain, maison, liberté ». Mais la révolution iranienne a été rapidement dépassée par l’établissement d’une république islamique. Selon les règles et traditions de l’islam, femmes et hommes sont libres et égaux, mais Khomeini, pour qui « tout doit être islamique », a imposé les lois contraignantes de la charia et du chiisme. Les femmes, désignées comme objets sexuels provocateurs nécessitant d’être dominées et contrôlées par les hommes, furent au cœur de la politique de genre de l’État islamique. L’accent mis sur la symbiose entre la religion et la politique, la création d’un système juridique régi par la charia, la séparation de l’espace public et privé pour les femmes constituèrent le point de départ du nouvel État islamique de 1979. Le port du voile, rendu obligatoire, et l’abrogation de la loi sur la protection de la famille de 1967 – déjà considérablement modifié en 1975 – apparurent comme les premiers signes du changement. Suivirent le démantèlement du droit de garde et de tutelle de l’enfant, du droit au logement, la suppression de la restriction de la polygamie, du droit au divorce pour la première épouse en cas de remariage du mari, de l’interdiction du mariage des enfants mineurs.
La nouvelle République islamique a immédiatement déployé une stratégie nationale et internationale fondée sur le système de la terreur permis par un pouvoir politique religieux, toujours en place. Peu après la révolution de 1979, l’ère de la « révolution culturelle » (1980-1983) a commencé. Le régime islamique a cherché à renforcer son pouvoir par la répression de tous les dissidents et partis politiques, des ethnies comme les Kurdes, les Arabes, les Baluchi et les Turcs d’Iran et enfin, des croyances religieuses telles les Baha’is. Peu à peu, l’islam a instauré l’interdiction des jeux, de l’alcool et des discothèques. La musique n’était pas autorisée dans les médias et de nombreux journaux et maisons d’édition ont été interdits pour avoir propagé de points de vue opposés. Bientôt, pratiquement tous les partis politiques disparurent. Reste que malgré cette répression systématique, la résistance est toujours restée ancrée dans la société iranienne.
Les femmes ont aussi perdu rapidement de nombreux droits politiques et des libertés acquises depuis 1960. Exceptionnellement, leur droit de vote ne fut pas supprimé – même si Khomeini s’était opposé à l’octroi du droit de vote aux femmes dans le cadre de la « Révolution blanche » (série de réformes mise en place par le Shah en 1963) – parce qu’il ne pouvait se passer de la légitimation de son gouvernement par la moitié de la population (18,5 millions de personnes en 1979).
Nous savons que la participation politique des femmes ne se limite pas au droit de vote ; elle a donc dû être restreinte par d’autres voies après la révolution. Si le droit de vote des femmes a été maintenu, tous les postes judiciaires et ministériels tenus par des femmes furent par contre supprimés. Farrokhroo Parsa, la première ministre de l’éducation en Iran en 1968-1971, a été exécutée en 1980 pour « propagation du vice sur la terre et lutte contre Dieu ».
Toutes les femmes ont dû participer à des activités islamiques coordonnées, insérées dans des campagnes et rassemblements religieux gouvernementaux et, bien entendu, assister aux prières du vendredi. Les femmes ont été définies comme des « masses musulmanes permanentes », utilisées comme force politique, mais sans aucun rôle politique dans la prise de décision, et comptées par défaut dans une construction idéologique totalement aux mains des hommes.
La restriction et la violation des droits des femmes et de leur liberté furent ainsi l’un des principaux piliers du régime islamique. Les premières à protester contre le nouveau régime politique furent… les femmes, qui se sont rassemblées dans les rues le 8 mars 1979 pour combattre la loi les obligeant à porter le voile ainsi que celle abrogeant la loi précédente sur la protection de la famille. La manifestation fut interdite et des interdictions plus radicales – licenciements des emplois considérés comme devant être occupés par des hommes, expulsions du lieu de travail, ségrégation sexuelle dans le système éducatif – furent promulguées pour exclure les femmes de la sphère publique et établir un contrôle total sur leur conduite.
