91. Multitudes 91. Eté 2023
Majeure 91. Conspirations hors complots

Voir « les fils qui nous remuent » 
Vers une cartographie du complotisme et de sa langue

Partagez —> /

Les théories du complot représentent un objet narratif singulier à plusieurs niveaux. Les énoncés qui s’y apparentent passent ainsi pour des symptômes de maux différents selon les époques : les théories du complot, qui pullulent à l’époque de la Révolution française, prospèrent à nouveau à la fin d’un XIXe siècle lorsque la « modernité » bouscule les repères en vigueur1; elles réapparaissent en force, adossés à des événements dramatiques dans la fin d’un XXe siècle marqué par la perte de prestige de l’expertise, par la montée de nouveaux risques et par une dégradation symbolique des institutions chargées d’arrêter les faits, le réel, la vérité ; elles passent enfin pour un ultime recours dans un Occident post-moderne où les individus se différencient infiniment, un monde où les identités collectives disparaissent, les chapelles s’étant démultipliées – alors l’idée d’un complot secret paraît redonner un semblant d’intelligibilité, d’ordre social, au réel ainsi diffracté2.

Outre la variété importante des contextes dans lesquels la fiction, les médias, « l’opinion publique » font appel aux théories du complot, ces récits allégorisent le complot au moyen de figures différentes : soit des personnes bien identifiées (Bill Gates, George Soros), des êtres de fiction (Satan et ses légions pandémoniaques), des collectivités véritables ou fictives (le peuple juif, les Illuminati, les reptiliens), des abstractions totalisantes (le capitalisme, les médias). Ces persécuteurs occupent un rôle fondamental dans les différents récits de complot, ils délimitent un horizon de puissance difficilement dépassable, soulignant l’impasse à laquelle chaque enquête est rendue.

Les récits complotistes se démarquent ainsi par une certaine plasticité. Le répertoire de références, de registres, de canevas narratifs dans lequel ces récits peuvent puiser afin d’agencer de nouvelles histoires, semble non seulement inépuisable, mais également en extension d’année en année. Les motifs et arguments capables de servir ces récits sont empruntés aux anciennes mythologies et cosmogonies3, aux différents monothéismes et à leurs textes sacrés, à la science4, à l’Histoire (le protocole des sages de Sion, l’assassinat de John F. Kennedy, le scandale du Watergate), à la pop culture5.

Cet article propose une méthode cartographique pour approcher la grande variabilité des énoncés apparentés aux théories du complot. Basée sur une collecte de données web, cette cartographie fournit des éléments de réponses aux questions suivantes : quelles sont les grandes familles de discours et de références qui se distinguent dans les énoncés complotistes ? Quelles relations narratives ces topoï entretiennent-ils les uns envers les autres ?

Données et méthode

Les textes ici collectés et dont la cartographie dérive ont tous été écrits en langue française par des internautes pour commenter des vidéos sur la plateforme YouTube. Trente-cinq-millions de commentaires rédigés entre janvier 2021 et juin 2022 ont été collectés. Ces commentaires postés en réaction aux vidéos n’ont, a priori, rien qui les rattache à des théories du complot. Il faut donc les filtrer pour ne retenir de cette base de données conséquente que les commentaires susceptibles de produire des énoncés complotistes. La méthode employée ici a consisté, d’abord, à trier les commentaires pour ne conserver que ceux utilisant une des expressions suivantes, dans ses nombreuses variantes orthographiques possibles : « complot, complotisme, complotiste, État Profond, francmac, franc-maçon, maçonnique, illuminati, journalopes, khazar, mediacrasseux, Menace Fantôme, merdias, mondialisme, mondialiste, nouvel ordre mondial, pédosatanique, pédosatanisme, prophéties bibliques, théorie du complot ».

Une fois les commentaires collectés, la liste initiale est enrichie par les mots les plus statistiquement associés aux mots de départ dans les commentaires. Une étude qualitative de la liste a pour but d’en éliminer les termes inadéquats et trop éloignés du lexique des théories du complot. La liste finalement obtenue permet une seconde sélection de textes, au sein des trente-cinq-millions de commentaires initiaux, pour ne conserver que ceux qui contiennent les mots de cette liste étendue.

Le texte des commentaires est ensuite traité par une méthode de partitionnement, ou clustering 6, qui cartographie ces familles de discours, ou clusters, dans un espace plan. Le critère spatial retenu dans ce type de traitement est le suivant : les mots qui ont le plus de chance d’apparaître dans les mêmes textes sont proches dans l’espace de représentation.

