Franco Berardi ( Bifo)

“La surcharge d’informations crée la panique”

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Libération samedi 21 mai- Lors d’une récene conférence à Beaubourg consacrée à l’activisme
électronique, vous vous êtes inquiétés des effets pathogènes de
l’hypermédiatisation…

– Je crois que la médiatisation a produit une maladie de l’immédiateté.
L’accélération de l’infosphère a un effet pathogène sur l’émotion. Nous
n’avons pas le temps d’élaborer émotionnellement la masse d’informations
dont nous sommes récepteurs. Dans son roman Fury, Rushdie raconte cela : une
certaine incapacité à toucher le corps de l’autre, une certaine maladie de
l’immédiateté.
Cette séparation de la communication et de la corporéité est un problème
majeur de notre époque. La transformation technologique et économique du
système de communication nous pose un problème d’ordre politique
(l’influence des médias de masse sur l’opinion publique) mais elle nous pose
surtout un problème d’ordre anthropologique, psychique, psychopathologique.
Virilio a déjà analysé les effets de l’accélération au niveau politique, il
s’agit d’analyser aussi les effets de l’accélération au niveau psychique.

– Selon vous, est-ce la première génération vidéo-électronique qui est la
plus touchée ?

– 15% des infotravailleurs (surtout parmi les femmes) souffrent d’un
symptôme relativement nouveau pour les psychiatres : la panique. Qu’est-ce
que la panique ? C’est la réaction d’un organisme en état de surcharge
d’informations. Lorsque que l’organisme est frappé par une masse de
stimulation informative qui ne peut pas être élaborée, énoncée, lorsqu’il
sait que sa survie (économique, relationnelle, émotionnelle) est liée à son
habileté à décodifier l’info, lorsqu’il n’est plus en mesure de distinguer
et évaluer de façon séquentielle l’information, il peut entrer dans un état
d’hypermobilisation et de désagrégatin de la conscience qu’on peut appeler
panique. Je crois que la panique est le signe fondamental de l’époque
actuelle. Le cerveau politique de l’organisme social contemporain est en
état de surcharge, de compétition anxiogène, et cela produit une paralysie
de la capacité d’élaboration critique et rationnelle. La fanatisme, la
violence, l’explosion sucidaire, tout cela fait partie de cette dérive
panique de l’organisme collectif.

– Quel est le risque ?

– La panique peut déboucher sur la désactivation de l’énergie libidinale,
sur la déprime. La pandémie de déprime, évidente dans la vie quotidienne des
Européens, nous autorise à parler de l’époque présente comme celles des
Passions Tristes, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Benasayag et
Schmitt. Mais l’autre débouché possible est l’acting out agressif, la
violence gratuite : Columbine est un paradigme inquiétant du comportement de
la première génération vidéo-électronique.

– Sont-ce les prémisses d’une nouvelle forme de précarisation ?

– La précarisation est fondamentalement ainsi : un fractionnement de
l’activité, du temsp vécu, de la perception de soi-même. Le capital n’a plus
besoin de la personne physique et juridique du travailleur. Le capital
n’achète plus votre vie. Vous êtes libres, au niveau juridique, vous êtes
les entrepreneurs de vous-mêmes. Mais vous êtes dépossédés de votre temps.
Le temps mental de la collectivité n’appartient plus aux individus, il est
transformé en une étendue infinie de temps sans vie, sans corporéité, sans
individualité. “Je n’ai pas de temps” est la phrase qui caractérise le mieux
la culture contemporaine. C’est une phrase monstrueuse, un absurde
pataphysique, mais réelle, parce qu’elle exprime le sentiment d’être
dépossédé de son temps.

– Comment s’en sortir ?

– L’économie capitaliste veut imposer son modèle sémiotique et son rythme
pulsionnel (la croissance, l’accumulation, l’entreprise, le risque, la
compétitivité) sur un univers technique et sensible qui ne peut plus tenir
ce rythme-là. Il ne s’agit pas de revenir à une ère prémédias. Ca n’aurait
pas de sens. Guattrai, lui, parlait d’une ère postmédias. Nous devrions être
capables de briser la dépendance à l’économie capitaliste, et de libérer les
puissance du savoir, de la limite du profit, de la rentabilité économique,
de la propriété privée.

(recueilli par Marie Lechner)