Parmi les écrits althussériens des années 1980, cet article insiste surtout sur “Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre”, tenu pour le plus significatif. Il traite principalement du thème de la rencontre, plus que d’autres concepts, comme ceux de vide et de rien, considérés comme secondaires par les auteurs. Dans cette perspective, c’est paradoxalement la pensée de Darwin qui devient un point de référence central, aidant à libérer la théorie marxiste de l’histoire de tout paradigme téléologique.
Among the Althusserian writings of the 1980s, the authors focus their attention on the most significant one, “The Underground Current of Materialism of Encounter”, which deals mainly with the theme of encounter – rather than those of void or nothingness, considered as secondary by the authors. In this perspective, it is paradoxically the work of Darwin which becomes a crucial reference, helping a Marxist theory of History to emancipate itself from any teleological paradigm. Si la publication en 1992 de L’Avenir dure longtemps, sa grande autobiographie, écrite en 1985, a eu le mérite de briser le mur de silence entourant le nom d’Althusser depuis le meurtre de sa femme, elle n’en eut pas moins ses limites : attirant l’attention sur le cas, au sens médical ou littéraire du terme, elle a donné lieu à un certain nombre d’interprétations, plus ou moins raffinées, où philosophie et vie ont été télescopées l’une sur l’autre, sans toujours tenir compte des complexes médiations nécessaires à une telle opération théorique. Le cas Althusser, celui du meurtrier reprenant la parole après le non-lieu, a éclipsé tous les autres aspects de la production althussérienne antérieure ou contemporaine – dans le meilleur des cas, il les a absorbés dans la problématique autobiographique. Il existe pourtant des textes, écrits entre 1982 et 1986, où Althusser reprend la parole comme philosophe, et qui méritent d’être pris en considération. Le plus intéressant est, sans aucun doute, Le Courant souterrain du matérialisme de la rencontre([[Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre, in Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, T. I, Stock/Imec, 1994. Toutes les références à ce texte sont données entre parenthèses dans cet article. Pour une mise au point sur l’ensemble du projet théorique althussérien des années 1980, cf. Vittorio Morfino, « Il materialismo della pioggia di Louis Althusser. Un lessico », Quaderni materialisti, p. 95-122.) : laissant de côté la question de sa continuité / homogénéité avec l’ensemble de la production althussérienne, nous nous occuperons uniquement ici de sa valeur théorique.
Le courant souterrain
Dans ce texte, écrit en1982, Althusser dessine les contours d’une tradition qui aurait traversé les siècles tout en demeurant invisible en surface, invisible car combattue, méconnue, refoulée, dans laquelle il range divers thèmes et auteurs : Épicure, Lucrèce, Machiavel, Spinoza, Hobbes, Rousseau, Marx, l’es gibt heideggerien, le fallen wittgensteinien. Ces auteurs ont en commun la résistance à une histoire de la philosophie entendue comme histoire de la raison ou de la métaphysique.
Le noyau de ce matérialisme de l’aléatoire tient, selon Althusser, en trois thèses : 1. L’affirmation du primat du rien sur la forme, de l’absence sur la présence, de la rencontre sur la forme qui en découle. 2. La négation de toute forme de téléologie. 3. L’affirmation de la réalité comme procès sans sujet.
Le refus du Sujet et de la Fin est un thème cher à la production althussérienne des années soixante et soixante-dix. Ce qui, en revanche, est nouveau, c’est le thème du primat de la rencontre sur la forme, du primat du rien de la rencontre sur la forme. Rencontres évitées, esquivées, à peine effleurées, rencontres brèves, rencontres durables mais, toujours, provisoires. Le primat du rien sur la forme, c’est très précisément l’idée que toute forme est le résultat d’un triple abîme : 1. du pouvoir n’avoir pas été ; 2. du pouvoir être bref ; 3. du pouvoir ne plus être. Ce qui, selon Althusser, permet d’éviter une autre figure de la métaphysique : l’hypostase des lois résultant de la rencontre, l’éternisation de la forme d’ordre et de la forme des êtres auxquels donne lieu la rencontre : le fait d’un ordre donné.
