La « propriété intellectuelle » a suscité de nombreuses tensions au cours des dix dernières années. Les conflits se sont cristallisés lors des négociations entre États au sein de l’Organisation Mondiale pour la Propriété Intellectuelle (OMPI), de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) ou encore de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Ils ont été portés sur la place publique lors de manifestations et de campagnes de lobbying multiples. Chacun de ces affrontements ou de ces litiges ouvre un point d’entrée sur l’émergence d’un champ nouveau d’activisme autour des questions de « propriété intellectuelle ». Au-delà des similitudes entre ces combats et des résonances qui les lient les uns aux autres, de véritables efforts concertés se sont développés pour produire une matrice commune de revendications, source d’une action collective organisée. À partir de 2004, l’accès aux savoirs, Access to Knowledge en anglais, a émergé comme la bannière derrière laquelle un large éventail d’individus et d’organisations ont choisi de se ranger pour dénoncer les inégalités et les injustices qu’ils attribuent au système actuel de « propriété intellectuelle ». A2K est devenu un sigle de ralliement, l’appel à la mise en branle d’un véritable mouvement social international.
Un mouvement pour l’accès à la connaissance
Le mouvement pour l’accès aux savoirs n’est pas un mouvement de masse se mettant en scène au travers de manifestations de rue de grande ampleur. Il repose sur une constellation d’acteurs dispersés dans le monde partageant une même analyse des effets du système de « propriété intellectuelle » et posant l’accès comme fer de lance de leurs revendications. La mobilisation pour l’accès aux savoirs est ainsi à l’intersection des revendications de différents mouvements : les savoirs se déclinent sous toutes leurs formes et le prisme de l’accès devient le porteur d’une revendication générique d’égalité et de reconnaissance. À partir de ce ciment commun s’articulent entre elles une multitude d’actions. Chacun y apporte ses obsessions, ses tactiques, ses réseaux et son savoir-faire. En cela A2K ressemble avant tout à un mouvement lui-même constitué de mouvements, reposant sur la capacité des éléments qui le constituent à prendre en considération et partager les différents messages des uns et des autres, et à construire à partir du dénominateur commun à ces messages, sans laisser ce qui les distingue se poser en obstacle à l’action conjointe.
Le mouvement pour l’accès aux savoirs renvoie au droit à des versions génériques de médicaments brevetés, à la revendication d’une recherche ouverte guidée par les besoins de santé publique et non par le profit, à la promotion de la concurrence des producteurs de médicaments, comme à une critique de la capacité du marché à répondre seul aux besoins des populations, au refus de la privatisation du vivant et de l’exploitation des savoirs traditionnels par les firmes multinationales, à la reconnaissance de droits universels comme le droit à l’éducation et en conséquence la possibilité pour tous d’accéder aux textes et aux œuvres, ou encore à l’application d’exceptions à certaines minorités, pour permettre par exemple la traduction de textes en braille et autres formats adaptés aux mal-voyants, etc. Ce qui donne à ce mouvement ses contours incertains est aussi ce qui fait sa force et lui confère son pouvoir fédérateur.
Si chaque groupe au sein de cette nébuleuse a ses propres priorités et sa raison d’être, le mouvement en tant que tel n’impose aucune hiérarchie entre les luttes. La pluralité des revendications et des actions ne nuit pas à l’efficacité des exigences spécifiques de chaque groupe ou à l’autonomie des coalitions nationales. Une campagne pour l’usage des licences obligatoires et la production locale de médicaments génériques au Brésil ou en Corée du Sud se déroulent simultanément à une mobilisation autour des négociations à l’OMPI pour l’adoption d’un traité établissant des exceptions au droit d’auteur pour les mal-voyants. Durant la même période, une mobilisation internationale se met en place pour défendre un professeur de philosophie trainé en justice par les Editions de Minuit pour avoir mis sur son site Internet des traductions en Espagnol de Derrida, tandis que s’organise une contre offensive visant la Commission européenne pour dénoncer la saisie par les douanes de génériques en transit dans plusieurs ports européens, produits en Inde, et à destination d’autres pays en développement. Jusqu’à présent le mouvement A2K est parvenu à couvrir cette hétérogénéité d’interventions et de formes d’action tout en se présentant lors de moments clés (conférences, négociations internationales, etc.) comme une entité mobilisée par une cause commune.
