Entretien avec Philippe Corcuff par Julien Chanet (décembre 2021-mars 2022)
Á propos de La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », mars 2021, 672 p.)
Un auto-aveuglement dans la gauche radicale comme point de départ
Le sous-titre de votre livre est « comment l’extrême droite gagne la bataille des idées ». Quel est le parcours vous ayant mené à ce problème ?
En ne prenant conscience que progressivement des difficultés à comprendre l’ampleur du problème. Il y a des dérèglements idéologiques qui commencent à se mettre en place au milieu des années 2000 et à ce moment-là, moi et d’autres, on est dans le sillage du mouvement altermondialiste, dans la perspective de renouveler la gauche radicale à partir de la Ligue Communiste Révolutionnaire. On est sur le pari que les deux pôles qui ont incarné la gauche au XXe siècle, la social-démocratie et le communisme, sont pour des raisons différentes en voie d’affaiblissement fort. C’était net pour le Parti Communiste à cause du stalinisme et dans le sillage de la chute du Mur de Berlin en 1989, et on pensait que la néolibéralisation du Parti Socialiste depuis le tournant de 1983 finirait par avoir des effets importants de délégitimation. L’ambition était de recomposer la gauche autour de la gauche radicale et altermondialiste. On était dans cette logique, cette dynamique, ce qui a eu comme effet de nous rendre aveugles à un certain nombre de signes sur le moment. On n’a pas suffisamment été attentifs à une série de recompositions, d’hybridations qui se mettaient en place, par exemple avec le « sarkozysme », dans sa façon d’emprunter à la fois à l’extrême droite et à la gauche.
Notre aveuglement sur le moment n’est pas sans lien avec une croyance forte dans les milieux militants à gauche : le travail intellectuel serait principalement destiné à la lutte idéologique, c’est-à-dire devrait surtout fournir des légitimations aux combats militants. Or, je pense que le travail intellectuel dans la logique des théories critiques, cela sert à prendre de la distance par rapport à des événements, à restituer dans un cadre global une série d’éléments qui nous viennent de manière dispersée dans l’expérience, à mettre en relation des choses qu’on ne mettrait pas spontanément en relation par rapport à nos évidences ou notre vue parcellaire du monde. Le travail intellectuel, dans cette perspective, nous aide à constituer des boussoles personnelles et collectives dans l’interaction avec nos expériences pratiques.
Sur la base de mon parcours militant (du Parti socialiste à la fin des années 1970 à la Fédération anarchiste en 2013, en passant par la Ligue communiste révolutionnaire à la fin des années 1990) et intellectuel (du marxisme de mes années étudiantes à la sociologie postmarxiste de Pierre Bourdieu, puis à une série d’ouvertures avec la sociologie pragmatique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, la philosophie de l’ouverture à l’ailleurs et à autrui d’Emmanuel Levinas, le pragmatisme de John Dewey, la philosophie du cinéma de Stanley Cavell, la découverte du continent anarchiste, etc.) , j’ai commencé à me poser des questions autour de l’extrême droitisation des débats publics et à accumuler des matériaux à partir de 2012. Cela a donné un livre plus pamphlétaire Les années trente reviennent et la gauche est dans le brouillard, publié en 2014. Déjà Éric Zemmour occupait une place de choix dans l’analyse, mais certains me reprochaient dans la gauche radicale de donner de l’importance à un auteur qu’ils percevaient comme « marginal ». Ce premier ouvrage m’est apparu toutefois insuffisant pour traiter le problème. Je me suis donc attelé à ce second livre, La grande confusion, sorti en mars 2021. Cet ouvrage constitue un outil, et d’abord pour moi-même, pour se rendre compte de ce qui se passe et faire attention où l’on met les pieds. Pour cela, je commence à reconfigurer une boussole de l’émancipation et à établir une cartographie des chausse-trappes du moment. Parce qu’inéluctablement dans une période de recomposition politique et idéologique, on est amené à explorer, à tâtonner, à tester des choses, au risque inévitable de se tromper, de s’embourber, de contribuer à alimenter l’air irrespirable qui pourrait nous étouffer. Comme les choses sont à recomposer, ce qu’il faut faire va encore moins de soi que dans des périodes où les repères sont davantage routiniers. Et donc on peut faire des erreurs. La grande confusion, en tant que double esquisse d’une boussole et d’une cartographie en terrain piégé, s’adresse tout à la fois aux universitaires, aux chercheurs et aux étudiants ainsi que des citoyens critiques. Il vise le milieu universitaire, parce que je l’ai construit comme un livre de théorie politique critique rationnellement argumenté et étayé sur des indices empiriques vérifiables, mais aussi les militants et les sympathisants de gauche, en particulier la gauche mélancolique insatisfaite de ce que lui proposent la plupart des organisations politiques.
Le « sarkozysme » comme moment dérégleur
Un exemple de cette confusion au milieu des années 2000, qui aurait été un élément déclencheur ?
Comme je l’ai dit le « sarkozysme », de Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur (2005-2007) à président de la République (2007-2012), a constitué un moment important, car il a fait plusieurs choses : 1e) il a rapatrié de manière soft des thèmes d’extrême droite à droite et, dans la concurrence avec le Front national, il va contribuer à légitimer le trio « islam – insécurité – immigration », comme un des cœurs du débat public ; 2e) il utilise des référents de gauche : références à Jaurès ou à Gramsci dans les discours, la lettre de Guy Môquet, etc. ; et 3e) il a débauché des ministres venant de la gauche, et ce sera d’ailleurs un ancien dirigeant socialiste à qui sera attribué le ministère le plus idéologiquement piégé, celui de l’Identité nationale, Éric Besson. Dans la gauche radicale, on a surtout critiqué le néolibéralisme de la politique du « sarkozysme », on a vu aussi les concessions à la xénophobie, mais on n’a pas pris la mesure des dérèglements idéologiques qui étaient engagés. Car le fil « sarkozysme » va être associé à ce moment-là, pour des raisons aléatoires, à d’autres fils ayant leur propre logique et leur propre temporalité, comme la crise des gauches, un certain renouveau idéologique ultraconservateur, incarné notamment par Alain Soral et Éric Zemmour, ou en 2011 l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN et sa politique de banalisation de l’extrême droite.
