Depuis plus d’une décennie, l’idée d’accorder aux gens un revenu qui ne dépende pas de leur travail ni d’aucune forme d’activité de leur part, s’est répandue dans les milieux avancés de ceux qui pensent sérieusement à l’état de nos sociétés et aux nouvelles politiques destinées à y répondre. Un certain accord paraît s’être établi à son sujet pour le définir parmi d’autres idées analogues. Le revenu universel se caractérise par le fait qu’il est attribué également à tous, aux riches comme aux pauvres, automatiquement, sans avoir à être demandé, sans aucune contrepartie, sans aucune limitation de son usage.
Par opposition à un salaire minimum ou aux pensions de sécurité sociale, il se distingue par le fait qu’il ne dépend pas des revenus qu’ont par ailleurs les gens, si bien que tous le reçoivent. Par opposition à toutes les formes de salaire social donné pour participer à des activités visant le bien public, il se distingue par le fait qu’il n’exige aucune compensation, ni en travail ni autrement. Selon les conceptions, il est plus ou moins compatible avec d’autres revenus de ce type, plus ou moins exclusif de certaines de leurs formes, plus ou moins destiné, à terme, à s’y substituer.
Sans doute le motif principal qui a orienté les esprits vers l’idée d’un tel dispositif est-il l’apparition dans les sociétés riches d’un chômage croissant que les mesures traditionnelles ne parviennent pas à réduire ni même à endiguer. La lutte contre la pauvreté a pris diverses formes, particulières, installant peu à peu un système complexe et d’une efficacité insuffisante. Il s’agissait déjà de trouver une manière plus directe et générale d’envisager l’ensemble de ce problème. D’autre part, toutes nos façons d’atténuer les effets de la pauvreté, particulièrement dus au chômage, prenaient place dans une forme d’extension de la charité traditionnelle, qui mobilise l’idée du don, et suppose par conséquent la supériorité morale de celui qui donne, et donc la relative indignité de celui qui reçoit, ou pire encore, qui demande. Or, dans une société où le chômage est inévitable, il est injuste de soumettre le chômeur à cette honte en l’obligeant à se sentir coupable de ne pas faire ce que la société ne lui donne pas la possibilité de faire. On voit bien comment il fallait trouver une manière d’attribuer à ceux qui en ont besoin un revenu qui ne réponde plus à cette conception du don ou de la charité, marquant d’indignité ses bénéficiaires. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce revenu doit être universel, attribué automatiquement à tous, sans que personne ne puisse se situer par rapport à lui du côté de ceux qui le donnent et ne le reçoivent pas. Il faut bien sûr, pour la même raison, qu’il soit égal pour tous.
Ces raisons habituellement avancées, avec la mise en évidence des avantages du revenu universel pour remplacer les formes communes d’allocations aux chômeurs et aux pauvres, me paraissent convaincantes et suffisamment évidentes à quiconque prend la peine d’y réfléchir en faisant l’effort (surhumain pour beaucoup, je l’accorde) de sortir de ses scléroses idéologiques. Et les argumentations qui circulent en sa faveur me paraissent suffisantes pour pousser les politiciens consciencieux à désirer établir quelque forme de revenu universel. Mon but ici est d’en défendre une conception plus essentielle, si je peux dire, et d’en montrer la cohérence et l’importance.
Dans les années quatre-vingt du siècle dernier, réfléchissant aux divers aspects des transformations qui s’effectuaient du fait de la présence des ordinateurs, et persuadé que l’automatisation croissante faisait diminuer la quantité de travail humain direct, conduisant au chômage, même avec une politique de réduction progressive des heures de travail, nécessaire sans doute, la solution de ce que j’appelais alors salaire automatique, dans le chapitre 2,3 des Machines à penser [1, s’est présentée à moi comme capable de résoudre non seulement la question du chômage, mais d’inaugurer un changement d’attitude face à l’idéal classique de l’« industrie » avec sa forte mise en valeur de la vertu du travail. Et c’est encore ainsi que je revenais à cette idée une dizaine d’années plus tard dans le chapitre 9,5 de La fin de l’ordre économique [2, dans le cadre d’une réflexion sur les limites du marché et de l’économisme. Renvoyant à ces textes pour l’ensemble de mon argument, je me concentre ici sur certains aspects qui donnent à l’idée du revenu universel une portée plus large que celle de la solution sectorielle de problèmes politiques largement reconnus.
