Peut-on se passer de Google, devenu l’emblème par excellence du numérique (comme Wikipédia à d’autres titres) ? Comment, en ces temps de débâcle, les désenvoûteurs de la finance concilient-ils leurs prêches en faveur de l’économie matérielle, leur mépris, voire leur attitude répressive à l’égard du numérique et de l’immatériel (qui ne permet pas de « faire de l’argent ») avec la persistance de Google en tête de la capitalisation boursière ? Car ce géant pèse 100 milliards de dollars, soit 10 fois plus que General Motors il y a un an, 100 fois plus qu’il y a cinq mois et 1000 fois plus depuis que GM est au bord du dépôt de bilan. Que nous dit Google ? Non pas ce que raconte Google sur lui-même, mais ce dont il est le révélateur ou le ventriloque ? On se doute bien qu’on ne pourra bien se servir de Google, voire s’en passer, qu’en ayant bien compris sa portée.
Google ne nous est pas indispensable comme le frigidaire, l’eau courante. Impossible de le ramener à ce statut commode d’objet de consommation ou de service quotidien, et ainsi de le tenir à distance. Comme les réseaux sociaux, ce réseau des réseaux cognitifs s’immisce dans notre perception, dans notre ordonnancement des mots, des concepts, dans la visibilité de tout (« si ça n’est pas dans Google, ça n’existe pas »), dans notre mesure de toutes choses. O Googlos pantön metron. Il est le nouveau Protagoras.
Faut-il prendre totalement au sérieux le langage grandiloquent de Google missionnaire du monde et de l’information, comme si le terme d’information n’était pas lui-même, le plus souvent, une auberge espagnole et comme la zarzuela, fertile en quiproquos multiples où les ignorants qui prennent le Pirée pour un homme subissent rarement le sort du singe qui trompait le dauphin[1] ? Faut-il, comme s’y attarde longuement Barbara Cassin dans son livre, multiplier les mises en garde contre la « nouvelle mission de l’Amérique » ? Ou bien chercher en nous-mêmes dans ce mélange de libido sciendi et de désir de se connaître dans les autres en réseaux, avec tout ce que cela charrie de vanité, le secret de son hégémonie durant la première décennie du XXIe siècle ? La Boétie parlait de notre consentement aux princes injustes et tyranniques en pleine guerre de religions au siècle XVe, dont Hobbes fera son modèle de l’état de nature. Nul doute qu’aujourd’hui, il aurait paré le Léviathan de la page blanche du gentil dieu Google où nous écrivons nous-mêmes « don’t be evil ». Un Léviathan pour nous sauver du chaos épuisant du si « grand océan de discours » du monde communiquant.
Google est-il hégémonique ?
L’hégémonie est la domination qui n’est pas contestée. Contestée de façon non marginale, car quelques voix de Cassandre (ironiques mais tellement isolées qu’elles paraissent une private joke) n’ont jamais menacé la stabilité d’un régime. Le meilleur allié de Google n’est pas sa littérature douteuse qu’Ippolita et Barbara Cassin dissèquent avec délices et souvent avec pertinence. Pas plus que les raisons de l’absence, au niveau du grand public, de remise en cause radicale de la publicité n’ont quoi que ce soit à voir avec les arguments plutôt comiques sur son caractère « informatif ». Le meilleur allié de Google est en fait la formation d’un nouveau type de travailleur de la connaissance, de cognitariat allié à un nouveau type de cyber-sentant ou cyber-patient (de patior, sentir ; souffrir, éprouver qui a donné passif), ou cyber-réseaunant (comme raison, réseau et résonance). Bref le développement très rapide, après la crise du Web 1.0, du Web participatif, capté en temps réel par le dispositif numérique et converti en or publicitaire. Si l’on admet que la formation de la subjectivité n’est pas une question anhistorique et que l’individuation s’opère de façon trans-individuelle (Simondon), il apparaît bien vite que la force hégémonique de Google ne relève pas de la coercition (et de son monopole ou de sa position dominante), mais de la captation de ce mode de constitution dont le moteur de recherche devient certes, le médium, puis en deuxième