Pour notre part, dans la gauche radicale (j’étais militant de la LCR, d’ATTAC et de SUD Éducation), nous étions si gonflés par notre propre importance que l’idée que quelque chose de primordial se passait peut-être chez nos adversaires ne nous a guère effleurés l’esprit sur le moment. Par exemple, on a fêté le non au Traité constitutionnel européen en 2005 comme une victoire de la gauche radicale. Mais on a minimisé la part d’extrême droite dans la victoire du non.
Comment analyser ce biais ?
C’est comme si pour une part significative des milieux militants et intellectuels à gauche, il y avait implicitement une hégémonie intellectuelle naturelle de la gauche. La double erreur de cette tendance intellectualiste, c’est de croire que la pensée est à gauche et que c’est la pensée qui domine le monde. J’ai remarqué dans mon long parcours militant (j’ai adhéré au Mouvement de la jeunesse socialiste en 1976 alors que j’étais en première au lycée à Bordeaux) que même les matérialistes, et parmi eux les catégories de marxistes les plus déterministes en théorie, sont souvent idéalistes dans les pratiques militantes. Quand ils sont pris dans les logiques militantes, ils font comme si les idées gouvernaient les choses, en contredisant implicitement leurs écrits, parfois de facture à l’inverse très économiste.
À l’écart de ce que les Américains appellent « les intellectuels publics », c’est-à-dire intervenant de manière engagée dans les débats publics et qui rencontrent souvent des problèmes analogues à ceux des univers militants, la grande masse du milieu universitaire n’était pas d’une plus grande aide pour saisir les logiques d’extrême droitisation, et cela pour trois raisons principales. Premièrement, car la pensée universitaire a du mal avec « l’actualité », c’est-à-dire un objet flou et mouvant, toujours en mouvement. Et les universitaires craignent souvent de se brûler les yeux et les concepts en se confrontant à cette « actualité » déroutante. Car un acquis du travail universitaire, ce n’est pas « la neutralité » – lieu commun faible épistémologiquement qui n’est plus guère défendu que par la sociologue Nathalie Heinich, d’ailleurs paradoxalement dans le mouvement de sa conversion politique conservatrice – mais l’effort de distanciation. Or, quand les événements sont trop près de nous, on a du mal à prendre de la distance. Et quand, par ailleurs, ces choses bougent, on hésite à faire des hypothèses susceptibles d’être démenties le lendemain. Deuxième raison à la timidité universitaire face aux processus en cours d’extrême droitisation : une tentation intellectuallocentrée. On va alors hésiter à passer du temps à visionner des vidéos de Soral et à lire des textes de Zemmour, tant il s’agit de pensées faibles du point de vue de critères universitaires. Mais on risque de confondre alors l’inconsistance intellectuelle d’une pensée et son efficacité idéologique. La troisième raison de la timidité universitaire réside dans la logique d’ultra-spécialisation des savoirs académiques, qui marginalise les entreprises globalisantes. J’inscris la démarche de mon livre dans une branche de la science politique : la théorie politique, lieu de dialogue et de tension entre sciences sociales et philosophie politique. Ce pourrait être face aux travers de l’hyper-spécialisation un des lieux de reglobalisation pour les savoirs universitaires, mais le plus souvent c’est traité comme une spécialité parmi d’autres.
Ainsi, tant du côté des secteurs militants et intellectuels de gauche que du côté académique, on manquait au moment où j’ai commencé à écrire le livre en mars 2017 (les dernières corrections d’épreuve intervenant début décembre 2020) de vues critiques globalisantes et précisément documentées de ce qui était en train de se passer du côté de l’extrême droitisation des espaces publics en France. Il fallait pouvoir rendre compte des effets d’aimantation sur l’ensemble du champ politique, y compris à gauche, de postures et de thèmes venant de l’extrême droite, comme les succès du triptyque « islam – insécurité – immigration », la proposition sur la déchéance de nationalité par François Hollande après les attentats de 2015 ou la récente la loi dite sur « le séparatisme » sous la présidence d’Emmanuel Macron.
De Baron noir à The Batman : les cultures populaires en avance
Vous suggérez dans La grande confusion que des séries TV sont mieux à même que la recherche universitaire de « nourrir notre inquiétude critique vis-à-vis des dangers de la période » (p. 39). En quoi ?
Parmi les séries TV les plus intéressantes, et au-delà dans les cultures populaires (cinéma, chansons, romans policiers, etc.), peut se dessiner, dans le registre de langage propre aux séries, un point de vue critique moins spécialisée et se coltinant des problèmes d’« actualité ». Par exemple, trois séries télévisées américaines récentes, The Man in the High Castle (Frank Spotnitz, d’après Philip K. Dick, Amazon, 2015-2019), The Handmaid’s Tale (Bruce Miller, d’après Margaret Atwood, Hulu, depuis 2017-en cours) et The Plot Against America (David Simon et Ed Burns, d’après Philip Roth, HBO, 2020), posent le problème de l’actualité de formes de fascisme.
Une série française, la troisième et dernière saison de Baron noir (Éric Benzecri et Jean-Baptiste Delafon, Canal+, 2020) se confronte directement et de manière étonnante au problème du confusionnisme. Elle crée le personnage de Christophe Mercier (Frédéric Saurel), vidéaste défendant le tirage au sort comme axe démocratique, candidat « anti-système » et conspirationniste à l’élection présidentielle, qui emprunte des traits à la figure confusionniste Étienne Chouard. Et la série montre que les jeux tactiques politiciens de Philippe Rickwaert (ex-PS, ancien maire de Dunkerque, joué par Kad Merad), d’Amélie Dorendeu (présidente de la République, ex-PS incarnant un centre-gauche social-libéral, dotée de certains traits empruntés à Emmanuel Macron, jouée par Anna Mouglalis), de Michel Vidal (ex-PS, leader « populiste » revendiqué du mouvement Debout le peuple, inspiré de Jean-Luc Mélenchon, joué par François Morel) et de Lionel Chalon (président du Rassemblement national, dans une extrême droite relookée façon Marine Le Pen, joué par Patrick Mille), dans des intentions diverses, voire opposées, leur échappent et contribuent à mettre dangereusement Mercier au centre du jeu politique.