Ainsi, si chaque protagoniste poursuit son agenda et ses priorités, il peut en tant que membre du mouvement A2K endosser cette identité collective, que ce soit de façon très active ou plus sporadique, et ainsi se donner à voir comme partie d’une entité qui transcende les éléments qui la constituent. Parce que le mouvement contribuant à la production d’un imaginaire commun parvient à imposer sa narration, un réseau de liens et de correspondances donne corps à la matrice, sans que l’identité A2K ne soit nécessairement et systématiquement revendiquée par les groupes.
Émergence d’un agenda politique commun
La mise en cause de certains des effets du système de « propriété intellectuelle » articulée à des revendications sur la créativité et l’innovation engage les parties prenantes au mouvement pour l’accès aux savoirs dans un combat politique plus large que l’opposition à certaines injustices ou la revendication de droits, à la santé, à l’éducation ou à l’information. Les malades du sida n’ont pas seulement demandé l’accès aux antirétroviraux pour tous, prenant au mot les argumentaires et les justifications des firmes pharmaceutiques, ils ont remis en question la façon dont la recherche médicale est conduite. Ils ont interrogé le rôle des brevets, ouvert la boîte noire des financements de la recherche et du prix des médicaments, et progressivement entrepris de déconstruire la rhétorique de la « propriété intellectuelle ».
Le terme de « propriété intellectuelle » couvre un large éventail de droits exclusifs (brevets, droits d’auteur, marques, etc.). Il a été forgé comme concept politique par des détenteurs de droits soucieux de mutualiser leurs efforts. Mais paradoxalement, la réification des droits de « propriété intellectuelle » en un concept posé comme cohérent a favorisé l’émergence d’un front commun fait d’éléments très hétérogènes mobilisés contre le renforcement des droits de « propriété intellectuelle ». Chaque élément de ce front est impliqué sur un aspect spécifique de l’impact du renforcement de la « propriété intellectuelle ». Cependant, qu’ils s’opposent à l’extension de la brevetabilité au vivant ou au rallongement du droit d’auteur à 70 ans après la mort de l’auteur, ils s’affrontent au même mouvement de lobbying cherchant à renforcer sa position dominante. À l’image de l’OMC, qui, posant le commerce comme le cadre de régulation d’aspects très divers de la société, a favorisé alliances et actions conjointes entre une multitude d’acteurs de la société civile, la propriété intellectuelle devient l’ennemi commun[1] contre lequel il devient nécessaire de se mobiliser ensemble.
Le mouvement ne peut se limiter à n’être qu’une juxtaposition de revendications et de critiques mais doit développer un agenda politique commun intégré, ou tout au moins s’y essayer. Les membres de ce mouvement ne se conçoivent plus seulement comme critiques ou opposants au mouvement de renforcement de la « propriété intellectuelle » mais comme promoteurs d’un agenda positif cohésif[2]. Progressivement, le mouvement cherche ainsi, délibérément, à reformuler les combats hors de la logique de la « propriété intellectuelle » (encouragé par certains théoriciens que le mouvement prend comme référence, comme Richard Stallman, qui rejettent l’emploi du terme « propriété intellectuelle »). Invoquant des notions qui cherchent à (re)construire pour servir de plateforme politique, comme le domaine public ou les biens communs, les acteurs du mouvement A2K tentent de sortir d’une opposition dialectique à la « propriété intellectuelle » afin de pouvoir poser, définir et imposer leurs propres concepts et conceptions de la réalité au sein desquels la « propriété intellectuelle » ne représente qu’une option parmi d’autres et non un cadre de réflexion pour penser l’innovation et la création.