temps la matrice de média (tuyau/site/réseau/contenu). Mais un médium qui ne peut pas opérer sans, en même temps et avec une force au moins égale, contribuer à la croissance d’une intelligence collective. Il est, en effet, insuffisant de s’attarder toujours sur la bêtise et le bêtisier, tous deux infinis, d’un mode d’usage de Google qui correspond aux 99 % d’informations non pertinentes comptabilisées sur l’ensemble des pages apparaissant dans les recherches. Car ce qui compte plutôt, c’est le pourcentage de réponses qui conviennent à la recherche sur les quelques premières pages. Il suffit que sur ces quelques premières pages (2 ou 3, donc une trentaine de références), on en trouve 4 ou 5 de satisfaisantes (donc 15% de succès), pour que l’on ne puisse plus raisonner en comparant son efficacité, pour le chercheur, à celle de l’aiguille dans la botte de foin. Tant que les opérateurs de recherche rendront ce niveau de service (sans compter des quantités de sujets sans intérêt mais quotidiens comme trouver une adresse, un restaurant, sur lesquels le taux de bonne réponse est beaucoup plus fort), vous aurez des chercheurs, des érudits qui enverront promener les protestations morales ou les raisonnements éthiques, citoyens et savants, sur le risque Google… Quand ils ne riront pas franchement devant les assertions qui créditent Google de la bêtise ou de la vulgarité de ses utilisateurs ! Google n’est pas un dauphin secourable capable de chasser le singe de son dos qui se faisait passer pour un Athénien ! Si vous prenez Spinoza pour une agence de toilettage de chien, ou pour l’animal préféré de tel fan du philosophe, tant pis pour vous ! En fait, il faut aller chercher plus loin et voir que Google n’est que le ventriloque, la glotte infinie de l’engendrement de la pollinisation en train de connaître, donc de vivre et de s’adapter à un nouvel environnement.
De quoi Google est-il le nom ?
En fait, Google est un méta-signet :
- du déplacement de l’accumulation sur une nouvelle sphère ;
- par un autre circuit que celui de la production et d’une autre théorie de la valeur (la valeur sort directement de la circulation) ;
- de la puissance du capitalisme cognitif et immatériel par rapport au capitalisme industriel de production ;
- indirectement de la puissance du travail collaboratif et contributif dont il se nourrit. En amont de Google, comme sa condition, non d’effectuation de l’algorithme mais de la pertinence et du sens bégayant comme cet allongement indéfini du « o » de Gooooogle, il y a l’économie de contribution, celle du peer to peer, le modèle Wikipédia, la wikinomics ou la collaboration de la foule des signes, des multitudes (que Don Tapscott et Anthony D. Williams persistent à appeler « de masse »). En aval et sous lui, il y a l’économie d’échange.
Tout l’art de Google ne réside ni dans le secret de son algorithme PageRank, ni dans son savoir faire publicitaire pour alimenter les régies, ni dans sa vertigineuse concentration et croissance. Toutes choses que la grande entreprise capitaliste, partie de rien, a su faire depuis le mercantilisme à l’échelle nationale, puis à l’échelle multinationale depuis les années 1880. Il tient à cette compréhension de la nouvelle grande transformation en cours du capitalisme.
Google est enfin la marque d’un auxiliaire par excellence, le bien de « secteur I » de la nouvelle accumulation du capital intellectuel. Bref, et à un titre plus systématique mais non unique, comme l’ensemble des moteurs de recherche, il exhibe à nu le nouveau mode d’exploitation spécifique du capitalisme cognitif : celle de la connaissance vivante en tant que telle et non réduite à une marchandise par sa consommation et sa réduction à du capital fixe.
Il est tentant de voir, dans ce saut de socialisation de l’accumulation de richesse que d’aucuns nomment le « capital intellectuel » en Californie, ce que Richard Barbrook nommait l’idéologie communiste des start-up de la Silicon Valley. Google serait-il le messager d’une nouvelle bonne nouvelle, du nouvel évangile de la libération ?