Multiples visages de la résistance
La résistance des femmes iraniennes doit toujours s’adapter aux circonstances, aux relations de pouvoir, à la force des mouvements en cours qui varient selon les périodes : d’une démarche individuelle à des actions collectives, d’une mobilisation inaudible ou remontant dans les sphères publiques. Actions collectives visant à sensibiliser le public, sessions de lecture, ateliers, rédaction de manifestes, rassemblements, font partie de la boîte à outils de la femme iranienne. Près de vingt ans passèrent entre la première protestation des femmes lors de la Journée internationale de la femme de 1979 et le premier rassemblement public des femmes le 8 mars 1999. Il a donc fallu vingt-six ans depuis la révolution pour organiser le plus grand rassemblement de protestation des femmes en Iran en 2006. Avant la répression aggravée du régime islamique pendant et après l’élection présidentielle de 2009, le mouvement des femmes iranien a alors connu l’une de ses périodes les plus prospères. Non pas que le mouvement des femmes iraniennes ait été silencieux et immobile auparavant, mais qu’il était discontinu.
Résistance collective
Pour les femmes qui n’ont pas quitté l’Iran après la révolution, le régime limitait gravement les rassemblements collectifs. Les femmes ont alors inventé des « cercles de femmes » dans leurs maisons privées sous la forme de groupes d’étude, de projections de films, de réunions d’écrivains, de rédactions communes, de sessions d’analyses juridiques, de groupes d’alpinisme, de voyages de groupe, de commémorations du 8 mars, d’ateliers d’écriture de contes ou d’essais. Tous ces groupes collaboratifs et d’activités ont progressivement repensé et réorganisé les formes de mobilisation. Dans les années 1990, alors qu’il n’était pas encore possible d’établir des organisations de femmes laïques hors des institutions, nombre d’entre elles ont participé à la création de l’Association de la protection de l’enfance ainsi que de l’Association pour l’environnement, afin d’enclencher le changement social à partir de ces forums.
Peu à peu, les femmes laïques sont revenues dans la sphère publique, mais avec une nouvelle approche féministe des activités civiques, culturelles, éditoriales et sociales. Le nombre d’ONG a augmenté ; les femmes ont investi une multitude de domaines tels que la mobilisation sociale, l’égalité des sexes, la discrimination et la violence à l’égard des femmes dans plusieurs réseaux, plates-formes et espaces publics. Le regain d’autonomie des femmes laïques et de gauche a amené les générations à coopérer pour la création d’un Centre culturel des femmes en 2000.
La multiplication des organisations de la société civile pour la responsabilisation des femmes a constitué le principal apport de cette période, à travers des coalitions et des infrastructures de mise en réseau reconnues. Il leur reste toujours à garder la distance et préserver ainsi leur indépendance à l’égard des réglementations financières et de l’ensemble des structures de pouvoir du régime islamique et du gouvernement.
Les questions soulevées par le mouvement des femmes de 1997 à 2006 furent nombreuses : organisation d’une journée tous les 8 mars, popularisation des problèmes des femmes, appel à adhérer à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), larges campagnes contre toutes les formes de violence à l’égard des femmes, déclarations collectives contre les inégalités et discriminations juridiques. Les groupes nationaux-religieux et réformistes ont été parfois favorables ou d’autres fois, opposés au mouvement des femmes. L’une des batailles la plus importante a porté sur la reconnaissance de la Convention CEDAW de l’ONU et la formation d’une grande coalition des femmes, appelée Ham-andishi, contre leur discrimination juridique.
Les principales stratégies et tactiques utilisées comprenaient le renforcement de la communication entre les mouvements des femmes pour former un esprit commun, maintenir leur indépendance tout en élargissant leurs relations avec des mouvements autres, tels ceux des étudiants et les syndicats, de manière à se soutenir les uns les autres. Il s’agissait aussi de multiplier les rapports avec les mouvements mondiaux des femmes, et d’insister sur leur participation au domaine public, allant à l’encontre de la privatisation de l’espace des femmes.