Cartographie des familles rhétoriques employées dans les commentaires mobilisant des arguments conspirationnistes. Lecture : les mots les plus proches ont davantage de chance dêtre utilisés ensemble dans les mêmes commentaires.

L’ étendue des persécuteurs

Les familles de discours s’organisent sur la carte suivant un axe vertical : lire cette carte de haut en bas, c’est ainsi opposer, au début et à la fin de la lecture, les deux familles qui ont moins de chance d’être sollicitées par les internautes dans les mêmes commentaires. Au sommet de la figure se trouvent les familles liées aux médias rassemblés dans deux clusters regroupés autour des mots « journaliste, journalope, propagande, merdia… » – « journalope » et « merdias » faisant référence aux compromissions du journalisme et des médias au sein d’un « système » dont les acteurs comploteraient en vue d’imposer leur domination.

L’ idée d’une participation active des médias au « système » décline dans un vocabulaire complotiste la critique « contre-hégémonique » des médias, pour laquelle les médias, en braquant un regard choisi, sélectif et partial sur le réel, renforcent les pouvoirs établis au mépris de la majorité. À cette critique contre-hégémonique s’ajoute une critique « expressiviste7 », selon laquelle les médias propagent un contenu lénifiant car propagandiste, ne visant pas à éclairer les citoyens. Contre ce mal, certains textes appellent à des medias indépendants, libres, capable d’émettre depuis le web et de reconstruire un espace public vertueux et authentiquement démocratique.

Au centre de la figure, on trouve trois clusters qui interprètent la politique intérieure du pays en dévoilant les complots qui y sévissent. Ces clusters se regroupent autour des termes « gouvernement, policier, sondage, Zemmour, extrémiste, gauche, droite ».

Ce commentaire suggère plusieurs ressorts argumentatifs par lesquels des thématiques de politique intérieure se fondent dans une rhétorique complotiste. D’abord la situation française apparaît comme intrinsèquement liée, via les circuits de la finance, au reste du monde, rappelant par ailleurs que la prolifération de théories du complot est souvent concomitante aux périodes d’approfondissement de la mondialisation8. L’ interprétation de la politique intérieure selon des schèmes complotistes s’articule autour d’un certain nombre d’expressions, au sens extrêmement large, qui agissent comme des balises de discours — ici « État Profond », mais on trouve aussi Great Reset, Nouvel Ordre Mondial, chemtrails… — des expressions usitées dans des contextes tellement différents qu’elles en deviennent éculées, fonctionnant davantage comme des marqueurs qui positionnent immédiatement tout le reste du texte dans un registre complotiste. L’ adhésion à ces marqueurs par le lecteur signale que celui-ci s’accorde avec l’auteur du commentaire sur un certain nombre de prémisses, notamment sur l’idée que le réel n’est jamais ce qu’il semble être.

Ces clusters suggèrent également les affinités existantes entre l’extrême-droite et la rhétorique complotiste, déjà bien identifiées dans la littérature9. L’ extrême-droite fait notamment usage des théories du complot et des arguments complotistes pour se positionner comme le parti de la subversion authentique : puisque qu’elle clame la vérité haut et fort, il faut l’entrave d’un complot mondial pour tenir l’extrême-droite à l’écart du pouvoir.

À l’opposé des commentaires traitant des médias et des journalistes, on trouve un cluster dominant tout l’espace inférieur de la carte, autour des mots « mondialiste, globaliste », cluster de la montée en généralité et de l’extension du complot hors des frontières du pays.

Cette famille de discours est celle dans laquelle on trouve les récits les plus invraisemblables, notamment du fait de l’irruption de nombreux personnages supra-étatiques et d’envergure internationale. Le « mondialisme » qualifie à gros traits une idéologie promouvant un gouvernement mondial et une monnaie unique, au détriment des indépendances nationales. On retrouve dans cette famille de discours la tendance des théories du complot à « grandir » les persécuteurs10, à les doter de toujours plus de pouvoir, au point de convoquer le maître de toutes ces entités supranationales, figure d’une puissance exorbitante, Satan, très présent dans de nombreux récits complotistes et au service duquel l’élite mondialiste conspire.

Acteurs annexes et leviers du discours complotiste

Parallèlement à cette lecture de la figure selon un axe vertical, il faut souligner la présence de clusters annexes, que la position sur l’axe permet d’interpréter. Occupant une position relativement centrale, un cluster rappelle la forte parenté qui existe entre l’antisémitisme, sous diverses formes, et le complotisme.

