L’ère du sursis
Migrer, c’est « changer d’endroit », dit le dictionnaire (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), ce n’est pas uniquement – on l’oublie souvent – franchir une frontière entre deux territoires nationaux. Il faut comprendre qu’il y a plusieurs types de frontières, sinon plus encore de types de migrations.
Si les frontières entre les États sont les plus tangibles, toute migration entraîne la traversée de frontières plus ou moins visibles, et l’arrivée dans un territoire où on se retrouve étranger. Outre des raisons économiques, les migrations sont souvent une réponse possible, parmi d’autres, aux dégradations de l’environnement. En vérité, même si les migrations dépendent d’un grand nombre de facteurs, dont les changements environnementaux, les évolutions démographiques des régions vulnérables, la capacité des personnes à pouvoir migrer, les conditions socio-économiques locales, etc., le nombre de personnes déplacées en raison de catastrophes naturelles ne cesse d’augmenter. Selon l’Organisation Mondiale des Migrations (OIM), entre 200 millions et 1 milliard de personnes pourraient avoir à se déplacer en raison du changement climatique d’ici à 2050, ne serait-ce que du fait de l’élévation du niveau de la mer, qui forcerait les urbains massivement rassemblés sur les littoraux, soit à migrer, soit à modifier substantiellement localement leurs conditions d’habitat.
Déjà, nous entendons que nous n’aurons pas le temps d’aborder exhaustivement tous les paramètres, tous les types de migrations, toutes les acceptions du mot « frontière ». La fin inquiète les moyens : d’où les problèmes sont trop importants pour laisser le temps de les poser avec méthode. Dès lors, même si les mots pour le dire ne peuvent venir qu’à titre d’hypothèse ouvrant une perspective critique, nous nous demandons si un ordre chronopolitique, c’est-à-dire une politique du temps, ne viendrait justement supplanter tous les autres modes de formulation. D’un côté, il serait délicat de soutenir que le climat généralisé d’urgence serait politique organisée. D’un autre côté, il paraît comme évident que les pouvoirs usent dudit climat d’urgence pour traiter les populations en sas temporels, en sursis, délais, reports de date d’expiration…
Nous ne pouvons plus parler des migrations sans être rattrapés par le calendrier. En observant le travail des associations de défense des droits des immigrés, nous assistons à une négociation perpétuelle dont les délais doivent sans cesse être réajustés. Nous pourrons voir comme l’urgence actuelle redistribue le vocabulaire employé par les structures d’aide aux migrants. Mais avant d’en venir à un « état d’urgence », la question migratoire est, depuis trente ans, de plus en plus thématisée comme une question de sursis. Le sursis serait une urgence mise sous contrôle, une chronopolitique, une gouvernance par le délai.
Le temps en sursis
Le temps en sursis est le plus manifeste. Ainsi l’éditorial de la revue Plein droit no 1 (octobre 19871) montre que, dès alors, l’intimidation politique du ministère de l’intérieur fait craindre aux étrangers qu’ils sont en sursis sur le territoire français, et que même les garanties qu’ils croyaient définitivement acquises pouvaient être à tout moment remises en cause. Outre les camps, l’éditorial du Plein droit no 2 (février 19882), stigmatise la politique des « ghettos », ou plutôt des espaces délaissés de la force publique. On en jugera suivant l’échelle de temps que l’on prend : ces comportements discriminatoires peuvent toujours être payants à court terme économique ou électoral, mais ils ne peuvent être que désastreux à moyen et long terme, et pour tout le monde.
Cette façon de traiter l’espace-temps sur le plan social est tout à fait exemplaire dans l’éditorial extrait du Plein droit no 17 (avril 19923). Pendant des années, « le gouvernement a prétendu que la rétention – pardon, le maintien des étrangers en zone internationale – pendant des jours, voire des semaines, ne violait aucune règle de droit, bien qu’il eût lieu au mépris des dispositions de l’article 35 bis qui encadrent la rétention et en limitent strictement la durée, parce que – prétendait-il – la zone internationale n’étant pas la France, les lois françaises ne trouvaient pas à s’y appliquer (c’est ce que les juristes appellent le principe de la territorialité des lois) ! Il a fallu la perspective d’une condamnation par le tribunal de grande instance de Paris, saisi par cinq demandeurs d’asile pour 2 – Plein Droit no 17 (avril 1992) séquestration arbitraire, pour l’inciter à déposer dans la précipitation l’amendement que l’on sait : comme par miracle, la zone internationale, rebaptisée zone de transit, a été tout à coup réincorporée au territoire national ; et non moins soudainement le gouvernement s’est montré préoccupé de combler au plus vite ce « vide juridique » dont il s’était accommodé pendant des années. L’hébergement « temporaire » réservés aux étrangers, qu’ils soient demandeurs d’asile ou travailleurs migrants, est également un instrument privilégié de contrôle et le cas échéant de répression. Enfin la précarisation du statut de travail des immigrants accompagne la culture des fruits et des légumes en Italie, en Espagne ou même en France. Contrats courts voire emploi illégal, dépendance totale vis-à-vis d’employeurs imposant des conditions de travail et d’hébergement indignes, invisibilisation des atteintes à la santé, tout un système d’exploitation et de déréglementation du droit du travail s’est développé contre lequel les saisonniers étrangers tentent depuis quelques années de se mobiliser.
