Comment, et surtout pourquoi, parler aujourd’hui de « la nature » ? Il est souvent fait comme si le terme était discrédité depuis longtemps, comme si Victor Hugo et Karl Marx avaient été intériorisés, comme s’il y avait toujours de « l’histoire » (des interventions humaines, des rapports sociaux, des luttes politiques) derrière ce qui nous apparaissait comme « naturel ». On mettrait chaque fois des « guillemets » autour du mot « nature », comme si l’anthropologue Philippe Descola nous avait convaincus de l’idée que l’opposition entre « nature » et « culture » n’était que la projection d’un certain projet occidental, moderne, de maîtrise et de colonisation du monde.

Après quoi, les chercheurs que nous sommes ont appris à dire « écosystème », ou « physico-biologique », ou « environnement matériel », ou « univers », ou « multivers » pour ne pas recourir à ce terme piégé de « nature ». Comment ne pas sourire avec condescendance devant quiconque nous inviterait à « parler nature » ?

C’est pourtant ce qu’invite à faire cette majeure : parler nature – ou plus précisément : parler aussi naturellement que possible des difficultés que nous rencontrons à parler nature. Un tel programme se décline en trois invitations.

 

Reparler nature

Première invitation : il importe aujourd’hui de reparler de la nature. L’interdit culturaliste qui bannit l’usage de ce mot comporte un gros défaut : il nous empêche de reconnaître une forme d’extériorité radicale qui agit en nous en se manifestant par une forme de pouvoir sur nos histoires. L’enfermement contemporain dans le « cercle corrélationiste » (Meillassoux, 2006) qui pointe que tout est relatif à une pensée humaine toujours déjà mise en scène rend piégée toute réflexion sur la nature. Depuis Kant, « l’idée suivant laquelle nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ces termes pris isolément » semble acquise, comme l’une des seules vérités incontestées dont peut aujourd’hui se targuer la philosophie. Tenter de récuser une vérité aussi fondamentale paraît relever d’un réalisme naïf.

Et pourtant, c’est bien ce dont nous éprouvons le besoin : réaffirmer que quelque chose qu’on a longtemps appelé « nature » fait irruption lorsque nous butons contre certaines limites du relativisme et du corrélationisme. Ce besoin semble aujourd’hui partagé par des mouvements et des sensibilités d’origines très diverses – depuis des mouvements « post-numériques » se rassemblant en communes rurales jusqu’à des expérimentations poétiques d’origine urbaine, depuis une émission radiophonique comme Terre à terre de Ruth Stégassy jusqu’à l’ouvrage récent de Catherine et Raphaël Larrère, qui décident de « continuer à parler de nature, en y voyant non pas une substance, mais un ensemble de relations, dans lequel les hommes sont inclus, un enchevêtrement de processus » (2015, p. 11).

Bien entendu, en parlant de nature, sans plus y mettre de guillemets, nous ne voulons pas parler d’un monde qu’il faudrait fantasmagoriquement amputer de l’électricité, du nucléaire, des déchets, comme semblent l’exiger les positions heideggeriennes, deguystes ou/et anciennistes. La nature n’est pas affaire de pureté : nulle part elle n’est indemne des agir humain, des conflits sociaux, des contaminations techniques. Mais si nous refusons de n’y faire référence que par des périphrases ou à travers la distance de guillemets, c’est que nous ne voulons pas non plus des précautions de langage exigées par un certain scientisme qui cherche à parler d’un point de vue tellement « futuriste » ou abstrait qu’il est sans existence ici-bas, à présent, là, sur Terre. Parler le jargon des « écosystèmes » ou de la « biodiversité », c’est peut-être déjà accepter un mode de discours qui fait écran à ce qu’on a de meilleures chances d’exprimer plus efficacement et plus véridiquement en parlant de nature et de semences.

Nous voulons parler de questions de manifestation, c’est-à-dire nous demander, en parlant de nature : de quel monde parlons-nous ? Nous entendons développer une position franchement non-épurative. Ce qu’on appelle « monde » ne saurait exclure rien de ce qu’on perçoit, de ce qui se manifeste (Fukushima, bruits de moto, conversations téléphoniques). Mais précisément, être fidèle à ce qui se manifeste implique de se méfier des circonvolutions technicistes et des abstractions jargonneuses. Le défi d’un parler nature est le défi d’un parler ordinaire. D’un parler qui soit accessible à la langue ordinaire partagée bien au-delà des cercles d’experts et de spécialistes. Mais surtout d’un parler qui s’alimente des richesses intuitives, traditionnelles, poétiques, populaires de paroles émanant de pratiques ordinaires – ce qui n’exclut d’ailleurs nullement que certaines pratiques de recherche très pointues puissent elles aussi faire émerger des formes de discours et de pensées appelées à devenir ordinaires (Barad, 2007).