Si l’on sort des séries pour passer au cinéma, The Batman de Matt Reeves (2022), avec Robert Pattinson, ouvre aussi, dans son registre proprement cinématographique, un éclairage intéressant sur des questions d’« actualité » dans différents pays : la corruption généralisée des institutions politiques, judiciaires et policières, en lien avec le pouvoir économique, y est dénoncée. Mais le film peut aussi être lu comme un appel à la vigilance vis-à-vis d’un hypercriticisme proto-fasciste alimentant la politique par le ressentiment. Or, cet hypercriticisme ressemble à une critique démocratique de la corruption et des inégalités, mais le film met en évidence le fossé abyssal qui sépare les deux types de critique.
Si on arrête de considérer de manière uniforme les produits des cultures populaires de masse comme des lieux d’« aliénation » et de « propagande », comme on le fait souvent dans la gauche radicale et libertaire, on peut y trouver matière à réflexions critiques et à imaginaires alternatifs.
L’ultraconservatisme et le confusionnisme comme « formations discursives » aux dynamiques impersonnelles
Si l’on revient à l’actualité française, quels sont les acteurs de l’ultraconservatisme et du confusionnisme que vous analysez ?
L’ultraconservatisme et le confusionnisme sont appréhendés comme deux ensembles rhétoriques et idéologiques n’ayant que des intersections et des interactions entre eux. J’emprunte la notion de « formation discursive » à Michel Foucault dans L’archéologie du savoir (1969) pour indiquer qu’il s’agit d’espaces composites alimentés par des locuteurs divers et même opposés entre eux, mais qui vont générer de manière non intentionnelle des évidences partiellement partagées. Par exemple, dans la formation discursive confusionniste, alimentée aussi bien par des locuteurs d’une gauche modérée dite « républicaine » que de gauche radicale, c’est le fait de considérer la nation comme le Bien et le monde comme le Mal, de sacraliser les frontières, de faire de l’islam « un problème », etc. Les locuteurs de l’ultraconservatisme (comme Soral, Zemmour, Renaud Camus, Mathieu Bock-Côté, etc.) et du confusionnisme (de Caroline Fourest et Manuel Valls à Jean-Luc Mélenchon et Frédéric Lordon, en passant par Michel Onfray) ne sont pas unifiés et ne contrôlent pas ces dynamiques idéologiques qui les débordent. J’utilise une expression de Pierre Bourdieu en parlant d’une « orchestration sans chef d’orchestre ».
Dans un livre de 1979, Le pouvoir intellectuel en France, Régis Debray remarque que les intellectuels publics en France sont de moins en moins des universitaires et davantage des journalistes et des essayistes médiatiques. Cela s’est accéléré depuis. À quoi s’ajoutent des transformations plus récentes des médias : l’importance prise par les chaînes d’information en continu et par Twitter pour favoriser la pensée rapide.
Dans une période de recul du clivage gauche/droite, et même de crise de la notion de « gauche », avec une certaine dynamique idéologique de l’ultraconservatisme, ces transformations médiatiques vont participer à accroître les brouillages des repères politiques. Dans ce contexte, des hybridations entre des postures et des thèmes d’extrême droite, de droite, du « macronisme », de gauche modérée et de gauche radicale vont se développer. C’est cela que je vise avec la notion de confusionnisme. Cela ne concerne pas toutes les confusions. Le confusionnisme, c’est un ensemble de confusions par rapport à un état antérieur où des repères étaient stabilisés autour du clivage gauche/droite, incluant une frontière symbolique forte entre les forces politiques de gauche et de droite et l’extrême droite, à cause de l’horreur du nazisme et de ses appuis pétainistes français.
On a donc affaire à des dynamiques impersonnelles, certes alimentées par des intentions individuelles et collectives, mais qui échappent largement au contrôle de chacun des acteurs en présence et qui ne suscitent le plus souvent que des consciences parcellaires de ce qui est en train de se passer. D’où la double importance d’une boussole et d’une cartographie.
C’est un point important de votre livre. Vous dites à la fois que vous ne vous en prenez pas aux acteurs à titre personnel, mais ils sont partout présents, et de tous les horizons…
Pour comprendre ce qui se passe, en particulier le confusionnisme résultant d’interférences rhétoriques et d’hybridations idéologiques, je ne pouvais pas utiliser la notion d’« auteur ». Car le plus courant, dans notre vision trop individualisatrice de la production des idées, c’est de référer des discours à des auteurs. Et quand on ne part pas de l’entrée « auteurs », on va s’intéresser à des courants idéologiques et politiques dotés d’une certaine cohérence pour naviguer dans l’histoire des idées. La notion de « formation discursive » constitue un découpage alternatif pour analyser les discours et les idées. Dans une formation discursive, il n’y a pas d’une cohérence intentionnelle au départ, puisque les gens qui participent à la produire n’ont pas conscience qu’ils produisent des énoncés partiellement communs. Ils s’opposent même souvent et ces oppositions ne sont pas superficielles, sont bien réelles, entre Mélenchon et Valls ou entre Lordon et le Printemps républicain, par exemple. Cependant, à un autre niveau, peu ou pas conscient, des mots communs ou des évidences partagées dans la façon de poser les problèmes se constituent également.
Dans l’introduction du livre, je pars de trois personnalités clairement opposés : un social-libéral ayant eu une évolution dite « républicaine » récente, l’historien et journaliste Jacques Julliard, l’économiste et philosophe de la gauche radicale Frédéric Lordon et l’essayiste conservateur québécois Mathieu Bock-Côté. Tous trois tendent à mettre en avant le national, comme identité et appartenance, en dénigrant l’internationalisme, dans une vision enracinée de l’appartenance nationale. Comment rendre compte de ces interférences, si on prend du recul ? Ni l’entrée « auteur », ni l’entrée courant idéologique et politique ne peuvent nous aider à répondre. Par contre, avec la notion de formation discursive, on peut comprendre qu’un espace impersonnel de discours se constitue avec des locuteurs en conflit. Mais c’est un type découpage inhabituel dans l’analyse des discours et des idées qui est souvent mal compris par les journalistes, par les militants, par les professionnels de la politique et même par des universitaires. Ne comprenant pas le type d’éclairage qu’il permet de donner sur le réel, on est alors tenté de l’invalider parce qu’étant porteur d’« amalgames ».