Le communisme du capitalisme cognitif ?
L’expression, le « communisme du capital » est, généralement, entendue comme un passage à la limite mystificateur. Celui, chez Marx, du moment historique de développement de la société humaine et de son organisation sociale et productive où le pouvoir du capitalisme se présente comme pouvoir de la science et de sa socialisation naturelle. Sans qu’il n’en soit rien, en fait. Il s’agit donc d’une utopie, mais au sens négatif, puisque, au lieu de promouvoir l’avènement d’une société de justice et d’égalité (pour reprendre la définition convaincante d’Arrigo Colombo) par la représentation d’un état qui n’est pas encore, elle fait comme si nous avions atteint cet état. C’est une fausse résolution, une Aufhebung du pauvre, sauf qu’elle convient fort bien aux riches. Plus besoin de faire la révolution ; elle est déjà faite.
En apparence, Google fait oublier en effet le monde marchand, cache la vulgarité insondable de la publicité et du commerce derrière la pure recherche, le jeu, le désintéressement de la science. Mais il se trouve que la firme de Mountain View constitue aussi le plus grand exemple de capitalisation boursière (100 milliards de dollars), les bijoux de la couronne, même en ces temps furieusement républicains à Wall Street. Alors, pure illusion ? Pure spéculation fictive ? Capital fictif destiné à s’envoler à la première nouvelle bourrasque boursière ? Non. En fait, le communisme du capital présent dans Google dit plus et autre chose…
Nationaliser Google ?
Dans la déjà longue histoire du capitalisme, les biens essentiels à l’activité commune des hommes sont d’abord découverts par tâtonnement ou par hasard. Ils sont stabilisés dans les usages et l’appropriation plus ou moins artisanale ou sauvage qu’en fait la multitude. Lorsque leur caractère indispensable devient si évident au grand nombre qu’il ne peut plus être laissé à la fortune du marché, ou au destin d’une secte, voire d’une religion, ils sont annexés aux équipements collectifs du pouvoir.
C’est arrivé au XVIe siècle avec la nationalisation (Angleterre), avec l’étatisation (France) ou la municipalisation (Bruges) de l’aide sociale et hospitalière. Cela s’est produit également au XVIIIe siècle avec les routes, au XIXe et XXe siècles avec les industries de base (métallurgie, réseau ferré, énergie). Quand, à la fin du XIXe siècle, est née la grande entreprise décrite par Chandler, dont la continuité dans le temps a rendu la création de biens d’équipements communs plus assurée, un mouvement de balancier en sens inverse s’est amorcé. Au fur et à mesure que l’industrie privée est devenue techniquement capable de remplir des cahiers des charges de plus en plus complexes, en grande partie d’ailleurs du fait de l’élévation de l’éducation et de la qualification moyennes de la population, elle a repris possession d’une portion de plus en plus grande des activités productives parce qu’elles étaient encadrées par une réglementation de plus en plus complexe. Les banques et établissements de crédit, dès la naissance du capitalisme, ont commencé à développer les fonctions assurancielles et de crédit. L’État naissant n’a pas tardé par différents moyens à les exproprier en raison de leur valeur stratégique. Puis les banques et les établissements financiers ont repris à leur compte, le développement de la dématérialisation de la monnaie. À plusieurs reprises, faute de réglementation générale adéquate, ils ont été annexés au domaine public. En France, les dernières nationalisations massives ont été celles de 1981, dépassant celles de 1945, et correspondant à une emprise maximale directe de l’État sur l’industrie (l’emprise indirecte ne cessant jamais). L’installation puis la chute du socialisme réel ont constitué une variante particulièrement accentuée de ce mouvement dans les deux sens. À partir des années 1980, les établissements bancaires et financiers sont repartis à la conquête des fonctions régaliennes de l’État (produisant un coefficient de liquidité et de création de monnaie-crédit sept fois plus élevé que ce qui avait cours). La finance privée (et particulièrement son articulation globale qui jouissait d’un avantage net par rapport aux États-nations) s’est rendue indispensable aux États qui n’ont pu financer leur déficit qu’en faisant appel à ces nouveaux Fermiers généraux. La découverte et la pratique par la finance privée d’un coefficient multiplicateur de crédit considérablement plus puissant que celui instauré par l’État keynésien, lui-même bien plus libre de la tyrannie des dépôts préalables que l’État libéral du XIXe siècle, se sont accompagnées d’un tel enrichissement et de tels déséquilibres que nous sommes aujourd’hui arrivés à un seuil où ce pouvoir d’engendrer du crédit et des liquidités va être resocialisé et gouverné selon des objectifs largement dessinés et désignés par l’État, que cela prenne la forme d’une nationalisation directe ou d’une planification par cahier des charges. En quoi cela regarde-t-il Google, se demandera-t-on ?