 

Prendre acte d’un trouble

Deuxième invitation, qui instaure une tension forte avec cette revendication de l’ordinaire : la nature se reconnaît, dans ses manifestations, à un certain trouble qu’elle instaure dans nos énonciations. Les êtres humains ont atteint un stade où, à ne rien faire pour la nature, elle risque de disparaître, telle, en tout cas, qu’elle a convenu à l’espèce humaine pendant des dizaines de milliers d’années. Ou plus précisément, elle risque de nous ensevelir à la mesure de l’exploitation effrénée. La nature apparaît comme la limite de la souveraineté humaine : elle se manifeste à la limite de la maîtrise qui motive toutes nos élaborations langagières, scientifiques et esthétiques. Notre rapport à elle peut s’éclairer de ce que la psychanalyse a fait émerger de notre rapport à un inconscient refoulé : on ne peut qu’en recueillir des bribes de langage, des énonciations troublées qui désignent une puissance latente ne se manifestant que par des troubles dans l’énonciation.

Ce type de trouble est très particulier. D’une part, en même temps qu’il nous désarçonne, ce trouble participe d’une certaine évidence : il suscite un désarroi d’autant plus inquiétant qu’il semble justement émaner d’une cause « naturelle », ordinaire, commune. D’autre part, il s’impose désormais à nous avec un sentiment d’urgence : « nature calls », dit poliment l’anglais pour exprimer l’appel d’un besoin pressant. Ce à quoi nous appelle la nature aujourd’hui, c’est surtout à arrêter de saccager en elle ce qui fait le soutien de nos vies ordinaires. Les coûts des développements économiques sont considérables et nous jouons aux apprentis sorciers, voulant maîtriser l’environnement, nous figurant l’impact humain sur la Terre à l’égal d’un âge géologique, l’Anthropocène. Il est probable que nous sortions exsangues de ce jeu sauf à avoir prévu l’inévitable trouble, à reconnaître nos limites. L’esthétique d’une parole troublée se manifeste à la mesure des tentatives de contrôle du flux naturel. S’agit-il alors de parler de nature au sens grec, c’est-à-dire de Phusis, soit la totalité de ce qui est et devient, ou de Natura, au sens latin, dérivé du participe passé Natus, du verbe Nascor (« naître »), soit la totalité des choses créées, « des choses à naître », un donné naturel plus proche des préoccupations des modernes et d’une science contemporaine ? Il est alors bien question de Phusis, de nature au sens grec plus que latin, lequel, par Natura, renvoie au monde environnant, ce qui est à maîtriser, ou à agencer comme ressource. Cette nature « grecque » se manifeste par des fluctuations inattendues, soudainement éclairées par la science ou dans le débat public, puis disparaissant de nouveau dans l’obscurité des événements dépourvus de sens. Cette évolution manifeste de la pensée de la nature ces dernières décennies doit être rapportée aux difficultés de mesure de son évolution, et des démarches prospectives en la matière, qu’il s’agisse de climat ou de biodiversité, mais aussi, et peut-être surtout, à l’évolution de la nature ordinaire qui renvoie désormais à la nécessité de prendre soin des changements socio-naturels, et de s’y adapter ainsi qu’à l’équivalence souvent réalisée entre nature et vie.

Du fait de l’urgence environnementale, l’introduction de la nature dans le débat ne peut plus simplement se faire sur le mode de la représentation, mais doit se réaliser sur le mode de l’efficace : que fait-on à la nature qui pose problème ? Que lui fait-on en (ne) parlant (pas) d’elle d’une certaine façon ? Comment s’impose-t-elle à nous, et comment prendre acte de son irruption ? Il s’agit de comprendre la manière dont on en parle, dont on la fait intervenir, dont ce tiers « nature » figure tantôt un alter ego, tantôt un ordre spécifique réductible à des grilles d’analyse universalisantes.