Pourquoi ?
Parce que c’est justement un découpage différent des deux découpages les plus familiers que sont donc le découpage « auteurs » et le découpage « courants idéologiques et politiques ». Par exemple, la forme composite du confusionnisme est née d’une diversité de locuteurs, d’espaces, de logiques. Là aussi je romps avec un quelque chose qu’avait bien vu l’historien des Annales Marc Bloch, quand il critiquait l’« idole des origines ». Comme s’il suffisait de retrouver le point hypothétique qui aurait créé l’événement, et après de remonter vers le présent. Or, fréquemment en histoire, il n’y a pas une origine unique et les origines sont fuyantes. Dans un texte très intéressant — un texte de 1971 en l’honneur de Georges Canguilhem — qui s’appelle « Nietzsche, la généalogie et l’histoire », Foucault suggère de saisir dans les processus historiques une pluralité de provenances hétérogènes, qui peuvent cependant se nouer entre elles de manière aléatoire dans un contexte particulier.
Mais certaines personnalités prennent plus de place que d’autres, sont plus structurées…
Oui effectivement. En fait, il y a deux types tendanciels de locuteurs dans les formations discursives : il y a des locuteurs occasionnels et il y a des locuteurs répétés qui vont finir par créer une sorte de cohérence idéologique propre. Je vais prendre un exemple de confusionnisme ayant débouché sur l’ultraconservatisme. Ce n’était pas le cas au départ, mais il y a maintenant quelque chose comme une « pensée » Élisabeth Lévy, qui s’est stabilisée autour du magazine ultraconservateur Causeur. Mais il faut savoir que j’ai croisé Élizabeth Lévy fin des années 1990-début des années 2000 : elle fréquentait un club fermé qui était animé par Daniel Bensaïd, le SPRAT (Société pour la résistance à l’air du temps), une figure du trotskysme en France ! Les locuteurs dont j’analyse les discours n’ont pas nécessairement une pensée stabilisée et peuvent circuler dans des espaces diversifiés. Mais, au bout d’un certain temps, il y a des personnes qui stabilisent des choses et peuvent devenir des idéologues, comme Élisabeth Lévy. Les polarisations manichéennes que j’étudie dans le livre autour de trois terrains, la laïcité, les islamo-conservatismes et la concurrence entre lutte contre l’islamophobie et lutte contre l’antisémitisme, vont participer à stabiliser des locuteurs dans des positions d’idéologues, en contribuant à leur donner de « bonnes raisons » dans la confrontation avec des adversaires.
C’est pour cela que mon livre se voudrait une amorce de boussole et de cartographie dans un champ de mines. Mon problème n’est donc pas d’abord les personnes, et j’ai essayé de les traiter le plus souvent de manière nuancée. D’autant plus qu’il se trouve que dans mon parcours militant et intellectuel, j’ai pu fréquenter certaines figures qui sont actuellement au cœur de cette « grande confusion ».
« Aussi penser contre-soi-même » (Adorno)
Vous pouvez développer ?
Dans le livre, j’essaye de faire un travail de distanciation vis-à-vis de mon propre parcours, en suivant l’injonction de Theodor Adorno dans Dialectique négative (1966) d’« aussi penser contre soi-même ». Dès l’introduction du livre, je ne me place pas en-dehors des espaces que je m’efforce d’analyser : c’est une distanciation à partir de mes implications dans ces espaces. Par exemple, j’ai noué des relations amicales avec Michel Onfray, pour monter le réseau des Universités Populaires en France dans les années 2000. On avait même un projet commun de livre de dialogue sur l’anarchisme… Un autre exemple de proximité : Vincent Cheynet, le directeur de la publication du mensuel La Décroissance, est intervenu à l’Université populaire de Lyon que j’ai co-fondée. Depuis, il a développé des hybridations confusionnistes entre la décroissance et des préjugés homophobes et sexistes, proches de La Manif pour tous. J’ai aussi eu des relations amicales avec Jean-Claude Michéa quand il habitait Montpellier, alors que je vis à Nîmes. Or, il a bâti une hybridation entre socialisme et conservatisme, en donnant une visibilité publique à un schéma très présent chez les ultraconservateurs aujourd’hui : la prétendue unité du libéralisme économique et du libéralisme politique, qui lui permet, au nom de la critique de la domination du marché, de dénigrer la dynamique des droits individuels et collectifs (comme, par exemple, la reconnaissance du mariage homosexuel).
À nouveau, mon problème principal, c’est la façon dont se mettent en place des mécanismes indépendamment des personnes, qui n’en ont pas nécessairement conscience, et pas de dénoncer des personnes. Je souhaiterais qu’Onfray, Cheynet, Michéa ou Lordon, et ceux qui aiment les lire, se rendent compte des pièges que je signale, et se déplacent radicalement sur certains terrains, afin de contribuer surtout à alimenter une formation discursive de l’émancipation. Mon livre constitue tout à la fois un instrument de lutte contre l’extrême droite et un outil de vigilance à gauche, pour chacun d’entre nous et collectivement, mais pas une mise en accusation de personnes. Dans un moment fort de recomposition idéologique et politique, dans le brouillard, il est pleinement légitime de tâtonner, d’explorer ce qui se révèlera être des impasses, et donc de risquer de se tromper.
RT France, Taddéi, Thinkerview : confusionnistes ?
Durant votre tournée promotionnelle pour présenter et discuter du livre, vous êtes passé sur des médias de gauche (Regards, L’Humanité) mais aussi sur des médias de droite (Sud Radio). Et dans des espaces beaucoup plus ambigus, que certains n’hésitent pas à qualifier de « confusionnistes », tel que Thinkerview, ou chez Taddéi, qui officie actuellement sur Russia Today France. Comment cela s’est décidé, et quelle analyse faites-vous de ces espaces ?