L’ idée ancienne que le peuple juif ourdirait un gigantesque complot afin d’asseoir sa domination sur le monde entier s’est trouvée déclinée à maintes époques11. La position relativement centrale du cluster signifie que l’hypothèse d’un complot juif est utilisée à la fois pour parler de la presse comme organe de propagande, pour décrire comment le peuple juif perturbe les affaires de politique intérieure, ou comment Israël orchestre en coulisses l’avènement d’un nouvel ordre mondial. L’ antisémitisme joue donc toujours un rôle très structurant pour le complotisme, et pour nombre de ses registres.

Deux clusters se trouvent à mi-chemin entre la famille de discours traitant de politique intérieure et celle qui traite du mondialisme : un cluster centré sur la personnalité d’Emmanuel Macron, et un second traitant de l’islam et du monde musulman. Le premier de ces clusters positionne le président français comme une figure centrale des complots internationaux, et colporte les rumeurs désormais bien connues sur le prétendu rôle stratégique d’Emmanuel Macron dans l’aliénation de la population française et dans le plan de domination mondiale que la famille Rothschild, par exemple, échafauderait depuis des centaines d’années. De même, quand elles intègrent l’Islam, les théories du complot font des musulmans le jouet des mondialistes, qui, en exacerbant les tensions nationales au moyen des populations musulmanes, diviseraient pour mieux régner.

On trouve également deux clusters très liés à des vocabulaires particuliers et qui se positionnent à l’écart de l’axe central : un premier cluster tisse des complots derrière la guerre que la Russie mène en Ukraine depuis l’offensive de février 2022, un second, très homogène, relie le coronavirus et la vaccination à un grand plan de domination mondiale sous l’égide de Big Pharma et de Bill Gates.

Plusieurs autres clusters prennent sens par rapport à l’axe décrit ci-dessus, des clusters regroupant des énoncés qui revêtent tous la même fonction : ils évoquent le caractère d’anathème que l’accusation « complotiste » revêt. De nombreux commentateurs pris dans des débats par commentaires interposés accusent leurs adversaires d’être complotistes ; d’autres se défendent de cette accusation ou retournent le stigmate en vilipendant ceux qui s’aveuglent aux complots bien réels.

Quatre clusters traduisent ces conversations. Le premier se situe à l’écart de la carte et s’articule autour du mot « mouton », terme péjoratif employé dans les conversations les plus enflammées notamment liées à la vaccination contre le coronavirus — ce que suggère la proximité spatiale entre ce cluster « mouton » et le cluster « vaccin ». Les trois autres clusters, très proches les uns des autres forment un ensemble cohérent autour des mots : « complot », « complotisme », « troll », « Trump ». Au-delà des accusations de complotisme et de leurs réponses – plusieurs commentaires critiquent la vacuité de l’étiquette « complotiste » – les textes que ces clusters regroupent indiquent plus généralement qu’une véritable bataille épistémique se joue autour de l’interprétation du monde ; d’aucuns se vantent de savoir lire les complots derrière les faits, quand d’autres enterrent les discussions par l’accusation de « complotisme ». Depuis QAnon et l’émeute au Capitole le 6 janvier 2021, Donald Trump joue un rôle capital dans cette bataille, celui de leader international du camp des « éveillés », des « réinformés12 ». La proximité spatiale entre ces trois clusters avec les clusters qui traitent du journalisme indique que cette bataille épistémique se joue dans le domaine de l’information et que les médias en sont les principaux arbitres, largement biaisés en faveur du camp du pouvoir établi.

Des registres du complotisme
à ses opérateurs narratifs

Ce dernier résultat montre donc l’importance, pour l’étude du complotisme, des nombreux méta-énoncés, des règles qui calibrent les situations d’énonciation selon les camps d’appartenance des locuteurs dans la bataille épistémique, selon leur conception de la vérité (manifeste ou cachée). Le réel, ou ce qu’il en appert, ne se donne jamais en propre dans les récits de complots, tout y est toujours plus profond que ce que les choses manifestent, toute réalité a une explication qui défie les évidences. Aussi, tout paraît lié dans les théories de complots et tout détour du récit subsumé sous le grand dessein d’une intentionnalité cachée.