L’idée d’automatisme que je mettais en évidence dans les termes de salaire automatique ou de rente automatique, devait bien sûr mettre l’accent sur le fait que ce type de revenu n’était pas facultatif, mais qu’il revenait à tous automatiquement. Il s’agissait aussi de marquer le lien entre ce revenu automatique et sa raison, l’automatisation qui rend de plus en plus autonome le travail des machines, y compris les complexes qu’elles forment par leur liaison. Car s’il est vrai que c’est le phénomène du chômage qui nous pousse pratiquement vers la recherche de ce genre de solution, celle-ci ne dépend pourtant pas de ce motif à la manière dont en dépendent les solutions classiques, qui ont conduit par exemple aux soutiens nés de la solidarité des travailleurs et aux politiques de sécurité sociale. D’une manière ou de l’autre, lorsqu’on se concentre sur la seule solution de ces problèmes, on court le risque de rester pris dans la logique de l’état économique et idéologique qui les a engendrés et qui a inspiré la plupart des solutions partielles qu’on en a trouvées.
Nous avons vu que le revenu universel doit se distinguer radicalement de toute forme d’allocation spécifique pour une catégorie défavorisée quelconque de la population, parce que cette manière de lui venir en aide commence par reconnaître et par figer le statut des membres de cette classe comme celui de défavorisés réclamant le secours de la société, ce qui situe inévitablement ce genre d’intervention dans le cadre de la charité organisée. Pour abolir ce partage, il faut que le revenu n’en tienne pas compte, et qu’il aille donc aux riches comme aux pauvres, quel que soit le paradoxe que puisse représenter cette égalité de traitement dans la perspective morale et politique traditionnelle du secours aux pauvres par les riches. Mais il ne suffit pas, pour supprimer le fossé entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, de tenter de le masquer en obligeant pour ainsi dire les riches à se donner également à eux-mêmes ce qu’ils donnent aux pauvres. Par là, on reste dans la logique du don et dans les raffinements destinés à cacher le don, à le rendre plus éthéré et plus vertueux encore, et par là donc, plus écrasant. Autrement dit, si la seule raison pour laquelle on rend universel ce revenu est une forme de charité plus raffinée, qui, sensible aux souffrances des assistés sociaux, liées à la honte de recevoir sans pouvoir rendre, trouve un moyen de déguiser le don, alors on n’a réussi qu’à déguiser la situation aux yeux des moins perspicaces, puisque les autres seront bien capables de remonter la chaîne des raisons et de percevoir soit la bonne conscience des généreux donataires, soit les réticences des moins généreux qui se trouvent péniblement contraints à la charité obligatoire, pour retrouver toutes les raisons de retomber dans le sentiment et la situation qu’on voulait leur éviter. Si tout le monde reçoit le revenu universel et ne se distingue pas en cela des autres, il restera néanmoins la différence entre ceux qui en ont besoin pour vivre et les autres, qui contribuent à financer une institution dont ils ne profitent pas en réalité, bien au contraire, de sorte que le revenu universel ne se distinguera pas, sur ce plan, d’autres formes de redistribution telles que l’impôt négatif, voire l’assistance sociale.
Pour éviter cet effet, il faut abandonner l’idée d’une redistribution. Car celle-ci suppose qu’il y ait alors deux distributions : l’une, primaire, découlant par exemple des lois du marché, ou d’un quelconque ordre juste premier, et selon lequel se répartiraient les richesses entre les riches et les pauvres, l’autre, secondaire, par laquelle on viendrait reprendre dans les coffres des plus riches de quoi permettre aux pauvres de vivre. Or, dans cette vision, il faut commencer par admettre que la première distribution est juste et légitime, sans quoi, comme il n’y aurait pas lieu de se fonder sur elle pour effectuer une redistribution, il faudrait l’abolir, en tant qu’injuste, pour la régler d’une autre manière. Et si cette première distribution est juste, c’est donc en allant au-delà de la stricte justice, dans quelque mouvement de charité – qu’il paraîtra d’ailleurs peu légitime de vouloir rendre obligatoire -, qu’on pourra effectuer la deuxième. Nous retrouvons donc nécessairement nos deux classes, avec d’un côté ceux qui, de bon ou de mauvais gré, font la charité et de l’autreceux qui, de bon ou de mauvais gré, en vivent.