Ce que j’appelle confusionnisme, c’est un travail d’hybridation, par exemple dans les émissions télévisées de Thierry Ardisson, en ce qu’il a participé à une modification de la posture critique, en passant de la critique sociale structurelle des inégalités et des dominations vers la critique superficielle du « politiquement correct » avec une tonalité conspirationniste. Je ne mets pas les émissions de débat de Frédéric Taddéi sur le même plan : car il a ouvert un espace d’expression et de débats allant de la gauche radicale à l’extrême droite, en invitant des gens qui souvent n’étaient pas invités ailleurs à la télévision. À l’époque de Ce soir (ou jamais !), cela a permis à des intellectuels critiques de gauche comme Éric Fassin de trouver un espace d’expression face à un large public auquel ils n’avaient pas accès ailleurs. C’est-à-dire qu’une parole hérétique pouvait avoir accès aux médias officiels, ce qui était peu le cas avant. Permettre à des courants diversifiés de s’exprimer, dont des figures d’extrême droite, et produire des hybridations confusionnistes, ce n’est pas la même chose pour moi. Le premier pôle laisse seulement ouvert que des téléspectateurs fassent eux-mêmes ce travail d’hybridation. Pour tenter de fermer cette possibilité, faudrait-il que les secteurs les plus critiques à gauche refusent de s’exprimer dans des médias à audience de masse et se cantonne à un certain entre soi ? Nous avons répondu non à l’époque (à ATTAC, à la LCR, etc.), sans être clairement conscients sur le moment des risques confusionnistes, et je répondrai encore non aujourd’hui, mais en étant plus prudent grâce à une meilleure conscience critique des pièges confusionnistes.
Par contre, RT France ou Sputnik France sont pour moi des chaînes confusionnistes, sous contrôle poutiniste. C’est pourquoi j’ai refusé les sollicitations de ces deux médias, hors l’émission de Taddéi. Je n’ai donc accepté que les émissions de Taddéi, en souvenir de l’expérience passée de la gauche radicale alors qu’il officiait dans l’audiovisuel public, mais aussi en vérifiant si ce qu’il faisait sur RT France se situait encore dans la même direction. Il me semble donc que, encore aujourd’hui (en tout cas jusqu’à récemment), Taddéi ne produit pas d’hybridations confusionnistes, mais il va mettre des points de vue opposés, que je combats pour certains, dans un même espace. Certes, mettre dans un même espace tel point de vue ultraconservateur et tel point de vue de gauche, en les situant sur le même plan, sans distinguer, par exemple, les formes d’expérience engagées (par exemple, entre des expériences populaires ordinaires effectives et des discours généraux et surplombants sur ce que serait la prétendue « essence » de ces expériences), des degrés d’engagement dans des mouvements sociaux ou des compétences (pratiques, techniques ou universitaires) validées dans tel ou tel domaine, c’est contestable. Mais c’est une limite propre aux logiques médiatiques dominantes aujourd’hui, ce n’est pas en soi confusionniste selon moi, même si cela facilite le confusionnisme.
Et Thinkerview ?
J’ai beaucoup plus hésité. Je connaissais mal, je lisais des points de vue dénonçant le « confusionnisme » de ce média. Je me suis davantage renseigné : j’ai vu parmi les interviewés un antisémite comme Kémi Séba, un confusionniste comme Étienne Chouard, un conspirationniste d’extrême droite comme Laurent Obertone et de gauche radicale comme Juan Branco, mais aussi des figures intéressantes de gauche, comme Edwy Plenel et Fabrice Arfi de Mediapart, l’écologiste Noël Mamère, le cinéaste Costa-Gavras, l’humoriste Guillaume Meurice ou mon ami québécois anarchiste Francis Dupuis-Déri qui y est passé deux fois. En regardant quelques vidéos, je n’arrivais pas à savoir clairement quel était le point de vue de l’interviewer, donc du média. Il y a bien un risque, c’est qu’on laisse le récepteur bricoler lui-même ces sources opposées de manière confusionniste. Mais ce n’est pas nettement et directement le média lui-même qui produit ces bricolages confusionnistes.
J’ai alors fini par accepter dans l’optique principale de pouvoir m’adresser à différents publics au sein d’un média qui a une relative grosse audience sur Internet. Car on m’a dit aussi que cela touchait des publics différents de ceux auxquels j’avais le plus souvent accès auparavant. Ce qui s’est confirmé d’ailleurs après mon passage, à travers divers échos. Or, les intellectuels de gauche ont trop souvent tendance à parler aux mêmes publics : ceux du Monde, de Libération, de Mediapart, de Politis, de France Culture… Et refuser Thinkerview, cela risque d’aboutir à quoi précisément pour les gauches critiques ? Soit on s’adresse à des micro-publics déjà convaincus avec des chaînes YouTube alternatives. Soit on élargit l’audience tout en restant dans un certain entre soi, en termes notamment de capital scolaire, de degré de politisation et de génération, avec Libération, Le Monde ou France Culture. Soit on laisse l’audiovisuel public inviter souvent les mêmes, et les syndicalistes, les animateurs de mouvements sociaux et les intellectuels les plus décalés sont largement hors-jeu. Il faut alors tenter d’expérimenter des incartades par rapport à ces trois possibilités, sans pour autant légitimer des bricolages confusionnistes. Ce n’est pas simple, on peut être sur le fil du rasoir, mais ça vaut le coup de tenter des ouvertures vers des publics un peu différents par rapport aux publics que touche habituellement la critique émancipatrice de gauche. Car, autrement, des publics de sensibilité critique ayant peu accès à la critique émancipatrice de gauche risquent d’aller voir des choses qui paraissent classiquement critiques mais qui se révèlent au bout du compte clairement confusionnistes, complotistes, voire « postfascistes », antisémites ou islamophobes.
Thinkerview constitue un espace de ce type, sur le fil du rasoir par rapport au confusionnisme, mais qui accroche plus les étudiants ou le milieu libertaire, pour prendre deux publics que je côtoie, que Le Monde ou Mediapart. Ça touche un public plus divers générationnellement, politiquement ou socialement.
Donc pas de regrets ?
Mes doutes ne sont pas complètement levés. Dans ces écrits politiques, le philosophe Maurice Merleau-Ponty souligne que nous avons à agir inéluctablement avec une part d’incertitude, des ambiguïtés pesant souvent sur le contexte dans lequel on agit comme sur les effets de notre action. Cependant, au moment où je parle, je pense que j’ai plutôt pris la bonne décision avec Thinkerview. Parce que si l’on veut que des publics larges aient la possibilité de s’approprier des outils de distanciation qui sont fabriqués dans les mouvements sociaux ou dans les milieux intellectuels critiques, et si l’on veut politiquement recomposer la gauche dans le sens de l’émancipation, on ne peut pas rester dans l’entre soi. Donc il faut essayer d’ouvrir par différents bouts, au risque d’échecs et d’erreurs.