En ceci : le parallèle avec Google et tous les autres grands moteurs de recherche (Yahoo, MSN) est frappant. Ces derniers sont devenus, à partir de la mise en place généralisée de l’Internet depuis 1995, les véritables biens d’équipement de l’intelligence collective (voir l’encadré ci-joint Annexe 1). Pourquoi des biens d’équipement ? parce qu’ils permettent de produire des intangibles ou « immatériels 2 » et les externalités de « degré 2 » qui ne sont pas susceptibles d’être internalisées, sauf à un coût infini. Google est devenu le bien d’équipement de la pollinisation humaine dans la noosphère, son méta-instrument par excellence. C’est-à-dire le « secteur 1 » de l’accumulation dans la sphère de la pollinisation que certains nomment le capital intellectuel (James Stewart, 1999) et que d’autres (comme Milton Friedman, 1962) avaient approché dans le seul domaine de l’éducation par l’expression de « capital humain », faisant hurler ceux qui estimaient horrible et indigne que l’on marchandise ainsi l’humain.
Ce mode de production de connaissance constitue un hybride d’un nouveau genre. Il n’appartient ni au marché, ni à la hiérarchie de l’État, ni non plus complètement à celle de l’entreprise. Les procédures d’allocation et de rémunération ne suivent pas celles du marché, mais celles de la formation et de la convergence de l’opinion des publics. Google et les moteurs de recherche en général n’allouent pas des biens rares vendus. Au contraire, ils détruisent l’espace de marché, ils démarchandisent, en même temps qu’ils la codifient, la recherche de connaissance qui devient gratuite. Le financement de Google intervient non pas dans la relation au consommateur (client vis-à-vis de l’offreur fournisseur), mais dans l’apparition d’un troisième terme et personnage et d’un déplacement de niveau de la scène.
Ce que Google s’approprie, c’est l’activité de pollinisation des cerveaux (et pas simplement l’attention des cerveaux pour reprendre la définition de Patrick Lelay). Il ne peut le faire pleinement qu’en laissant libre champ à cette dernière, donc en levant les barrières d’accès (le droit d’entrée pour le service rendu). Pour que Google puisse faire travailler des millions de cliqueurs par seconde (14 millions par seconde actuellement), qui révèlent leur préférence mais surtout le graphe de leur recherche, il produit de la gratuité. Cette gratuité a un coût, bien entendu, mais eu égard à la richesse qu’elle génère et aux promesses de profitabilité globale, elle reprend, dans le secteur privé, ce que l’État et le secteur public pratiquent depuis longtemps : fabriquer des biens publics (éducation, santé, transports collectifs) et créer des sources d’externalités positives en se finançant en majeure partie autrement que par la vente d’un produit.