Le vide
Il y a, en gros, deux concepts essentiels dans ce texte : le concept de vide et celui de rencontre. Nous voudrions tenter de montrer que la grande emphase d’Althusser sur les concepts de « rien », de « néant » et de « vide » a une fonction exclusivement rhétorique : la contingence, l’aléa sont en effet posés par la rencontre, et non par le rien/néant/vide. Si l’on donne à cette rhétorique une fonction théorique, on risque de transformer la théorie de la rencontre en une théorie de l’événement ou de la liberté.
Analysons, auteur par auteur, les formes d’apparition de ces termes dans Le Courant souterrain. 1. Chez Épicure et Lucrèce, le vide est ce qui permet la chute parallèle des atomes et le rien est le clinamen, le « rien » de la déviation à l’origine du carambolage des atomes (p. 564). 2. Chez Machiavel le rien se niche dans les conditions de l’unité italienne : un « homme sans nom » s’installant « dans un coin d’Italie sans nom ». Doublant la mise, Althusser affirme que la régénération ne peut être accomplie que par « un homme de rien, parti de rien » (p. 544-545). 3. Le vide de Spinoza est « l’objet [même de la philosophie » (p. 549), en ce sens paradoxal qu’il fait le vide des concepts de la théologie, de la gnoséologie, de la morale, par le biais d’un travail de « déconstruction » (p. 551), suivant ainsi la leçon de Machiavel qui « fit le vide de tous les concepts philosophiques de Platon et d’Aristote pour penser la possibilité de faire de l’Italie un État national » (p. 547). 4. Chez Hobbes, le vide apparaît comme le fondement de la liberté, comme « absence d’obstacle » au mouvement (p. 553). 5. Chez Rousseau le vide entre en scène sous la figure de la forêt de l’état de pure nature, qui représenterait « un néant de société antérieur à toute société et condition de possibilité de toute société » (p. 557), et le rien sous la forme des cataclysmes qui mettent fin à cet état, de « l’abîme de la re-chute dans l’état de nature » qui fixe son véritable sens au Contrat social (p. 559).
Si nous prêtons attention à la stratégie théorique qui préside à l’apparition de ces termes, il est tout à fait clair que l’emphase est ici purement rhétorique : le rien du clinamen d’Épicure, tout comme le néant de société de Rousseau, sont l’effet d’une stratégie philosophique mise en œuvre pour désamorcer l’horizon conceptuel dans lequel ces auteurs se sont trouvés penser (l’espace qualitatif aristotélicien, le jusnaturalisme) ; le rien chez Machiavel, sur lequel insiste Althusser en parlant de César Borgia, est une pure méprise : loin d’être une homme de rien parti de rien, il est le fils d’Alexandre VI, protégé et conseillé par son père et nommé par lui Capitaine général de l’État pontifical ; le vide philosophique de Spinoza et de Machiavel est la description d’une stratégie philosophique précise : il est vrai qu’Althusser, flirtant avec Derrida, l’appelle « déconstruction », mais loin de pouvoir être inscrite dans une tradition herméneutique annulant toutes les différences, elle nous confronte en réalité au cas limite de toute activité philosophique, qui consiste à occuper, de façon conflictuelle, une position à l’intérieur du « plein d’un monde déjà occupé »([[L. Althusser, « Soutenance d’Amiens », in Solitude de Machiavel, Paris, Puf, 1998, p. 201.); le vide de Hobbes, enfin, n’est rien d’autre que l’absence de déterminations extérieures à l’action, et nullement l’absence absolue de déterminations.
Au delà de cette rhétorique du vide et du rien, la seule fonction théorique réelle du concept est d’établir la façon juste de penser la rencontre : rien, en dehors des circonstances factuelles de la rencontre, n’a préparé la rencontre.