Je suis passé le 23 juin 2021 sur Thinkerview. Bien sûr, je ne fais pas du tout partie des « vedettes » de ce média : il n’y qu’à comparer début mars 2022 mes 300 000 vues sur YouTube et les plus de 4 millions de Juan Branco ! Je suis conscient de la faiblesse structurelle d’un travail intellectuel lesté par une double éthique professionnelle et politique dans ce type de dispositif. Mais, si l’on regarde précisément certains échos de mon passage, j’ai eu accès à deux grands types de réactions. Des échos largement négatifs de la petite communauté sur Internet qui suit Thinkerview, sur le moment même, en direct, à travers les commentaires postés. Réactions souvent négatives qui ont conduit l’interviewer à être plus interventionniste avec moi qu’habituellement, afin de contenter son public le plus proche, puisqu’il suit les réactions dans le fil de l’interview. Or, c’est déjà intéressant de créer un tel énervement chez un public qui a fréquemment la prétention de détenir une sorte de monopole de la critique. Et puis j’ai reçu toute une série de messages, immédiatement après mon passage ou même au cours des mois qui ont suivi, de personnes qui ne connaissaient ni mes engagements militants, ni mon travail intellectuel, mais qui me remerciaient de les avoir aidés à se poser de nouvelles questions. Ce n’est pas si courant que cela.
Le confusionnisme depuis La grande confusion, avant et après l’Ukraine
Depuis la parution du livre en mars 2021, est-ce que des événements sont venus corroborer ou invalider vos hypothèses quant au confusionnisme ?
Le confusionnisme s’est développé. On a connu une période particulièrement dynamique du pôle « postfasciste » de l’ultraconservatisme avec la zemmourisation de la campagne présidentielle à partir de septembre 2021. Je parle de « postfascisme » en prenant position dans les débats militants et académiques actuels sur la caractérisation de l’extrême droite aujourd’hui. Ceux qui parlent de « fascisme » ou de « néofascisme » mettent l’accent sur l’identité transhistorique de l’extrême droite, en tendant à négliger ses transformations, et ceux qui parlent de « populisme » rompent les liens avec les fascismes historiques. « Postfascisme » s’efforce pointer des continuités et des discontinuités.
En ce qui concerne le confusionnisme depuis mars 2021, arrêtons-nous d’abord sur les déplacements entre le mouvement des « gilets jaunes » et le mouvement antipass-antivax. J’analyse dans le livre le mouvement des « gilets jaunes », à partir d’enquêtes de sciences sociales, d’observations militantes et de données recueillies sur Internet et dans les médias, comme composite dans un contexte idéologique marqué par une double dynamique ultraconservatrice et confusionniste. On y décèle des aspirations émancipatrices (la demande de dignité personnelle dans le cadre de revendications de justice sociale et de démocratie plus horizontale, tout particulièrement), mais aussi des tendances confusionnistes (le centrage sur le national ou l’attrait des schémas conspirationnistes), des composantes minoritaires d’extrême droite (dont la présence de la figure d’un antisémitisme anticapitaliste, le nom de « Rothschild », qui avait déjà été réactivé lors de la présidentielle de 2017 et qui hante depuis 1830 l’imaginaire politique français) et même des traits néolibéraux (l’antifiscalisme et l’appel à « la baisse des prélèvements obligatoires, ou la dénonciation de « l’assistanat » dont bénéficieraient les fractions les plus précarisées des milieux populaires). Or, le mouvement antipass-antivax de l’été 2021 a vu l’émergence d’un mouvement où les composantes émancipatrices ont fortement reculé (avec un thème vague et polysémique de « liberté » souvent déconnecté de la solidarité) et les composantes confusionnistes (le conspirationnisme, l’assimilation de l’État de droit à tendances autoritaires français avec une « dictature », le négationnisme larvé dans l’usage des étoiles jaunes…) et d’extrême droite (l’antisémitisme encore, et la présence davantage publicisée de figures d’extrême droite) ont augmenté par rapport aux « gilets jaunes ». Et dans toute une série de villes de province des personnes d’extrême droite et de gauche se sont côtoyées dans les mêmes manifestations. Cela a même eu des effets régressifs sur des organisations porteuses historiquement d’idéaux d’émancipation. Ainsi j’ai quitté récemment la Fédération anarchiste, notamment parce qu’avec le mouvement antipass-antivax des propos conspirationnistes, négationnistes et antisémites, certes très minoritaires mais suscitant une certaine passivité de la part de la masse des militants, se sont fait entendre en interne de manière répétée1.
Cependant, on n’observe pas seulement dans la dernière période, une accélération du confusionnisme, comme avec le mouvement antipass-antivax. Il y a aussi des tendances contradictoires qui s’expriment. Prenons le cas de Jean-Luc Mélenchon, dont les dérèglements confusionnistes sont longuement analysés dans le livre depuis les années 2010. L’adoption du thème de « créolisation » à partir de septembre 2020, s’est approfondie depuis, le conduisant aussi à alimenter de façon originale la formation discursive de l’émancipation. Et il a abandonné ses formulations islamophobes antérieures vis-à-vis du voile ou du burkini depuis sa participation à la Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019. Par contre, les ambiguïtés vis-à-vis du conspirationnisme et de l’antisémitisme ont perduré, comme l’a mis en évidence l’analyse détaillée d’Olia Maruani2.
Hors de l’aire mélenchonienne, une contre-tendance s’est toutefois développée par rapport à la tendance à la minoration de l’antisémitisme, voire vis-à-vis de formes de complaisance quant à des ambiguïtés concernant l’antisémitisme, qu’il s’agisse des Indigènes de la République ou de thématiques dites « antisionistes », au sein de secteurs significatifs de la gauche radicale : l’amplification de l’action du RAAR (Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes), petite association qui a émergé en février 2020 et auquel je participe3.