Mais, à la différence du modèle du gratuit dans les low cost alimentaires ou de transport, il ne vend rien au consommateur dans un paquet. Il vend, à des producteurs de biens et de services, la possibilité d’entrer sur un marché spécifié, catégorisé. Il vend le pouvoir catégoriel du marché, le fait que le marché arrive à subsumer les formes a priori de la sensibilité dont l’imagination est l’intelligence collective et la pollinisation la construction de l’espace topologique, chaque fois singulier, de tout échange marchand possible. On ne peut pas, sur ce plan, ramener l’exploitation que Google fait des données personnelles de l’utilisateur au simple profiling ou vente ciblée. Il en va de même pour les réseaux sociaux, comme Facebook et plus généralement pour tous les réseaux machiniques, servant de plate-forme ou d’équipement à l’activité « réseaunale » et neuronale de la connaissance, de la recherche humaine. Car, lorsque dans les magasins de luxe (un tailleur anglais par exemple), le vendeur mémorise (avec ou sans petite fiche) les caractéristiques de chacun de ses clients (du prénom aux lubies), il adapte le produit au client dans les limites, bien entendu, de la standardisation industrielle d’un produit largement dédié. Même le site Amazon.com, avec sa fameuse « avant-dernière opération » avant que vous ne cliquiez sur le bouton « payer votre commande » (« les personnes qui, comme vous, ont acheté ce livre ou ce disque ont aussi acheté »), a toujours pour objectif de vendre une « n plus énième » marchandise.
Les équipementiers de réseaux humains, ou plus largement vivants, ne vendent directement rien à l’utilisateur, car ils ont compris qu’en contribuant, c’est l’utilisateur qui leur cède ou partage avec eux quelque chose de bien plus précieux que de vendre des chaussettes, des livres ou des centrales nucléaires. L’utilisateur, en vivant du point de vue émotionnel et cérébral et pas seulement cognitif, leur fournit l’or qu’ils vont vendre, eux. Que vont-ils vendre à travers l’intermédiaire de régies publicitaires ou de leurs propres services ? Les données accumulées par le traçage dans le temps de l’activité de recherche des internautes. Pourquoi cela vaut-il de l’or ? Parce que dans un monde saturé d’informations, globalisé, les producteurs de biens qui s’appellent les offreurs de biens ne peuvent ni concevoir à l’écoute du marché, ni marqueter, ni vendre grand chose s’ils ne coproduisent pas la possibilité même du marché, comme un arbre nouveau, sur la montagne, a besoin pour s’enraciner d’emprunter les canaux et voies de circulation déjà forés dans la pierre.
En ce sens, ces équipementiers d’un nouveau genre pourraient être qualifiés de non marchands parce qu’ils ont compris le renversement radical des rôles : c’est l’offre qui est demandeuse, et le soi-disant client potentiel qui est offreur. Comme les marchands du premier capitalisme, Google et les autres grands armateurs de la cyber-navigation sont les habiles intermédiaires de ce renversement dans lequel l’économie de l’échange n’a plus pour ultime frontière de son expansion, voire de sa survie dans une ère d’abondance de l’information, que de s’arrimer étroitement au sillage, à la trace de l’économie de la contribution. Google est donc une plate-forme caméléon de la productique des multitudes d’immatériels de « niveau 2 ».
Ce faisant, Google (comme l’Internet) contribue à une dé-marchandisation puissante du monde (en exploitant de plus en plus la dématérialisation numérique et l’augmentation du débit et des capacités mémorielles et de stockage). L’effet de disclosure (dé-clôture) du monde est plus puissant que les turbulences locales de clôtures ou ré-enclôture des droits de propriété intellectuelle. Et c’est sur ce critère que Google est préférable à eBay et à Microsoft. Ces deux derniers opérateurs du numérique prolongent l’univers marchand dans le numérique. Même s’ils suppriment des intermédiaires, et donc peuvent paraître alliés du gratuit ou du moins cher.