Tant qu’on ne change pas radicalement de perspective, on reste pris dans le piège inévitable de faire revenir chaque fois dans le dispositif même qui devait l’éliminer la distinction entre l’obligeant et l’obligé. Autrement dit, il semble impossible, en se concentrant sur la situation du chômeur, de trouver une solution qui ne le maintienne pas dans la honte de son infériorité morale et sociale. De cette manière, on ne peut tout au plus que l’atténuer extérieurement, par une sorte de procédé de politesse. C’est pourquoi, si la question du chômage doit être vraiment résolue, il faut que ce soit accessoirement, en résolvant un autre problème, même si celui-ci a été manifesté par celui du chômage.
Mais quel est cet autre problème ? C’est nécessairement celui de la première distribution. Car si celle-ci est juste et pertinente, alors il est également juste et pertinent que les pauvres soient pauvres et qu’ils doivent subir l’adoucissement de leur sort comme l’effet d’un acte charitable de la part des plus riches, même si l’on en vient dans ce but à une redistribution officielle. En revanche, si la première distribution n’est pas juste ou pertinente, alors c’est elle qu’il s’agit de transformer. Et alors, si cette transformation modifie le sort des actuels défavorisés, ils ne doivent plus l’amélioration de leur condition à la bonté des riches, mais au fait qu’ils reçoivent ce qui leur revient au niveau de la première distribution, sans en rien devoir à personne (sinon à la société même, comme tout le monde), puisque leur revenu est aussi originaire que celui de tous.
Or c’est bien ce qui arrive lorsqu’on se pose la question plus générale de trouver la bonne manière d’opérer la première distribution des richesses. Sans entrer ici dans le détail, remarquons simplement ceci. Nous pouvons accepter comme juste une distribution qui réponde à l’un ou l’autre des critères suivants. En premier lieu, évidemment, elle sera considérée comme juste lorsqu’elle découle de la volonté des autorités dont nous dépendons, c’est-à-dire, habituellement, des lois. Deuxièmement, elle sera vue comme juste si elle correspond aux mérites de ses bénéficiaires (leur travail, l’intelligence qu’ils ont exercée, l’échange, etc.). Troisièmement, c’est la répartition égale qui est considérée comme juste là où des mérites particuliers ne s’imposent pas. Enfin, lorsque les autres critères ne s’appliquent pas, le hasard peut être admis comme juste aussi. De ces quatre principes, il faut bien sûr éliminer le premier ici, puisqu’il ne s’agit pas de savoir si nous devons ou non respecter la loi, mais de savoir au contraire comment modifier celle-ci, et qu’elle ne peut donc pas nous servir de critère.