Enfin, autre exemple, on ne peut pas esquiver l’actualité ukrainienne. Il y a d’abord eu, avant l’agression russe, un axe confusionniste qui s’est dessiné entre d’une part, Marine Le Pen et Éric Zemmour, et, d’autre part, Fabien Roussel et Jean-Luc Mélenchon, dans des formes de complaisance à l’égard du régime incarné par Vladimir Poutine. Ces ambiguïtés propres à ce qu’on pourrait appeler un confusionnisme géopolitique s’étaient déjà exprimées lors de la guerre en Syrie dans ce que l’activiste anglo-syrienne de gauche anti-autoritaire Leila al-Shami a appelé un « anti-impérialisme des imbéciles »4. La condamnation claire de l’agression poutiniste par Mélenchon, comme de Roussel, n’a pas tout à fait levé, par la suite, les ambiguïtés confusionnistes des discours du leader Insoumis, avec des formes de réintroduction d’une symétrisation entre l’OTAN et le « poutinisme », comme l’a montré le théoricien politique Jean-Yves Pranchère5. Dans ce cadre, la rhétorique mélenchonienne du « non-alignement » tend à continuer à brouiller les repères. Des significations partiellement communes entre extrême droite et gauche se sont donc sédimentées sur ce terrain géopolitique dans l’écart à des perspectives émancipatrices. Un des effets collatéraux en France de la tragédie ukrainienne est, par exemple, d’avoir commencé à générer dans des secteurs encore très minoritaires de la gauche radicale une amorce de prise de conscience des dérèglements éthiques, intellectuels et politiques portés par l’incarnation dominante de la gauche radicale dans l’espace politicien : le « mélenchonisme », dans ses caractéristiques composites et mouvantes en fonction des moments même. Cette prise de conscience a toutefois été fortement limitée par la dynamique du « vote utile » autour de Mélenchon à l’approche du premier tour de la présidentielle. Cependant, bien au-delà du rapport à Mélenchon, une quasi-théologie politique d’un Mal principal et unificateur nommé « néolibéralisme » a fini par affecter des secteurs importants de la gauche radicale intellectuelle, associative, syndicale et politique, ne nous aidant guère à appréhender une pluralité de maux n’ayant au plus que des intersections et des interactions entre eux. Au début, à partir du milieu des années 1990, la critique du néolibéralisme économique se présente comme un appui prometteur pour une renaissance de la critique de gauche après une certaine atonie au cours des années 1980 (car nous étions peu à mettre en cause « le tournant de la rigueur » en 1983, pour ma part au sein de la gauche du PS de l’époque, le CERES, et dans la revue animée par Didier Motchane, EnJeu). Aujourd’hui, plus de 25 ans après, la critique nécessaire du néolibéralisme économique se présente trop souvent comme un rétrécissement de la pensée critique dans de larges secteurs de la gauche radicale.
Si l’on revient globalement sur ce qui s’est passé depuis mars 2021 dans les débats publics en France, on a plutôt connu une dégradation confusionniste à gauche depuis la sortie du livre, avec toutefois l’existence de contre-tendances face à cette tendance dominante.
La question de l’État, de Lordon au pragmatisme libertaire
La grande confusion aborde surtout les tendances négatives de la période, les pistes alternatives étant plus succinctes. Or vous vous réclamez de la renaissance d’une « gauche d’émancipation » et d’un pôle « libertaire » au sein de celle-ci. Je voudrais alors aller un peu plus loin avec vous dans cette direction seulement en pointillés dans le livre. Tout d’abord, comment abordez-vous la question de la verticalité en politique ? En libertaire, seulement comme le spectre d’une capture autoritaire ? Vous critiquez justement les thèses de l’ouvrage de Frédéric Lordon Imperium (La Fabrique, 2015) sur ce plan…
Dans mon livre, je m’efforce d’interroger la stabilisation d’évidences à gauche quant à une relégitimation de la place centrale accordée à l’État-nation en politique, via notamment le développement de ce qui s’est appelé « le souverainisme », avec des versions de gauche, de droite et d’extrême droite. C’est notamment ce que je critique chez quelqu’un comme Frédéric Lordon, dont l’ouvrage Imperium alimente, d’une part, une valorisation de « l’appartenance nationale » et « l’affect national » (par exemple pp. 47-49, 166-168 et 173-174) et un dénigrement corrélatif de l’internationalisme (en particulier pp. 47, 144, 162 et 305), dans un moment où ce dernier apparaît déjà affaibli, et, d’autre part, une réintroduction au cœur d’une pensée critique de la verticalité étatiste. Par exemple, dans Imperium, Lordon caractérise son concept majeur d’« État général », comme « le principe d’un centre au-dessus des parties » (p. 214). Et il considère comme inéluctable « une politique toujours inscrite dans l’horizon de la verticalité et de l’État général » (p. 200) et « sous le surplomb de la verticalité » (p. 201). On peut alors parler pour Lordon d’un double nationalisme méthodologique et étatisme méthodologique, c’est-à-dire dans le sens de l’évidence du découpage de la réalité socio-politique en fonction des catégories nationales et étatiques. On trouve aussi dans « le populisme de gauche » théorisé par Chantal Mouffe, sous une modalité différente, une double valorisation de la verticalité et du cadre national autour d’un leader. Chez Mouffe, dans le sillage des analyses « postmodernes » d’Ernesto Laclau, le chef constitue un élément déterminant pour créer « le peuple » en tant que production discursive. On comprend que cela ait pu attirer des gens comme Mélenchon ou comme Pablo Iglesias à Podemos. C’est une légitimation philosophique de leur place centrale dans une politique populaire ! Lordon se révèle toutefois plus lucide sur ce plan que Laclau et Mouffe, car, contrairement à eux, il a une conscience critique des potentialités oligarchiques de la verticalité politique, ce qu’il appelle « la capture » en tant que « dépossession politique » (p. 197). Il demeure cependant écartelé de manière mélancolique entre le fétichisme de « la verticalité » étatiste et la perspective souhaitable mais inaccessible selon lui de l’autogouvernement démocratique.
Pour autant, ne semble-t-il pas illusoire de s’affranchir de la notion d’État ?