Tous les vaticinateurs de la « fin du gratuit »[2] n’ont pas compris que tant que les moteurs de recherche (mais aussi l’Internet irréductible à sa réduction marchande d’une grand exposition permanente d’objets à acheter et à vendre) restent étroitement dans le sillage de la pollinisation neuronale, et offrent gratuitement à cette dernière les conditions de son déploiement, ils jouissent d’une légitimité incroyable qu’aucune révélation sur les coulisses de l’exploit (la face cachée, le financement par la publicité profilée) ne saurait sérieusement entamer. Réciproquement, si après avoir capté un public sur cette base, une entreprise du Net cherche à marchandiser directement la chose par un accès payant ou la vente directe de produits, il y a fort à parier qu’elle ne durera pas longtemps. Quand les marchands et les gestionnaires un peu simplets se sont imaginé qu’ils allaient transformer le Web 1.0 en gigantesque foire aux produits, ils ont entraîné la crise de la « dot.com » de 2001. Ce n’est pas une question de difficulté de réalisation d’une valeur seulement potentielle, d’un capital prétendument fictif qui n’aurait aucune valeur tant qu’il ne s’est pas réalisé dans le marché. Comme lors de l’effondrement brutal de Vivendi Universal et des start-up de l’informatique, c’est une irréductibilité de la valeur qui est en cause. Elle est mise à jour, entrevue comme la terre promise aperçue par Moïse, et comme Moïse elle ne peut pénétrer dans le Royaume du marché sans que l’enchantement s’évanouisse. C’est la contribution qui représente l’essentiel de la promesse de valeur (et accessoirement de profit), mais elle a pour effet d’inverser totalement les rôles de l’échange, comme nous l’avons vu, et présente du coup un véritable casse-tête de par sa forme immédiatement commune.
Ces moteurs pourront opérer, dans leur modèle de fonctionnement matériel et économique, la même déconnexion que celle qu’opère le secteur public (État ou collectivités locales) entre le secteur de déploiement des utilisations, des usages de la part des ayants droit, et d’autre part leurs modalités de financement (la publicité pour Google, l’impôt pour toute forme de puissance publique). Personne ne s’offusque de la non affectation bijective entre recettes du budget public et emplois ou dépenses. Le « I want my money back » de Margaret Thatcher dans l’Union Européenne était l’expression même de ce déni de communauté de destin pour revenir à un simple pacte commercial d’intérêt fondé sur l’équivalence de l’échange. La mise au pot commun d’une contribution et non d’un investissement est le principe fondateur de la comptabilité publique car il permet la mutualisation et la redistribution. Quand le citoyen bénéficie d’aménités publiques (santé, culture, éducation) qui recouvrent à la fois la jouissance de biens et de services qui pourraient être marchands pour un petit nombre et en fonction de ses propres moyens, mais aussi des services qui coûteraient une fortune à produire de façon marchande, ou que le secteur marchand est incapable de produire dans l’état actuel de son organisation, ou enfin impossible par définition à produire de façon privée ou sans subvention publique (la lumière du phare), il n’est pas plongé dans un abîme de perplexité morale parce que les plus riches payent ou parce que les entreprises du Cac 40, dont certaines sont largement scélérates dans la rétribution de leurs salariés, ont contribué à son financement.
Autrement dit, c’est le caractère commun, et non public, car non institutionnalisé et codifié comme contributions obligatoires, des services rendus par Google qui est à l’origine de sa popularité. Pas sa performance de gestion ou de productivité par tête. La bourse, au départ incrédule, n’a accepté le modèle de Google que parce que la firme de Mountain View est parvenue à résoudre la quadrature du cercle : faire contribuer non les usagers de ses services gratuits par l’impôt, mais le marché tout court et les offreurs de biens marchands.
Les prophètes de la fin du gratuit tirent argument de l’actuelle crise financière et de son effet mécanique sur les budgets publicitaires pour dire que les activités reposant sur le financement par la publicité sont condamnées à revenir au bon vieux modèle, et aux fondamentaux de l’économie matérielle où un chat est un chat, un sou un sou. Ils oublient un peu vite que la crise marque une crise au carré de l’économie matérielle (qui est financiarisée jusqu’à l’os et écologiquement non-viable) et que la publicité, pour éviter un désastre annoncé pour les annonceurs de produits, accélère sa migration vers l’Internet et vers le virtuel en ligne. Elle abandonne les supports habituels (papier) mais aussi les espaces matériels pour annonceurs ainsi que toutes les plates-formes où un public pouvait être concentré autour de programmes à horaire fixe, et donc permettre de mesurer l’audience.