Le passage du singulier au commun
Le mouvement A2K n’appelle pas à la révolution. La plupart de ses membres ne se pensent pas comme radicaux et revendiquent une approche utilitaire. De même, à l’exception de quelques groupes, la confrontation aux pouvoirs publics n’est pas la tactique la plus couramment adoptée par les membres de la constellation A2K. Pas plus qu’ils ne se constituent au travers d’une relation de confrontation avec « le » public, à la façon dont certaines minorités peuvent le faire. La plupart des personnes qui se reconnaissent dans le discours pour l’accès aux savoirs ne cherchent pas à se démarquer du public général, mais à convaincre ceux qui ne font pas partie du mouvement qu’ils sont, d’une façon ou d’une autre, concernés et affectés par ce que le mouvement dénonce. Les partisans de l’A2K se sont mobilisés contre un ennemi spécifique mais ils s’organisent entre eux au nom d’intérêts et de besoins qu’ils conçoivent comme représentant ceux du public en général. Les particularités des uns (une maladie, un handicap, un privilège, un statut) sont utilisées par le collectif afin d’établir ou de légitimer un poids et une représentativité politiques, mais la dynamique du mouvement n’est pas fondée sur l’affirmation de particularités à la façon des revendications politiques identitaires (en cela ce mouvement se distingue des mouvements identitaires et minoritaires qualifiés de « nouveaux mouvements sociaux »). Le mouvement cherche à accroître la prise en compte de problèmes et besoins de certains groupes spécifiques au sein de la société, mais il tente aussi d’avoir un effet structurel sur le système dans son ensemble en faisant la promotion de l’égalité d’accès. Ici s’ancre une tension intéressante : bien que le mouvement compte dans ses rangs des minorités s’exprimant à partir de leur expérience personnelle (mal-voyants, séropositifs, etc.) et de leur « savoir situé » pour reprendre l’expression de Donna Haraway, les revendications portées par le mouvement A2K (la défense de biens communs, par exemple) sont mises en avant au nom de leur portée universelle. Si le mouvement ne cherche pas à construire un « sujet universel » (comme les mouvements unitaires le font parfois), il parvient à permettre la traduction de savoirs entre communautés sur laquelle se construisent des alliances en multiplicités[3]. Sans préjuger de la pérennité de ce mouvement ou de sa capacité à introduire des changements durables dans la société, on peut noter qu’il parvient, pour l’heure, à composer un intérêt collectif perçu et présenté comme universel. De ce point de vue, A2K s’apparente au concept de « multitude » développé par Michael Hardt et Antonio Negri décrivant « des singularités agissant en commun[4] ». Si l’on ne développera pas ici les spécificités de cette forme de mobilisation politique non gouvernementale et de ses rapports aux gouvernants, ni les enjeux autour du choix du prisme de l’accès comme vecteur de formulation de ses revendications politiques, on doit cependant reconnaître au mouvement A2K sa capacité à former un collectif hétérogène héritant son intentionnalité d’un passage du singulier au commun.
Limites et perspectives, un passage par la Thaïlande
La complexité à la fois juridique et technologique des sujets dont traite le mouvement pour l’accès aux savoirs ne facilite ni sa communication au sein de l’espace public, ni la démocratisation des luttes qui sont menées. Le risque est grand pour cette mobilisation de rester limitée à un cercle d’initiés, certes élargi au fil des dix dernières années, mais incapable de réaliser une transformation à grande échelle des mentalités. Entre autres obstacles à son succès, la question de l’efficacité de l’action renvoie souvent dans les débats des militants et théoriciens à des oppositions difficilement dépassées entre action locale et action globale, ou entre biens communs matériels et immatériels. L’un des enjeux pour ce mouvement réside dans la connexion des échelles. De ce point de vue, la mobilisation pour l’accès aux médicaments en Thaïlande est un exemple extrêmement intéressant pour appréhender la façon dont s’organise une action collective complexe sur les questions de « propriété intellectuelle ». En outre, elle apporte peut être un certain nombre éléments de réponses ou tout du moins de réflexion pour penser l’évolution du mouvement pour l’accès aux savoirs.