Avec la propagation du discours féministe et des efforts pour l’accès des femmes à divers domaines tels que certains sports, l’université, les syndicats, les pressions du régime islamique recommencèrent, surtout à propos de la protestation des femmes contre les lois discriminatoires en droit civil et de la famille de 2006. Le rassemblement a été violemment dispersé avec arrestations et emprisonnements. Les groupes de femmes durent encore modifier leurs stratégies et revendications en lançant plusieurs campagnes et initiatives : la campagne « Un million de signatures pour le changement des lois discriminatoires » (dont j’étais l’une des organisatrices), la mise en place de forums pour rédiger la Charte des femmes, le réseau des Mères pour la paix, la Campagne contre la censure des droits de femmes.
Malgré tous nos mouvements de protestation et de lobbying en direction des députés, ni l’adhésion à la convention ni aucune demande des femmes pour un changement législatif n’ont été acceptées.
Résistance individuelle
Les activités individuelles tout comme les méthodes collectives ont joué un rôle important dans la lutte des femmes pour contester les relations de pouvoir. Dans une atmosphère totale de répression, des manifestations silencieuses, une politique de présence ou, comme dit Mohammad Asif Bayat1, des « non-mouvements », ont tout autant contesté l’essence du régime islamique. La lutte contre le voile obligatoire imposé juste après la révolution en est un exemple. Après l’interdiction des manifestations de femmes et le voiturage obligatoire, les Iraniennes, sans jamais être organisées, se sont mises à porter des vêtements colorés jusqu’à la fameuse manifestation « Les filles de la rue de la Révolution » de 2017 pour faire de la rue, à la fois, une scène d’unification et de résistance de la femme.
Le nombre croissant de filles qui ont repris les gestes protestataires des Filles de la rue de la Révolution ainsi que les chansons du mouvement par des femmes sans voile dans les trains et métros de Téhéran figurent parmi d’autres types de non-mouvements défiant les piliers fondamentaux du système islamique. Ces jours-ci, malgré le fait que de nombreuses femmes soient en prison pour de telles manifestations individuelles contre le voile et la perpétuelle menace d’une loi du Hijab, de nombreuses femmes marchent dans la rue sans voile.
Une autre forme notable de résistance individuelle féminine s’est affirmée lorsque de nombreuses femmes sont devenues chômeuses ou se sont vues refuser l’inscription aux programmes universitaires ou aux cours considérés comme masculins. Les femmes ont alors choisi d’autres domaines d’étude dans les universités pour contester la pression du système islamique pour qu’elles séjournent à la maison et au ménage.
La résistance des mères
Une autre forme de résistance à la tyrannie du régime islamique fut, une fois encore, façonnée par des femmes. La résistance contre l’oubli des crimes du pouvoir s’est popularisée sous le nom de « Mouvement pour la justice des mères de Khavaran ». À la fin de la guerre irano-irakienne de huit ans en 1988, des milliers de prisonniers politiques ont été exécutés sur ordre de Khomeini et jetés dans des fosses du cimetière de Khavaran à Téhéran. Ce mouvement a ainsi révélé publiquement les crimes d’État de masse de prisonniers politiques de la première décennie de la révolution islamique. Au cours des décennies qui ont suivi, les mères en deuil d’autres familles ont poursuivi le mouvement comme celles dites de « Laleh Park ».
Résistance multiple
Les manifestations de masse et la désobéissance civile du Mouvement vert de 2009 avec son slogan « Où est mon vote ? », ont commencé quand Ahmadinejad a proclamé sa victoire avant même les résultats de l’élection présidentielle. Les dirigeants symboliques du mouvement vert, Mir Hossein Mousavi et Mehdi Karroubi, tous deux candidats réformistes, ont exigé l’annulation de ce que la population a considéré comme une élection frauduleuse. Le soulèvement du Mouvement vert qui a suivi, a généré une répression horizontale responsable d’une aggravation des distances entre le peuple et le gouvernement. Des demandes radicales, notamment pour un changement de gouvernement, sont devenues des slogans de rue. Mais la répression dure a fini par imposer une période de silence, de vide, de désespoir, de frustration, générant la reprise des réflexions sur la réactivation du mouvement. Les emprisonnements et exécutions sommaires du régime iranien pour écraser manifestants et activistes du Mouvement vert ont alors contraint de nombreux militants à fuir l’Iran.
