L’unité de vie fondamentale des dauphins bleues (Stenella coeruleoalba) est le « banc », qui se dit en anglais : school, « l’école ». Les enfants sont nourries dans ces « écoles » de vingt-cinq à soixante-quinze dauphins. Et l’école ne s’arrête jamais. Il y a des écoles pour adultes. Des écoles pour ados. L’école est nécessaire.
Par exemple, au début des années 1990, lorsqu’une épidémie en Mer Méditerranée a réduit la taille des bancs de dauphins à sept individus, les survivantes se sont réorganisées, se sont trouvées les unes les autres, et se sont arrangées pour continuer à faire école, à la taille optimale qui leur convenait.
Je sais bien que quand les scientifiques parlent en anglais d’« écoles » de dauphins, iels ne veulent pas vraiment dire ce que moi, féministe Noire addict aux livres, je veux dire quand je dis « école », mais ce que je comprends, c’est que ces écoles de dauphins sont des structures organisées pour l’apprentissage, le nourrissage et la survie entre les générations. Et je pense à la manière que mon grand-père avait de dire école (comme s’il s’agissait du nom secret du vrai dieu, la chose la plus nécessaire qu’on puisse imaginer) et à la foi qu’il mettait dans cette idée d’école, et à la manière dont cette foi le conduisait parfois à s’investir dans des institutions éducatives qui n’auraient sans doute pas mérité toute sa confiance.
Et si le mot école tel que nous l’utilisons tous les jours ne renvoyait pas au processus ou à l’institution qui nous endoctrine, pas à une structure à travers laquelle le capital social est saisi et policé, mais à une entité plus biologique, à une échelle à laquelle le soin est possible ? Et si l’école était l’échelle à laquelle nous pouvons prendre soin les unes des autres et évoluer ensemble ? Au point de l’histoire où nous en sommes, c’est ce qu’il me semble urgent d’apprendre.
Par ses lois et par les histoires qu’elle se raconte, notre société encourage les unités familiales restreintes et isolées, et promeut un État anti-social peu enclin au soin. Dans ce contexte, le soin est devenu un travail intenable : massivement impayé, le soin brise les dos, les cœurs et les volontés visionnaires de multitudes de travailleureuses1. Que pouvons-nous apprendre de notre échec à imaginer un autre idéal de la famille et du foyer ? Que pourrions-nous apprendre si nous prenions soin de le faire ?
À l’école des dauphins bleues, seul un tiers du groupe est visible à la surface. Quelle échelle, et quelle confiance cela nous demanderait-il de changer régulièrement nos rôles, de travailler à remplir non pas un seul idéal genré de vie (marifemmemèrepèrefillefils), mais d’en changer, de nous montrer à la surface, puis de replonger, certaines qu’il y aura suffisamment de nourriture pour entretenir chacun de nos cycles ? Les dauphins bleues ne s’embarrassent pas d’eaux peu profondes ; elles plongent au large du plateau des continents. Qu’est-ce que cela impliquerait pour nous de plonger plus profondément les unes avec les autres ? Quelles sont les échelles de l’intimité et des pratiques qui nous enseignent à prendre soin les unes des autres au-delà de nos obligations ou de ce que nous imaginons nous devoir ? Les dauphins bleues se nourrissent de poissons munis d’organes lumineux qui vivent dans la couche profonde de l’océan. Ce qui les nourrit n’est autre, littéralement, que ce qui les illumine du dedans ! Pourrions-nous davantage leur ressembler ?
Je me demande si nous avons en nous la possibilité d’échanger notre image de la « famille » pour une pratique de l’école, cette unité de soin où nous apprenons et ré-apprenons comment nous honorer les unes les autres, comment plonger, comment tourner, comment trouver une lumière nourrissante, encore et encore.
Et mon amour va aux manières que tu as déjà de te lier à d’autres, et de résister aux instructions familialistes du code fiscal, et aux subdivisions qui nous empêchent d’apprendre2. Nous pouvons tout apprendre, ici même. Je ne m’engage pas à jouer un rôle permanent dans une structure conçue pour que nous soyons toujours en manque. Mais je m’engage à jouer avec toi. Il me semble que nous avons déjà appris que ce que les films appellent « famille » est une échelle d’existence intenable, et qu’en essayant de l’implanter de force, en faisant comme s’il était possible de la réaliser, nous souffrons beaucoup.
Nous souffrons parce que, encore et encore, nous sentons que nous ne sommes pas d’assez bons membres pour nos familles, mais demandons-nous : et si c’était un signe que nous avons simplement besoin de retourner à l’école ? Par quoi je veux dire : et s’il n’y avait rien de tel qu’un « assez bon » membre à l’intérieur de cette structure familiale trop petite pour satisfaire aux adaptations nécessaires à la vie ? Et si tous nos sentiments d’avoir échoué au sein de nos familles n’étaient pas des échecs, mais une leçon pré-scolaire destinée à nous apprendre les nouvelles structures que nous avons à donner au soin que nous prenons les unes des autres ?
Ce à quoi je m’engage dans cette vie c’est à apprendre à tes côtés, toujours. À étudier les changements que tu amènes dans mon corps, dans mon esprit, dans mon cœur. À venir à l’école tous les jours, et à prendre avec toi le cours intitulé « comment nous perdurons ». Je m’engage à apprendre rigoureusement à collaborer avec grâce et à me retirer quand c’est à ton tour de faire tes preuves. Je m’engage à plonger en profondeur pour trouver les nourritures qui nous illumineront du dedans. Je t’aime, et j’ai tant à apprendre. Je t’aime et nous apprenons tout juste que cela est possible : l’amour à une échelle où nous pouvons survivre. Je t’aime, et quelle générosité – quel miracle – de recevoir de la vie ce don d’apprendre.
Traduit de l’anglais (états-unis)
par Emma Bigé, Mabeuko Oberty & Myriam Rabah-Konaté 3
1Pour en lire davantage sur ce point, on peut consulter Care Work: Dreaming Disability Justice, Leah Lakshmi Piepzna-
Samarasinha (Vancouver : Arsenal Pulp Press, 2018).
2Et souviens-toi de ce que Grace Lee Boggs nous a dit : si nous pouvions travailler de manière intergénérationnelle à répondre aux défis que pose notre équilibre et notre existence, nous n’aurions pas besoin d’une autre école. (Conférence annuelle des Médias Alliés à Detroit, Michigan, 2007).
3Ce poème est tiré de Non-noyées. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines (2020), à paraître aux éditions Burn~Août en 2024.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Géorgie : résister aux régimes autoritaires et impériaux
- Faire l’Europe Fédérale, avec l’Ukraine (contre le DOGE d’hier et d’aujourd’hui)
- Le partage du sensible
- Quelques réflexions sur la rhétorique “anti-communautaire”