Entre la fin 2006 et le début 2008, le ministre de la santé publique en Thaïlande, Mongkol Na Songkhla, a accordé sept licences obligatoires afin de permettre l’accès des malades à des traitements génériques contre le sida, le cancer et les accidents cardio-vasculaires. La licence obligatoire est une disposition légale prévue par les accords internationaux sur la « propriété intellectuelle » qui permet de lever les droits exclusifs pour une période donnée. Pourtant, en raison de pressions politiques ou économiques à partir des pays occidentaux, très peu de pays en développement en ont jusqu’à présent fait usage. Le rôle clef de la mobilisation du mouvement pour l’accès aux médicaments dans la prise de décision du ministre Thaïlandais a été mis en évidence[5]. S’il est intéressant d’étudier la façon dont cette mobilisation a joué dans le processus politique, il est tout aussi passionnant de considérer ce qui, parmi les caractéristiques de cette action collective, explique son succès. Ceci nécessite entre autre de la replacer dans le contexte plus large des conflits et tensions autour des questions de « propriété intellectuelle » qui se sont succédés en Thaïlande depuis les années 1980, opposant alternativement ou de façon concomitante le pays aux États-Unis ou aux firmes pharmaceutiques déterminés à contraindre le gouvernement à renforcer de façon croissante les standards de protection. Cette série de conflits a suscité le mécontentement d’une partie de la population et a favorisé l’acquisition progressive d’une forte expertise en matière de « propriété intellectuelle » et d’accès aux médicaments au sein de la société civile thaïlandaise, tandis qu’une importante collaboration s’est développée entre les ONG et milieu universitaire, qui de son côté est en contact rapproché avec un certain nombre de fonctionnaires au sein des institutions gouvernementales. En un sens, les offensives des détenteurs de droits de « propriété intellectuelle » et du gouvernement américain qui les soutenait ont favorisé l’émergence d’une résistance informée, organisée et transversale dans la société thaïlandaise.
En janvier 2006 s’est tenu le 6e round de négociation de l’accord de libre-échange entre la Thaïlande et les États-Unis. Près de 10 000 personnes ont manifesté dans les rues de Chiang Mai. Cette mobilisation massive a dépassé de loin les manifestations organisées jusqu’alors contre l’accord. Au sein de cette mobilisation qui a réuni agriculteurs, étudiants, militants syndicaux, et même certains banquiers, les groupes dédiés à la santé ont joué un rôle clef : plus d’un tiers des manifestants sont en effet issus de groupes de personnes vivant avec le VIH venant de différentes régions du pays. Ce rassemblement atteste du travail d’information et d’éducation mené depuis le début des négociations par les ONG et avant cela au cours des conflits avec les États-Unis ou les multinationales pharmaceutiques. La mise en commun de ressources – expertise, capacités de communication, moyens financiers – a permis au fil des années de former les militants chargés de diffuser l’information et le savoir, notamment au sein des réseaux de personnes atteintes. Un nombre croissant d’individus s’est ainsi familiarisé aux notions juridiques du droit des brevets et à la question de leur impact sur l’accès aux médicaments. Les ONG ont organisé ateliers, conférences de presse, manifestations, elles ont produit de la documentation, des tracts, des brochures, des vidéos dénonçant l’impact négatif à attendre de l’accroissement de la protection de la propriété intellectuelle[6]. Alors que se tient le sixième round, elles exhortent le gouvernement à refuser les demandes américaines en matière de propriété intellectuelle, et notamment les limitations à l’usage des licences obligatoires. Le niveau de détail des documents produits témoigne du degré d’expertise acquis dans ces réseaux et du travail de pédagogie et de communication mené dans la société thaïlandaise. Parmi les messages de protestation, un autocollant largement diffusé par les réseaux militants proclame : « Right to CL = Right to live[7] ». Le droit d’utiliser les licences obligatoires est un droit à la vie. En d’autres lieux ce slogan serait parfaitement inintelligible, en Thaïlande en 2006, il sert le ralliement des opposants à l’accord de libre-échange. Cette mobilisation fait ainsi la démonstration de sa capacité à articuler action politique locale et globale. Elle prend appui sur la constitution et la législation thaïlandaise sur la « propriété intellectuelle » autant que sur les déclarations sur le droit aux médicaments de l’OMC ou de l’Organisation des Nations Unies. Elle parvient à rassembler sous une bannière commune agriculteurs et universitaires, associations de consommateurs, militants pour la biodiversité ou syndicalistes. Ces partisans du mouvement pour l’accès aux savoirs lui offrent sans doute ici d’intéressantes perspectives pour mener à bien la pollinisation de la société.