Étatiser Google ou « Googliser » l’État ?
Google a suscité une critique autrement plus consistante que celle de s’approprier les données personnelles des internautes et de faire commerce de données « à usage privé », bafouant ainsi le droit à la vie privée. Celle de concentrer l’information, et donc les possibilités de surveillance et de contrôle, des millions de fois plus fortes que le Big Brother de Georges Orwell, ainsi que de la pré-ordonner, formater, sélectionner. Pire : à la différence des protocoles de l’Internet qui sont gérés par des groupes privés mais sans but lucratif avec une architecture de logiciels libres et accessibles, Google utilise et encourage le libre mais pratique la philosophie de « l’open source » d’une entreprise commerciale privée.
Or ce service commun, cette infrastructure devenue indispensable à des centaines de millions de travailleurs de l’intelligence ou du soin du vivant, que deviendraient-ils si cette entreprise privée était fermée par ses actionnaires parce que ses profits ne seraient plus suffisants ? Ils ne feraient sans doute pas plus de cas de ce service commun gratuit qu’ils n’en font de la valeur commune de la vie de leurs salariés. Mais nul doute aussi que, désormais, le service de Google devrait être sauvé de la banqueroute tout autant que la finance du marché a été sauvée de la débâcle.
Service commun privé et service public non étatique
Si l’hégémonie de Google, parmi les acteurs et utilisateurs du réseau des réseaux numériques, est restée intacte jusqu’en 2004, sa croissance monstrueuse a fait naître une crainte bientôt mêlée d’une contestation plus intuitive que raisonnée. Google va-t-il subir le syndrome de Microsoft : devenir le numéro un mais aussi l’entreprise la plus haïe pour son arrogance voire son aveuglement ?
Sa base marchande publicitaire et financière entre en collision avec sa logique de fourniture gratuite de plates-formes à l’activité cognitive des multitudes, et à la vie tout court. L’autre forte tension, qui inquiète tout l’entreprenariat marchand des industries culturelles, voit se confronter la logique d’expansion vertigineuse de Google à la gratuite et la liberté d’accès à des services et à des contenus libérés des droits de propriété intellectuelle. Google a commencé à se heurter frontalement aux éditeurs avec Google Book, aux entreprises de presse qui ont mobilisé artistes, écrivains, journalistes dans des croisades méthodiques contre la gratuité sur le Net dont la France vient de donner un consternant exemple avec la loi Hadopi, après les lois « Lcen » de 2002, et la loi « Dadvsi » de 2006. Et ce, alors que tout indique que les modèles économiques tendront vers une intégration croissante et des téléchargements forfaitaires sur les fournisseurs d’accès ou sur les plates-formes de type i-Tunes dans un service intégré à partir des téléphones mobiles ou des ordinateurs portables. Et que le revenu des auteurs et plus largement des contributeurs devrait être assuré par une taxe prélevée sur les fournisseurs d’accès, la chaîne publicitaire d’une part[3], et par un revenu d’existence qui rétribue la pollinisation des contributions.
La logique profonde de Google le pousse à s’intégrer au plus près des populations :
- par la fourniture de services à la personne (renseignements, guide multi-fonctions, encyclopédie pratique) comme Google Earth, Google Street, Google Latitude ;
- par l’absorption pour produire ou syndiquer de l’information de réseaux sociaux comme Twitter qu’il pourrait acquérir très vite ;
- par une logique qui dépasse le rôle qu’il a eu jusqu’à présent de facilitateur privé et de fournisseur de services gratuits permettant de produire des nouveaux biens communs d’une société cognitive où la forme entreprise se dirige vers une sorte d’« entreprise 2.0 ». En effet, Google se positionne désormais, pour récupérer une adhésion plus forte qui commence à lui faire défaut, comme co-producteur de service public non étatique.