La migration des personnes s’inscrit dans des chronopolitiques. Elle met en jeu différents régimes de temporalité. À commencer par celui qui perturbe les autres : l’urgence. Du point de vue du dictionnaire, l’urgence est une rupture dans une évolution, une crise irruptive. Elle bouscule la continuité monotone d’un déroulement serein, inconsciemment considéré comme éternel ou durable. L’émotion bouleverse des stabilités et ébranle des assurances. Et le choc, en retour, génère des contre-mouvements de réaction tout aussi inquiétants que le premier déclenchement. Le moment urgent annonce l’événement fulgurant du pire, accélère le flux du temps et le rend précieux. Dans ce court laps de temps qui nous est compté, s’ébauchent des réactions qui laissent parfois place à une politique du pire. Mais il nous faut retrouver du temps, pour ré-envisager l’avenir, et le mouvement des migrants consiste à retrouver du temps face aux urgences qui contraignent leurs vies dans les territoires d’où ils viennent. Au contraire, la réponse politique apportée à leur situation se veut toujours temporaire. L’incertitude est amplifiée, toujours reportée : le passage d’un délai à l’autre voudrait engager une perte de pouvoir sur leur avenir, toujours au nom de l’urgence.
Une « politique du délai »
L’urgence est également un mot d’ordre des politiques réactionnaires et de droite proclamant la nécessité de contrôler les flux de migrants assimilés à une invasion face à laquelle il s’agit de réagir fermement, mais aussi le plus vite possible. L’éditorial extrait du Plein droit no 28 (septembre 19954) écrit : « 199 : la France est à nouveau assiégée. Face aux hordes d’étrangers qui veulent forcer l’entrée de son territoire ou s’y établir à demeure, la chasse aux clandestins est ouverte. On refoule, on traque, on expulse les étrangers indésirables qu’il faut bouter à tout prix hors des frontières. » On a vu cette préoccupation resurgir dans les années 1980, lors des débats qui ont précédé la réforme du code de la nationalité et qui ont montré à quel point était encore vivace, bien au-delà des milieux d’extrême droite, la crainte d’une dissolution de la prétendue « identité française » sous l’influence d’apports « exogènes ».
Face à cette urgence, celle du temps des migrations, ou celle des politiques confrontées à leurs régulations, se met en place une politique du délai, du temps d’attente, du report. Le temps comporte des plis, et à défaut de rejet net des flux migratoires, semble s’élaborer un rapport au temps plié qui, fondamentalement, consiste à instaurer des temps d’attente qui prennent la forme concrète des queues aux préfectures ou encore des camps ou par le peu d’empressement des démocraties européennes à accueillir les réfugiés (Éditorial extrait du Plein droit no 6 (janvier 19895).
Si ces deux temporalités apparaissent très clairement dans les discours et les politiques publiques, il est des dimensions temporelles négligées (ou qui ne peuvent apparaître qu’en creux d’une urgence et d’un sursis) des migrations, à savoir l’oubli du quotidien comme étant pour les migrants le temps difficile voire infernal, et l’oubli du temps long. L’oubli du quotidien – ou du temps laborieux, ou du temps des jours qui passent – se traduit par l’absence en termes politiques d’une politique migratoire à des échelles pertinentes ; de l’Europe pour ce qui concerne les migrants des pays méditerranéens ou du Monde pour ce qui touche les migrations environnementales. « Le nouveau pouvoir sera aussi jugé sur sa capacité à tracer les grandes lignes d’une véritable politique d’insertion – professionnelle, économique, sociale et politique – de la population immigrée résidant en France », lit-on en juillet 1988, (Plein Droit no 4), ajoutant qu’après quinze ans d’attentisme, il y avait désormais urgence, la crise ayant fragilisé le tissu social et accru les tensions.