La distribution des richesses que nous connaissons actuellement se réfère aux trois critères du mérite, de l’égalité et du hasard. Pour l’essentiel, nos biens sont censés être les produits de notre travail et de nos échanges, parmi lesquels toutes nos opérations sur le marché, comme l’investissement. Bref, nous concevons avoir mérité nos richesses. Mais le hasard intervient d’une manière importante aussi, notamment par l’héritage, dépendant de la famille dans laquelle nous sommes par hasard nés. Quant à l’égalité, elle joue son rôle le plus grand hors de l’économie, où nous jouissons également, en commun, de l’air, de l’espace, de l’eau (quand elle n’a pas été mise en marché), de services publics, etc. Or, sans même modifier ces critères, ni contester leurs champs d’application actuels, il est évident que le développement des machines et de l’automatisation pose un problème non résolu en ce qui concerne la distribution des biens qui résultent de leur opération. Pour une part, les machines exigent un travail humain pour fonctionner. Mais leur intérêt vient de ce qu’elles produisent bien plus que ce travail. Jusqu’à une époque récente, on avait pu considérer que le produit du travail des machines pouvait se diviser plus ou moins entre les travailleurs qui les utilisent et leurs propriétaires. Cette grossière division n’a plus guère de sens au moment où les machines opèrent d’une manière de plus en plus automatique, et la question se pose alors de savoir à qui leur production appartient. Le travailleur disparaissant, ce sont les propriétaires et ceux qui dirigent pour eux les entreprises qui en conservent l’essentiel, selon la formule actuelle. La lutte pour donner au travailleur une part plus grande n’aboutit à aucune solution satisfaisante, dans la mesure où justement les travailleurs eux-mêmes deviennent de moins en moins nombreux, et cela précisément dans les secteurs où l’automatisation a fait son œuvre. Tant qu’on ne change pas de perspective, il ne reste donc plus qu’à corriger la première distribution par une seconde, et à obliger les plus riches à abandonner une part de leurs revenus au profit des plus pauvres.
Mais précisément, il est fort contestable que la production des machines doive se diviser entre les propriétaires et les travailleurs. Le mérite des uns et des autres ne suffit à le justifier que dans une faible mesure. Ce qui est à l’œuvre dans nos machines, c’est la science et l’invention de milliers d’hommes, dont la plupart sont morts depuis longtemps, et qui n’ont légué à personne leurs découvertes, si ce n’est aux générations suivantes en général. C’est cet héritage collectif qui fructifie pour l’essentiel dans le travail des machines. Or quelle raison aurions-nous de le partager selon une autre formule que celle de l’égalité ? Et si nous y avons également droit, il faut trouver le dispositif par lequel nos revenus peuvent nous être remis. Et voici comment nous tombons sur l’idée du revenu universel, sans avoir cherché à en faire un moyen de charité particulièrement poli à l’égard de ceux de ses bénéficiaires qui en ont besoin.
On me dira peut-être qu’il importe peu de justifier le revenu automatique ou universel par ces raisons plutôt que par d’autres, pourvu qu’on y arrive et qu’on le mette en place. Ce serait évidemment, en premier lieu, oublier l’importance de son statut symbolique, qui le distingue d’autres méthodes utilisées pour aborder la question de la redistribution. Et de plus, la manière dont on l’implantera dépendra certainement de la façon dont il sera conçu. Si on le comprend comme un moyen de redistribution, on tendra à le financer par les mêmes procédés que les autres, par l’intermédiaire de l’impôt habituel, et on en fixera le montant à travers des débats politiques perpétuels, qui feront intervenir dans cette fixation quantité de considérations conjoncturelles liées notamment à la situation économique et à l’importance momentanée de groupes de pression. Tout cela manifestera le caractère secondaire de ce revenu, et le maintiendra. Au contraire, s’il s’agit d’un élément de la distribution première des richesses, il faudra trouver un moyen de le réaliser qui soit plus direct, et qui ne commence pas par confondre le revenu direct des citoyens avec les finances de l’État [3. Il conviendra au contraire de les séparer rigoureusement et d’établir une caisse indépendante, dont les fonds soient destinés à la seule distribution du revenu universel, en fonction d’une évaluation du travail des machines établie sur les critères les plus stables possibles, et qu’il s’agira d’établir.
C’est alors seulement que nous pourrons envisager l’avenir sans la menace de nous voir éjecter hors du monde technique que notre société construit, et sans devoir les moyens de notre survie à la tolérance et à la supposée charité de ses prétendus propriétaires.
1. Gilbert Boss, Les machines à penser – L’homme et l’ordinateur, Éditions du Grand Midi, Zurich, 1987. >
2. Gilbert Boss, La fin de l’ordre économique, Éditions du Grand Midi, Zurich, Québec, 2000.>
3. Je proposais dans cet esprit l’idée d’une taxation du travail des robots dans Les machines à penser, et je suggérais dans La fin de l’ordre économique, d’autres manières de concevoir la propriété qui pourraient s’appliquer à ce problème.