Avec les nouvelles lois sur la protection de la famille et sur la criminalité selon l’Islam, l’adoption des mesures antiféministes s’est accélérée, et les groupes de femmes ont collecté des signatures pour demander au Parlement iranien de ne pas les valider. Il s’agissait surtout de bloquer la promotion de la polygamie ainsi que les restrictions apportées aux femmes d’obtenir un passeport. La ségrégation hommes-femmes et la discrimination sexuelle s’amplifient toujours. La promotion du temps partiel pour les femmes et leur mise en retraite anticipée participent d’une forte volonté de cantonner les femmes au foyer pour dynamiser la politique nataliste.
Les tentatives de réorganisation avant l’élection de 2013 ont été difficiles. Les femmes activistes croyaient au Mouvement vert pour investir de nouveau l’espace électoral, en mettant en avant la participation des femmes au pouvoir politique avec une féminisation du Parlement. Mais sans grand succès, car aucune femme n’a pu être ministre malgré la forte augmentation des cadres féminins dans la société. Après l’élection de 2013, la plupart des activités de protestation des femmes se sont limitées à la rédaction de déclarations, collecte de signatures et leur remise aux députés. Les protestations contre les quotas de genre dans les examens d’entrée à l’université, contre l’interdiction aux stades sportifs se poursuivaient ainsi qu’une campagne contre la violence domestique. L’accès aux salles publiques n’était alors pas possible pour les femmes et la plupart des réunions ont eu lieu dans les halls d’instituts de recherche non gouvernementaux, d’universités ou de maisons d’édition. La politique sécuritaire interdisait aux femmes de participer à des manifestations de masse et même la célébration de la journée du 8 mars ne pouvait se dérouler dans l’espace public.
Les défis multiples des femmes sont intersectoriels, ils interviennent dans tous les secteurs de nos vies. Les politiques néolibérales, le nationalisme, le fondamentalisme religieux, les États dictatoriaux et le militarisme généralisé nous entourent où que nous vivions. Nous avons besoin de réorganiser plus de mouvements féministes collectifs pour apprendre à mieux comprendre et traiter ces défis auxquels nous sommes confrontées, puisque la manière dont nous pensons façonne celle dont nous travaillons et collaborons ensemble. En ce qui concerne les événements récents et la répression extrême du mouvement des femmes iraniennes, je crois fermement que celui-ci est conduit à adopter une approche féministe multiforme et donc optimiste. C’est la raison essentielle et cardinale pour laquelle le régime islamique traite le féminisme comme un ennemi fondamental de l’État. L’agenda antiféministe systématique du régime islamique est un point de vue politique basé sur la norme de la masculinité théocratique de la société iranienne. L’ensemble des outils de répression est constitué de punitions individuelles insupportables à long terme pour les femmes et de sanctions socio-économiques collectives envers les familles et les proches des femmes emprisonnées.
Depuis la répression du soulèvement de décembre 2018, de nombreux verdicts particulièrement durs ont été rendus contre des manifestants, principalement pacifiques. Le régime islamique condamne honteusement les manifestants capturés, travailleurs, étudiants et enseignants, à de graves sanctions soi-disant justifiées par la sécurité nationale. Les femmes qui participent aux divers mouvements sociaux sont traitées et donc condamnées, non pas simplement comme des manifestantes, mais en tant qu’activistes féministes qui, en soutenant aussi d’autres mouvements, sapent la sécurité nationale.
Ainsi se dévoile la peur fondamentale du régime islamique à l’égard du mouvement féministe.
Traduction de l’anglais par Thierry Baudouin
1 Bayat Asef, Life as Politics, How Ordinary People Change the Middle East, Amsterdam University Press, 2010.
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