Avec Google Flux, la firme de Mountain View répond à la critique et aux condamnations qu’elle a essuyées pour avoir reproduit en partie ou en totalité des articles de presse sans versements de droits aux sources ou sites originaux. Elle a proposé en effet, reprenant un service déjà disponible qui consiste à alerter l’internaute sur des sujets désignés par ce dernier, d’exercer une veille sanitaire en temps réel sur le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère). Le virus de cette variété de grippe, proche de celui de la grippe aviaire qui frappe les animaux, peut occasionner un nombre de victimes comparables à la grippe espagnole qui avait sévi après la première guerre mondiale. L’intensité des transports aériens pose à l’Organisation mondiale de la santé un défi : celui de mettre en place une quarantaine le plus rapidement possible pour éviter la pandémie. Une telle stratégie se heurte au problème posé par les pays autoritaires qui, telle la Chine, contrôlent l’accès à l’information aussi bien que son contenu. Google prétend avec une bonne dose de vraisemblance que la taille mondiale de son réseau lui permet d’exercer une veille sur les sites consultés par les internautes (sur les symptômes, les causes, les remèdes) ainsi que sur la presse locale, et de permettre ainsi de gagner quelques jours précieux qui font toute la différence entre un foyer rapidement circonscrit et la diffusion impossible à arrêter qui se transforme en pandémie. L’idée est que les ressources pour lutter contre une épidémie ne se trouvent pas dans des politiques par le haut et que la mobilisation et la contribution du plus grand nombre est la clé de la solution la plus satisfaisante (et sans doute la moins coûteuse). Google se présente ainsi comme un co-producteur précieux de la santé mondiale sans pour autant réclamer une rémunération pour cela, ni requérir la création d’une instance gouvernementale ou d’une nouvelle association.
Même si ces performances s’avéraient moins bonnes qu’annoncées, force est de reconnaître que c’est bien trouvé. Cela place dans une position très inconfortable les entreprises de presse qui ne veulent pas que leurs titres et qu’un résumé de leurs articles soient repris. Cela redorerait aussi singulièrement le blason de Google en ajoutant à son halo celui de coproducteur avec les internautes du monde entier de la santé de la population. Une initiative que n’aurait probablement pas désavoué Michel Foucault, et qu’Amartya Sen pourrait considérer comme l’application de sa théorie selon laquelle, faute de démocratie suffisante, les grandes questions comme la disette, les famines, le sous-développement, les maladies ne trouvent pas de solutions satisfaisantes. La pandémie du Sida n’aurait-elle pas pu connaître un destin moins funeste si, en 1984-86, l’Internet, ainsi que des acteurs comme Google, avaient été en place ?
Google ancre inexorablement dans les esprits et les pratiques de millions de ses usagers les principes de co-construction des biens communs et d’accès gratuit. Certes, ses actionnaires espèrent que ces principes resteront limités à la propriété intellectuelle sur les contenus numériques et qu’ils ne remettront pas en cause les impératifs de profit maximum de ce fleuron et leader du capitalisme cognitif. Nous faisons le pari contraire. C’est-là tout notre différend avec Google. Il semble mince et subtil. Il est décisif pour la bataille des clôtures des droits de propriété. Bien creusé nouvelle taupe.
Notes
[1] Jean de La Fontaine, Fables, Livre IV, 7.
[2] Pour la version savante : Olivier Blomsel, Du déploiement de l’économie numérique, Paris, Gallimard, 2007 ; pour le versant vulgaire, voir les positions de la Scem, de la Scam, les représentants des majors du disque.
[3] Voir les calculs de Philippe Aigrain qui, dans son dernier livre, Internet et création (http://www.ilv-edition.com /librairie /Internet_ et_creation.html) propose une contribution forfaitaire pour un téléchargement illimité sur la Toile de 5 à 7 euros par mois dont 1,5 à 2 euros pour la musique.
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