Rencontre et déviation
Venons en au concept de rencontre. Althusser soutient n’avoir utilisé l’expression « matérialisme de la rencontre » que « par provision », pour mieux mettre en évidence la différence d’une telle ligne de pensée matérialiste avec celle de la tradition, teintée, on le sait, d’idéalisme. En réalité, le mot « rencontre » apparaît lié à toute une constellation de concepts très divers : « le
On le voit, nous rencontrons des couples de concepts qui peuvent apparaître antithétiques : d’un côté nous avons des mots comme « rencontre » et « prise », qui se réfèrent à une théorie de la Verbindung, et ouvrent à ce qu’Étienne Balibar, se référant à Marx, a appelé « ontologie de la relation » ; de l’autre des mots comme « pluie » et « déviation » désignent un facteur de dissolution, une dispersion ou une absence de centre, où tous les éléments fluctuent dans le vide, où n’existent que des centres de force singuliers, des atomes « énergétiques ». Vision qui rappelle le dernier Nietzsche et certaines pages de Foucault, et que nous retrouvons formulées, par exemple, dans les « Thèses de juin » 1986([[Tapuscrit inédit, Archives Imec.), où le monde est décrit comme un « flux héraclitéen », « imprévisible », dans lequel il n’y a plus de centre dominant, « mais une pluralité de centres entre lesquels la dominance se déplace sans cesse ». Althusser écrit encore : « Pour que la déviation donne lieu à une rencontre, dont naisse un monde, il faut qu’elle dure, que ce ne soit pas une
, mais une rencontre durable, qui devient alors la base de toute réalité, de toute nécessité, de tout Sens et de toute raison » (p. 541). La phrase est syntaxiquement tortueuse, et sémantiquement ambiguë. « Il faut qu’elle dure » : à quoi se réfère le « elle » ? À la déviation ou à la rencontre ? On pourrait penser qu’une déviation constante produit une rencontre durable. À la ligne suivante nous trouvons : « Mais la rencontre peut aussi ne pas durer, et alors il n’est pas de monde ». Et encore : « l’existence même des atomes ne leur vient que de la déviation et de la rencontre, avant laquelle ils ne menaient qu’une existence fantomatique ». Déviation et rencontre sont maintenant unifiées, ici pour expliquer la formation non seulement du monde, mais des atomes eux-mêmes. La déviation parcellise un tout compact, elle le fragmente, rendant possibles de nouvelles « rencontres ».
En réalité, « rencontre » et « déviation » sont des concepts corrélatifs, qu’il s’agit de tenir ensemble : la déviation rend possible une rencontre entre facteurs coupés de leurs liens ; en outre, elle ne se produit pas dans le vide ou dans le néant pur et simple, mais dans le « plein » d’une rencontre préalable qui a pris. Dans ce cadre nous n’aurions à faire ni à une théorie de l’origine absolue du monde, ni à l’ébauche d’une théorie de la transition, mais plutôt à une théorie affirmant que la déviation et la rencontre se produisent constamment et « simultanément » à l’intérieur d’une configuration qui a pris. En d’autres termes, dans une conjoncture donnée, déviation et rencontre en constitueraient le rythme et, pour ainsi dire, la durée. Pour qu’une prise dure, il faut qu’elle ne soit pas l’effet d’une brève rencontre, mais d’une rencontre durable. Et une rencontre durable est une rencontre qui ne cesse jamais de se vérifier, et présuppose donc une déviation constante.
Althusser décrit ainsi la rencontre : « Il n’est de rencontre qu’entre des séries d’êtres résultats de plusieurs séries de causes – au moins deux, mais ce deux prolifère aussitôt par l’effet du parallélisme ou de la contagion ambiante [… On pense ici aussi à Cournot, ce grand méconnu » (p. 566).
Althusser s’appuie – à tort – sur Cournot pour dessiner un schéma où nous avons au moins deux séquences causales, plus un « milieu » qui les entoure et produit un effet de contagion susceptible de les faire se rencontrer. Cette façon de s’exprimer pourrait faire penser aux thèses deleuziennes, illustrant le devenir comme un « effet de contagion » et de « double capture ». Empruntant une expression à Rémy Chauvin, Deleuze définit le devenir comme une « évolution a-parallèle de deux êtres qui n’ont absolument rien à voir l’un avec l’autre ». Il décrit lui aussi un schéma basé sur la rencontre entre deux séries par le truchement d’une troisième qui agit sur elles par contagion : « ce n’est pas un terme qui devient l’autre, mais chacun rencontre l’autre, un seul devenir qui n’est pas commun aux deux [… mais qui est entre les deux, qui a sa propre direction »([[Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 13.).