En parallèle, les associations de défense des droits des immigrés butent sur plusieurs échelles temporelles, qui mettent en exergue les difficultés de la prise en charge d’une quotidienneté : le Comité Inter-Mouvements Auprès Des Évacués créé en 1939 et connu sous l’acronyme Cimade n’en finit de buter sur des dispositifs qui jouent la montre avec l’accès aux droits. Dans son analyse du projet de loi relatif au droit des étrangers en France au mois de juillet 2015, la Cimade dénonçait la création en trompe l’œil d’une carte pluriannuelle : « Cette carte de quatre ans ne concernera probablement qu’une minorité de personnes étrangères, tant les conditions pour y accéder sont complexes et soumises à la discrétion du préfet. » C’est là que le jeu de dates d’expiration tourne à l’enfumage par les règles : « Derrière l’argument gouvernemental de la simplification du droit au séjour se cache en réalité le risque d’un profond désordre d’allers et retours potentiels entre carte d’un an, de quatre ans, plus d’un an, puis de deux, puis d’un an. »
Une deuxième dimension temporelle oubliée des politiques migratoires est le temps long des migrations qui les inscrit dans des flux diasporiques ou dans des flux économiques sur de très longues périodes. Cependant, à en croire l’éditorial extrait du Plein droit no 29-30 (novembre 19956) 1945 ne marque pas une véritable rupture dans l’histoire du droit des étrangers, la IIIe République ayant ouvert les premiers camps d’internement pour étrangers « indésirables » et commencé à enrôler de force les étrangers dans des compagnies de travailleurs. L’examen de la législation elle-même conforte l’idée qu’il n’y a pas de rupture entre l’avant-guerre et l’après-guerre. Pendant plus de vingt ans, l’immigration restera, de fait, l’affaire de l’administration. Le silence des politiques prendra fin au début des années 1970 ; et c’est à partir de là que, progressivement, l’immigration viendra occuper la place que l’on sait dans le débat public.
Amplification par l’urgence
Cette chronopolitique a ses conséquences : qu’il s’agisse d’urgence – ou de délai –, les échelles de temps pourraient trahir des focalisations capables d’amplifier les problèmes. Puisque au lieu d’une « crise des réfugiés », il faudrait pouvoir contenir le débat dans les contours d’une « urgence démographique » de l’Union européenne (UE), dont le déficit de population est tel que l’arrivée d’un million de migrants chaque année pendant 50 ans pourrait à peine le compenser. C’est notamment par cette projection à 50 ans que la sociologue Karen Akoka montre que le cadrage d’un « trop plein » sur lequel les pouvoirs publics modélisent leurs réponses, est erroné. Mais ça dure.
Et dans sa belle assurance thématique, l’idée d’une « crise des migrants » appelle un traitement exécutif : si on reproche aux procéduriers de faire des procédures, faudrait-il reprocher aux historiens de distribuer les drames en séquence : à parler de « crise des migrants », donnerait-on pour salutaire de la mettre en perspective historique. Ainsi, nous rappelons les « Boat People », les 200 à 250 000 personnes mortes dans les traversées entre 1975 et 1990 et que voulons-nous dire par là ?
Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, l’état d’urgence mettait un certain nombre de causes en suspens. Dans un édito intitulé « Les périls de l’urgence », la revue Plein droit s’inquiétait de certaines incohérences dans l’ordre des mesures prises dans l’urgence en question : « Vouloir neutraliser les assassins et s’employer à ce que d’autres ne se lancent pas dans de nouvelles équipées criminelles du même ordre sont des objectifs incontestables. Mais les moyens de parvenir à ces objectifs ont été décidés très vite, sans concertation, sans débat : état d’urgence, rétablissement des contrôles aux frontières » Publication du Gisti (le Groupement d’information et de soutien des immigré-e-s), la revue Plein droit devait en hâte revoir l’ordre de ses priorités : pour informer et soutenir les immigré-e-s, fallait-il alors s’alerter des contraintes supplémentaires que l’état d’urgence venaient imposer à tout franchissement de frontière. On peut lire plus loin dans l’édito : « On reste tout autant dubitatif devant le décalage manifeste entre des autorisations données à des manifestations sportives ou des marchés de Noël et l’interdiction de manifester dans le cadre de la COP21 ou d’autres mobilisations sociales, sans oublier les poursuites et les condamnations de personnes ayant bravé ces interdictions. »
Non seulement, l’urgence justifierait de perdre la raison, en venant perturber la bonne marche de la défense du droit des étrangers, en lui imposant des contraintes de circonstance. Et s’il y a de quoi changer d’axe de défense aux vues des événements, il est à redouter que le désaxage ne soit décidément à la faveur du droit. Après la recension d’abus commis dans le cadre de l’état d’urgence par Human Rights Watch, la crainte que l’état d’urgence installe un nouvel ordre montre bien comme le discours de soutien aux immigrés est obligé de se déplacer et de s’adapter au calendrier.
À la suite du « catastrophisme éclairé » (Dupuy, 2002), on comprenait qu’une crise projetait un temps cyclique, laissant espérer une forme de lisibilité, alors que la catastrophe annonçait une incertitude plus complète, le basculement dans l’irréversible. L’heure est à instruire les chronopolitiques comme des tentatives de remettre la catastrophe en des termes de crises et à faire passer l’irréversible dans l’ordre du flux tendu.