1° « Nos aînés » : cette expression a été employée plusieurs fois par Emmanuel Macron, lors de sa visite dans un EHPAD le 6 mars 2020, puis dans son discours aux Français le 12 mars. Elle a été reprise par Édouard Philippe, puis par des journalistes. Les politiques en font une utilisation oxymorique étonnante : « Nos aînés » inspirent le respect parce qu’ils sont les sages, les anciens détenteurs du savoir et de l’autorité, et en même temps ils sont les sans voix des EHPAD, où ils ont été conduits par leurs familles qui ne pouvaient plus s’en occuper car « dépendants ». D’un côté la déférence, de l’autre l’abandon.
« Nos aînés » sont les premiers dans l’ordre descendant dans lequel ils occupent une position privilégiée longtemps enviée, ils sont aussi les derniers dont on a envie de s’occuper car ayant perdu leur autonomie.
« Nos aînés » appartiennent à un vocabulaire de la parenté ; ils sont un marqueur d’autorité et de responsabilité ; ils représentent aujourd’hui un groupe social à part de la famille, surtout connectés à la santé et au marché du handicap.
« Nos aînés » dont la famille se coupe comme de branches mortes, est une appellation respectable, honorifique pour adoucir la réalité.
« Nos aînés » sont des personnes et une figure de style. « Nos » renchérit sur cette emphase, impliquant tout un chacun et chacune, y compris le peuple français, dans la reconnaissance de cette responsabilité.
« Nos aînés » n’ont pas de sexe, ils sont seulement vieux et incontinents. Il est d’usage de ne pas en parler, le virus les a sortis de l’oubli. Revenus à l’existence et morts en nombre inquiétant.
« Nos aînés » sont confi(n)és à des établissements d’hébergement censés les protéger de la mort. Leurs retraites, les familles, ou les deniers publics pourvoient à cette fin : les maintenir en vie. Et la fonction est si bien accomplie, le secret est si bien gardé que les décès ne sont pas comptabilisés. Combien de temps a-t-il été nécessaire pour que « nos aînés » disparus rejoignent les statistiques nationales des morts du virus ?
« Nos aînés » déjà sortis de la vie sociale, active, économique ne comptent plus.
Retranchés de leur propre environnement, ils deviennent absents à eux-mêmes, les visites des proches les rebranchent à leur vie passée mais le fil tenu se perd à nouveau avec leur départ.
Le maintien en vie de « nos aînés » est un marché lucratif qui rapporte de jolis dividendes aux actionnaires des EHPAD (20 %), sans parler des industries des mobiliers ad hoc, des technologies numériques, des robots, notamment en guise de « dame de compagnie ».
L’avenir de « nos aînés » est essentiellement médical et commercial.
2° J’ai vu l’enfermement des vieux, leur isolement, leur désordre émotionnel réprimé violemment. J’ai vu leur hébétude et l’anéantissement de leurs pulsions. J’ai vu la concentration de l’âge et des désinfectants. Mais la mort jamais, car le temps des hospices est révolu.
Les vivants et les mourants n’appartiennent pas à la même famille.
Et tout à trac, le monde à l’envers, les morts s’ébruitent, les portes se ferment, des cadavres croupissent dans les chambres, les « proches » sont refoulés, les pompes funèbres travaillent à flux tendu.
Je pleure, je hurle, je témoigne : je cours d’une chambre à l’autre, je suis seule à l’étage, je lave, je change, je donne à boire, je vois Marcelle, Louis, Angélique perdre leur respiration, elle gémit, son visage se crispe, il essaye de crier, il perd conscience, sans plus même de dernier souffle. Une dernière tâche m’attend : mettre les corps dans des sacs-poubelles. J’écris une lettre que mon amie va lire sur youtube : « J’ai 28 ans, je n’aurai jamais plus l’audace de glorifier la jeunesse, elle ne vaut rien sans l’importance qu’on accorde à celles et ceux qui nous ont mis au monde. »
3° Et les autres ?
Ceux qui continuent à vivre à aimer à cuisiner, à marcher, à jardiner, à peindre à écrire, à raconter, où sont-ils ?
Ceux et celles qui, se méfiant du compassionnel, ont préféré rester chez soi, y demeurer quitte à y mourir.
Ceux et celles qui ont été averties de solutions alternatives à l’isolement et à l’EHPAD, habitent des logements intergénérationnels partageant un appartement avec des étudiants, des célibataires, des foyers monoparentaux, comme d’autres ont fait le choix d’habitations coopératives, privées ou locatives dans l’habitat social.
Certains qui perdent un peu la tête, rejoignent « la maison des sages », des maisons familiales, encore rares, où les parents et les enfants, participent aux décisions comme à la vie courante de la communauté à côté d’un personnel aidant et soignant présent sur les lieux.
Certains autres habitués à l’ostracisme social ne se sont fiés qu’à eux-mêmes pour trouver des solutions. Ayant été discriminés en raison de leurs inclinations amoureuses, ils ont fait de leur désir de vivre le ressort de leur avenir et de leur association. La Greypride a opté pour les appartements affinitaires, les activités suscitées par eux-mêmes, accordées aux goûts et aux possibilités des uns et des autres. La mort est au bout du chemin, mais le chemin est amène quand le goût d’y séjourner est resté vif.
[voir Distanciation sociale, Distantisme, Survie]