En dépit des apparences, la vision d’Althusser est toutefois différente. La pensée de Deleuze se rattache à une philosophie de l’expression : même si les deux séries sont indépendantes, elles se reflètent l’une dans l’autre et forment « un seul et identique devenir, un seul bloc de devenir »([[Ibid., p. 9.). Le devenir est ainsi une forme de communication expressive des événements : la « contagion » serait la réfraction d’une série causale sur l’autre.
Althusser affirme certes que la « contagion » n’implique ni enchevêtrement ni superposition des séquences, mais il précise également que ce qui advient proprement, c’est que le « deux » prolifère dans chacune des séquences, que toute séquence bifurque et que tout point de la séquence bifurque. Et la bifurcation est le motif principal de la lecture proposée par Althusser de la loi tendancielle de Marx. Par cette expression, selon Althusser, Marx aurait ramené les faits sociaux à des tendances, pour décrire ensuite le déroulement de telles tendances en termes non linéaires, discontinus, comme une succession d’« inflexions » dues à la rencontre d’autres tendances. «
La rencontre entre lignes tendancielles produit une déviation qui interrompt la linéarité de leur développement, mais la rencontre se produit de façon continue, en sorte que, dans les faits, il n’y a jamais de linéarité. La rencontre active des séquences de causalité linéaire, ce qui veut dire non seulement que la causalité transitive n’est pas l’unique type de causalité, mais qu’elle présuppose une « causalité par rencontre » : une rencontre qui a pris peut connaître un développement régulier, scandée selon la « flèche du temps », mais elle n’en demeure pas moins exposée à sa genèse aléatoire et au risque d’une dissolution. Le modèle causal s’est ainsi notablement complexifié, jusqu’à devenir réticulaire : ce qui advient – toujours – ce n’est pas la rencontre, mais « des rencontres » (p. 564). Et le précurseur de cette vision n’est pas Cournot, en ceci qu’il n’y a pas de séries indépendantes qui « de temps en temps » se rencontrent, mais des séquences toujours déjà mêlées, même si elles ne le sont pas de façon à dessiner une structure rigide : ce qui définit une structure, c’est quelque chose de plus, c’est le caractère constant de certaines conjonctions.
Les deux pluies d’Althusser
Prenons maintenant la première page de cet écrit, littérairement très belle : « Il pleut./ Que ce livre soit donc d’abord un livre sur la simple pluie./ Malebranche se demandait
Dans les lignes suivantes, Althusser en viendra à définir le courant souterrain comme « matérialisme de la pluie ». Il ne tiendra toutefois pas ses promesses : son livre ne sera pas un livre sur la pluie. La métaphore reviendra rarement, et pas toujours très à propos : pluie des atomes chez Épicure (p. 540), des États italiens chez Machiavel (p. 546), des attributs parallèles chez Spinoza (p. 549), des hommes dans la forêt de Rousseau (p. 557), des cortèges parallèles des ouvriers et des étudiants en Mai 68 (p. 569). De façon plus ou moins pertinente, ces pluies ont pour modèle la pluie des atomes d’Épicure, chute verticale des corps avant que le clinamen ne donne lieu au carambolage à l’origine des mondes. Cette pluie semble plutôt être la métaphore du primat de la non-rencontre sur la rencontre : avant qu’ait lieu la rencontre à l’origine d’un monde, les atomes tombaient comme des gouttes de pluie, sans se rencontrer, et leur existence, en tant qu’éléments entrant en jeu dans la rencontre, était purement abstraite.