 

Raconter des expériences d’énonciation

Troisième invitation : plutôt qu’à formaliser un cadre général de théorisation, on restera au plus proche de la nature en observant les expériences concrètes où elle se manifeste en introduisant un trouble dans nos énonciations. Lorsque Nathalie Blanc et David Christoffel ont réfléchi à l’actualité des rapports entre littérature et écologie (Écologie et politique no36), nous avons voulu faire des expériences, comme réfléchir à notre perception d’un poème selon qu’on en fait la lecture à haute voix au Parc Monceau ou sur la Dalle du 13e… Des expériences simples et suffisantes pour saisir que le couple culturalisme/environnementalisme saturait nos questionnements sans nous donner de perspectives de renouvellement de nos épreuves poétiques. Depuis quelques années, les courants écocritique, géopoétique montrent les prémices d’une réflexion littéraire en la matière (Blanc, 2015). L’écolinguistique pointe ces questions (Lechevrel, 2008) : comment forger une discipline émergente alors que sa nécessité est fondée sur le constat de son inexistence ou de son incapacité à rassembler les éléments épars qui pourraient la produire ?

Au lieu d’un état de la recherche, nous envisageons avec ce dossier une circulation sans exclusive dans les conséquences politiques, éthiques, esthétiques des formatages du langage dans sa confrontation à « l’ordre naturel ». Pour réfléchir de manière intelligible à ce que la nature fait à la parole et au récit, comment elle en transforme les prémisses, en agite le devenir, ou pour éclairer la façon dont les chaînes narratives propres au récit formatent la nature, nous devons interroger chacune des formes manifestant la nature comme relevant d’un principe créateur propre de nature et de culture. La forme intervient donc en tant qu’elle manifeste l’émergence créative et « intra-agentive » d’une nouvelle nature qui serait la nôtre. À défaut de repères, dans le format culturel judéo-chrétien qui divise le monde en deux (ce qui est nous et ce qui ne l’est pas), nous serions incapables de la reconnaître.

 

Il importe de nous demander lucidement devant quel horizon nous sommes, et si une impasse environnementale ne dicte pas un désarroi théorique pour le formuler ? Ce n’est pas de cyborg, ni même d’hybride qu’il sera question, mais d’apparition ou d’émergence de formes qui tiennent par elles-mêmes, dans un univers où elles s’ajustent entre elles. Prenons, par exemple, le cas des bruits d’animaux. Il s’agit d’écouter : on s’invente une nature à la mesure des récits nécessaires, probables, possibles. Mais à la fois il y a là une nature qui se réaffirme, qui dérange l’ordre du récit.

Les auteurs de ce dossier témoignent d’une nature effacée, réinventée et imaginée, un point de fuite aux coordonnées occultées selon les nécessités des récits et leur soi-disant objectivité. La nature est alors l’arrière-plan sur lequel s’appuient des esthétiques qui la revendiquent. Il s’agit de manifestation, d’apparition même (renvoyant en partie seulement à la phénoménologie puisqu’il n’est pas forcément question de subjectivité). En creux se dessine une représentation de la nature qui éclaire ce qui est donné à oublier montrant une Phusis impossible à cadrer symboliquement ou par le langage.

À vouloir organiser la mise à jour de cette représentation, nous aurions l’air de promettre une sortie du problème. Au lieu de promesse ou de sortie, nous avons voulu faire l’expérience de la butée paradigmatique rencontrée par l’énonciation face à la nature ou par elle. À défaut de sortir du problème, nous redonnons corps aux contingences des paroles pour leur donner une chance de résonner avec nos préoccupations écologiques. La beauté des natures décrites tient tant à la diversité de leurs manifestations qu’à la nécessité de maintenir l’idée que quelque chose resterait à dévoiler (Diderot, 1754). Continuons donc à éclairer. Et ceci malgré le fait que l’on n’arrive pas à croire ce qu’on sait (Anders, 1956), et que l’on continue à produire quotidiennement des discours qui pourraient gagner à être entendus du point de vue de leur agentivité environnementale.

 

Références

Anders, Gunther, L’obsolescence de l’homme, C.H.Beck, Munich, 1956

Barad, Karen, Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics And the Entanglement of Matter And Meaning, Duke University Press, Durham, 2007

Blanc, Nathalie, Les formes de l’environnement. Manifeste pour une esthétique politique, Métispresse, Genève, 2015

Blanc, Nathalie et Christoffel, David, « Littérature et écologie », Écologie & Politique, no36, Éditions Syllepse, Paris, 2008

Descola, Philippe, Entre nature et culture, Gallimard, Paris, 2000

Diderot, Denis, Pensées sur l’interprétation de la nature, 1754

Larrère, Catherine et Raphaël, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, La Découverte, Paris, 2015

Lechevrel, Nadège, « L’écolinguistique : une discipline émergente », RELQ/QSJL Vol III, no1, Automne/Fall 2008

Meillassoux, Quentin, Après la finitude, Éditions du Seuil, 2006