On doit à Jeanne Favret-Saada13 d’avoir mis au jour comment les énoncés qui s’apparentent à la sorcellerie doivent être pris en charge par tout un tas d’autres énoncés liés à la parole elle-même, aux situations d’énonciation et aux rituels illocutoires par lesquels la parole se trouve investie ou non d’une force magique. Ces énoncés donnent aux situations d’énonciation des effets de vérité propres : pour ceux qui ne sont pas « pris » par la sorcellerie, celle-ci n’existe pas ; parler des sorts et chercher à les comprendre vous expose à finir ensorcelé·e ; moins on en parle, moins on y est pris ; le nom du sorcier démasqué ne doit pas devenir public ; le sort tombe dans l’oubli une fois son effet produit… Autant d’énoncés qualifiant des pratiques liées à la parole, aux actes illocutoires, régulant une économie des échanges verbaux qui attribue des qualités magiques à certaines paroles, des vertus curatives à d’autres.

De même, les théories du complot, parce qu’elles mettent en récit des causalités irréfutables, impénétrables à l’observation scientifique, s’appuient sur des méta-énoncés qui s’articulent autour de diverses conceptions de la vérité. Ceux qui n’y croient pas n’ont aucune chance d’être sauvés, toute la réalité leur est dissimulée, les formes cachent toujours une partie des contenus, tout est lié.

La bataille épistémique dont il a été fait mention ci-dessus n’est toutefois pas une opposition franche de deux camps bien identifiés : le mainstream et la réinformation. Différents degrés d’adhésion à des théories plus ou moins (in)vraisemblables coexistant, chacun peut bien se trouver être le complotiste d’un autre. L’ anathème « complotiste » sert plutôt à marquer une opposition dans un débat, à en relever l’aspect agonistique, plutôt qu’à sceller toujours le même antagonisme manichéen.

Par ailleurs, il ne faudrait pas opposer trop nettement les différents clusters. La cartographie montre simplement que les familles rhétoriques les plus éloignées ont tendance à ne pas coexister dans les mêmes commentaires, même s’il arrive bien que les médias et le Nouvel ordre mondial soient associés, par exemple, dans certains textes. Si les théories du complot parviennent à recycler leurs références tout en donnant l’impression d’une certaine permanence, si elles respectent leurs contraintes narratives tout en dégageant cette apparence de plasticité, c’est d’abord par la vertu du bricolage de mots, de canevas narratifs et d’expressions qui, à force d’être déshistoricisés, agités comme des balises ou des stigmates, perdent tout référent identifiable et peuvent coexister dans les mêmes argumentaires fallacieux. Ces balises servent également de marqueurs identitaires : elles indiquent le type de vérités en lesquelles l’auteur du message croit. Au moins autant que sur des références et sur un vocabulaire identitaire, le discours complotiste compte sur des opérateurs narratifs, sensibles dans les méta-énoncés décrits ci-dessus, des opérateurs qui permettent aux complots de monter en généralité, de lier la politique intérieure à une conspiration mondiale, de grandir les persécuteurs, au point de les assimiler à un mal radical, d’enterrer les débats et de contrer tout effort argumentatif contraire.

1Luc Boltanski, Énigmes et complots : Une enquête à propos denquêtes, Paris, Gallimard, 2012.

2Fredric Jameson, La totalité comme complot : Conspiration et paranoïa dans limaginaire contemporain, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.

3Jaron Harambam, Contemporary Conspiracy Culture, Truth and knowledge in an era of epistemic instability, Londres, Routledge, 2020.

4Steven Shapin, « Catastrophism. Review of The Pseudoscience Wars », London Review of Books, 34(21), 2012.

5Travis L. Gosa, « Counterknowledge, racial paranoia, and the cultic milieu: Decoding hiphop conspiracy theory », Poetics, 39, 2011.

6L auteur remercie Benjamin Ooghe-Tabanou, Andreï Mogoutov et Charles de Dampierre pour leur assistance dans la collecte et le traitement des données.

7Dominique Cardon, Fabien Granjon. Médiactivistes. Presses de Sciences Po, 2010.

8Jaron Harambam, op. cit.

9Jayson Harsin « Post-Truth Populism: The French Anti-Gender Theory Movement and Cross-Cultural Similarities », Communication, Culture and Critique, 11 (1), pp. 35‑52, 2018.

10Luc Boltanski, Yann Darré, Marie-Ange Schiltz. La dénonciation. Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 51, 1984.

11Léon Poliakov, Histoire de lantisémitisme, éd. du Seuil, 1991.

12Le terme de « réinformation » provient de Bruno Mégret, ancien cadre du Front National. Voir Dominique Albertini et David Doucet, La Fachosphère : comment lextrême droite remporte la bataille du net, Flammarion, 2016.

13Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la Mort, les Sorts : la sorcellerie dans le bocage, Gallimard, 1977.