La pluie qui ouvre cet écrit, la pluie qui tombe sur les terres cultivées ou sur les chemins, sur les déserts ou sur la mer, est laissée dans les marges, comme une belle image non pertinente. Pourtant, à notre avis, elle constitue le centre théorique du texte : c’est la pluie dont a parlé Aristote, bien avant Malebranche, dans un passage essentiel de la Physique (II, 8). Aristote, ici, vacille. Après avoir mis le concept de forme au centre de sa théorie de la physis, il perçoit qu’une objection radicale pourrait être adressée à sa construction théorique, objection strictement inhérente à sa conception du hasard comme téléologie apparente. Aristote se demande si toute téléologie n’est pas, en réalité, apparente, apparence de finalité, autrement dit si toute forme n’est pas en réalité l’effet du hasard. Voici ce passage extraordinaire : « Mais il y a une difficulté : qu’est-ce qui empêche la nature de faire les choses non pas en vue de quelque chose et parce que c’est le meilleur, mais comme la pluie tombe du ciel , non pas pour faire croître le blé, mais par nécessité ? (en effet ce qui a été porté vers le haut doit se refroidir, et ce qui a été refroidi, étant devenu de l’eau doit retomber ; or cela étant arrivé, il arrive coïncidemment que le blé croît) ; mais il en va de même dans le cas aussi où le blé est, pour quelqu’un, gâté sur l’aire : ce n’est pas en vue de cela qu’il pleut, pour qu’il soit gâté, mais cela est arrivé par accident. De sorte que qu’est-ce qui empêche qu’il en aille également ainsi des parties dans la nature, par exemple c’est par nécessité que les dents poussent, les unes, celles du devant, aiguisées et propres à couper la nourriture, les autres, les molaires, larges et utiles pour la broyer, puisqu’elles n’ont pas été produites pour cela, mais que cela s’est rencontré ainsi ? Et il en est de même de toutes les autres parties dont on est d’avis qu’elles sont en vue de quelque chose. C’est donc là où tout s’est passé comme si les choses s’étaient produites en vue de quelque chose, que les êtres en question ont été conservés, étant, par le fait de la spontanéité, convenablement constitués. Quant à ceux pour qui il n’en a pas été ainsi, ils ont été détruits et continuent d’être détruits, comme Empédocle le dit des bovins à face humaine »([[Aristote, Physique, 198 b, Paris, Garnier Flammarion, p. 149-150.).
Tout aurait pu arriver par nécessité et non en vue d’une fin. Il pleut, c’est un fait. Et la pluie peut avoir des effets positifs, faire pousser le blé dans les champs cultivés, mais aussi négatifs, faire pourrir le blé. Dans un cas comme dans l’autre, il ne pleut pas en vue d’une fin, mais nécessairement. Aristote se demande si toute forme ne pourrait pas être pensée sur le modèle de la pluie et de ses effets possibles sur le blé. Les formes ne seraient que le résultat d’une combinaison réussie de la nécessité, qu’une bonne organisation qui, pour cette raison, se perpétue ; les mauvaises organisations, elles, périssent et ont péri comme les bovins à face humaine. Les formes ne subsisteraient donc pas parce qu’elles sont produites pour subsister, mais parce qu’elles sont, par hasard, aptes à la subsistance.
Le rôle de Darwin
Ce passage d’Aristote est cité par Darwin au début des sa « Notice historique sur les progrès de l’opinion relative à l’origine des espèces ». Et Darwin, bien qu’évoqué une seule fois, occupe justement une place stratégique dans le texte d’Althusser. Prêtons attention au contexte dans lequel est cité Darwin : « S’il faut donc dire qu’il n’est nul résultat sans son devenir (Hegel), il faut aussi affirmer qu’il n’est nul devenu que déterminé par le résultat de ce devenir : cette récurrence même (Canguilhem). C’est-à-dire qu’au lieu de penser la contingence comme modalité ou exception de la nécessité, il faut penser la nécessité comme le devenir-nécessaire de la rencontre de contingents. C’est ainsi qu’on voit non seulement le monde de la vie (les biologistes récemment s’en sont avisés, eux qui eussent dû connaître Darwin), mais le monde de l’histoire se figer à certains moments heureux dans la prise d’éléments que conjoint une rencontre propre à dessiner telle figure : telle espèce, tel individu, tel peuple » (p. 566-567).
Le rôle qu’Althusser fait jouer à Darwin est ici extrêmement clair : c’est Darwin contre Hegel, avec bien entendu Marx pour enjeu, c’est-à-dire la possibilité de distinguer théorie aléatoire et théorie téléologique du mode de production. Rôle essentiel, car il fournit à Althusser un modèle d’application de la thèse du primat de la rencontre sur la forme dans l’analyse du monde naturel. Nulle contingence transcendantale du monde, mais émergence de toute forme naturelle depuis la rencontre complexe d’un très grand nombre d’éléments.
Que la théorie de Darwin soit opposée à celle d’Aristote, voilà qui est admis jusque par le sens commun ; mais qu’elle soit également opposée à la philosophie hégélienne va beaucoup moins de soi. La théorie de la sélection naturelle, et Althusser y fait clairement référence, a longtemps été interprétée comme une théorie du progrès, de l’évolution des formes, en cela tout à fait compatible avec la syntaxe de la logique hégélienne. Mais son noyau essentiel n’est pas du tout la thèse de l’évolution des formes (contre le fixisme), mais justement le primat de la rencontre sur la forme : la contingence non tant du monde (terme qui n’aurait aucun sens chez Darwin) que de toute forme, considérée comme le résultat d’un enchevêtrement complexe de rencontres chacune nécessaire, mais d’une nécessité, si l’on nous permet l’oxymore, entièrement aléatoire, c’est-à-dire privée de projet ou de telos. C’est à la seule condition de refuser telos et projet (et par là le concept de nature comme ordre) que l’on comprend clairement que la trame complexe de relations qui constitue le visage stable de la nature à une période donnée n’a rien d’un ordre et d’une garantie de stabilité, mais est un enchevêtrement complexe de rencontres, dont le manque ou la réalisation de l’une d’entre elles peut redessiner la trame, et ce à l’infini, comme l’écrit Darwin, « dans des cercles de complexité de plus en plus croissante ».
Après avoir lu L’Origine des espèces, on le sait, Marx écrit à Engels : « Malgré le manque de finesse bien anglais du développement, c’est dans ce livre que se trouve le fondement historico-naturel de notre conception »([[Lettre de Marx à Engels du 19 décembre 1860, in Marx-Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions sociales, 1973). Ce jugement de Marx a été canonisé par la célèbre phrase prononcée par Engels sur la tombe de Marx : « De même que Darwin a découvert la loi de l’évolution de la nature organique, Marx a découvert la loi de l’évolution de l’histoire humaine ». Pour saisir ce jugement, il est toutefois nécessaire de chercher à comprendre comment Marx et Engels ont lu Darwin. L’aléatoire régnant dans la théorie darwinienne, l’absence de toute idée de progrès et de perfectionnement graduel des formes de vie sont entièrement niés tant par Marx que par Engels. Dans une lettre à Lassalle de 1861, Marx affirme, il est vrai, que Darwin « porte un coup mortel à la téléologie dans les sciences de la nature », mais c’est pour préciser aussitôt que« pour la première fois, le sens rationnel [der rationelle Sinn de celle ci est exposé empiriquement »([[Lettre de Marx à Lassalle du 16 janvier 1861, ibid. ). L’Origine des espèces ne serait que la confirmation empirique de la syntaxe de la téléologie hégélienne, tout comme la loi de l’évolution des modes de production ne serait que la confirmation empirique de la philosophie de l’histoire de Hegel (ou, si l’on préfère, son fameux « renversement »). Redécouvrir Darwin en se débarrassant du darwinisme permet à Althusser de lire Marx tout à fait autrement, et de lire dans certains chapitres du Capital une conception aléatoire du mode de production : Darwin, bien entendu, ne sert plus ici de fondement biologique d’une conception de l’histoire, mais plutôt de modèle ou de précaution méthodologique contre toute conception linéaire du développement des formes, à quelque niveau de complexité qu’on se situe : loin, donc, d’être un point marginal du Courant souterrain, la référence à Darwin semble plutôt en constituer le centre invisible.
(traduit de l’italien par François Matheron)
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