Le sociologue Luc Boltanski, dans ses livres De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation (2009) et Énigmes et complots (2012), suggère des pistes intéressantes là-dessus. Il faudrait distinguer les États empiriquement existants, qui sont composites, avec l’étatisme. Qu’est-ce que serait l’étatisme ? Ce serait la logique qui voudrait unifier autour d’une verticalité unique l’ensemble des institutions publiques. En fait, en pratique ça ne marche jamais. En science politique, les travaux développés dans le cadre de l’analyse des politiques publiques montrent que ce qu’on appelle « un État », c’est contradictoire, en fonction des institutions, des appareils, des moments, de l’histoire des milieux bureaucratiques, etc. L’éducation nationale ou l’hôpital public, ce n’est pas l’armée ou la police, par exemple. Donc, un État d’un point de vue empirique, c’est nécessairement composite. C’est pourquoi on se doit d’éviter une certaine diabolisation anarchiste de l’État, qui tend à lui donner une forme homogène qu’il n’a pas en pratique. Partant, on se trompe dans l’analyse des contradictions du réel et on surévalue la force de ce à quoi on se confronte. Même dans le mouvement antiraciste, l’idée d’un « racisme d’État » apparaît souvent inadéquate. Si elle est bien ajustée à la structuration de ce qu’a été l’État dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, elle est plus contestable dans les États de droit représentatifs à idéaux démocratiques et à tendances oligarchiques comme en France aujourd’hui. Dans un tel cas, il y a plutôt du racisme dans l’État, comme héritage postcolonial, mais il y a aussi des ressources antiracistes liées aux luttes sociales et politiques, dans des cristallisations très différentes au ministère de la Culture, dans l’Éducation Nationale, dans la police ou dans l’armée.
Cependant si les États sont empiriquement composites, ils sont bien travaillés par des logiques étatistes tendant à faire remonter l’ensemble des institutions autour d’un axe unique dans une verticalité. Pour moi, une proposition anarchiste et pragmatiste, ce serait de dire : il faut des institutions, il faut des services publics, mais ces institutions doivent être organisées autour de plusieurs axes dans une galaxie plutôt que sur le modèle d’une verticalité unifiée. C’est une façon de tenir compte d’acquis du libéralisme politique, qui a souvent été disqualifié en l’assimilant indûment au libéralisme économique, dans un axe confusionniste allant de Jean-Claude Michéa à La Manif pour tous. Par exemple Montesquieu écrit en 1748 dans De l’esprit des lois (1748) : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (Livre XI, chapitre IV). Contrairement à ce que l’on croit souvent, Montesquieu ne défend pas une théorie de la séparation des pouvoirs, mais de la limitation réciproque des pouvoirs.
Pas d’horizontalisme, donc, pour vous ?
Non, ma position n’est pas une position horizontaliste au sens strict. Je refuse le verticalisme, mais pas au nom d’un horizontalisme intégral. Je suis en quête de dispositifs politiques mettant des formes contrôlées de verticalité sous la dépendance de formes horizontales. Car je ne vois pas comment on pourrait faire de la politique sans porte-parole, sans représentants – mais pas sous une forme permanente et professionnalisée -, sans institutions dotées de mécanismes de coordination, ce qui suppose une certaine verticalité. Je ne vois pas comment on pourrait faire de la politique sans organisations politiques, qui permettent une réflexion tactique et stratégique qui tienne compte des avancées et des échecs passés. Nous avons besoin d’organisations, mais pas nécessairement sous la forme de partis politiques historiquement calés sur le modèle de l’État-nation moderne, des organisations politiques qui stabilisent l’action sur un certain temps, par rapport à des formes spontanées vivifiantes mais plus éphémères, et qui protègent et transmettent une mémoire politique.
Mon évolution d’un marxisme autogestionnaire dans les années 1970 vers une pensée libertaire, en plus de la réhabilitation de la question de l’individualité – contre la prégnance d’un « logiciel collectiviste » à gauche en France depuis l’après-guerre de 14-18 et qui prend aujourd’hui la forme d’une focalisation trop exclusive sur « le commun » -, est passée par la prise en compte de la critique des effets de la verticalité étatique, auxquels participent les effets de la professionnalisation politique. Plus jeune, focalisé sur la question de la rupture avec le capitalisme, j’étais peu conscient des embûches pour l’action émancipatrice générées par la professionnalisation politique, par les mécanismes bureaucratiques et par la verticalisation étatique en général. Cette évolution libertaire se veut toutefois pragmatiste, au sens de la philosophie pragmatiste américaine d’un John Dewey. Car, par exemple, pour s’opposer à la dérégulation néolibérale, il faut bien s’appuyer sur des services publics. Plus, il faut aussi qu’il y ait des coordinations, donc des nœuds de coordination, entre les actions. Il faut des formes de stabilisation relative. Parce dans une société libertaire, il y aura aussi, par exemple, des systèmes de retraite. Or, même un système de retraite réellement mutualiste, à l’écart des formes bureaucratisées qui dominent aujourd’hui, a besoin d’une certaine stabilité. Ça ne peut pas changer tous les jours en fonction des votes d’une assemblée générale. Il y aura donc aussi, selon moi, de la verticalité dans une future société libertaire. Et cela dès aujourd’hui dans nos expériences alternatives et nos combats. Les classiques de l’anarchisme l’avaient d’ailleurs bien compris avec le thème du fédéralisme libertaire, qui met d’une certaine façon la verticalité sous tension de l’horizontalité. Comme le note Pierre Bourdieu dans son article de 1984 « La délégation et le fétichisme politique » : pour lutter contre l’aliénation propre aux diverses formes de domination, il faut risquer l’aliénation portée par les mécanismes de représentation politique. C’est-à-dire que pour lutter contre les dominations sociales (de classe, de genre, raciales, etc.), on passe par des porte-parole, des institutions, qui risquent d’alimenter des formes de captation de pouvoir. On ne peut pas complètement éviter ça. Cela suppose d’accepter la tension et de trouver des dispositifs où cette tension s’exprime sans qu’elle ne retombe sans cesse du côté de la dépossession oligarchique.
Critique du « virilisme stratégique », adversité et place de la violence
Un élément important, mais peu traité est celui que vous appelez « virilisme stratégique ». Cela m’évoque notamment une réflexion du politiste Laurent Jeanpierre exprimant que le fait de sortir de l’avant-garde éclairée et de la conception léniniste du pouvoir permettait de sortir du virilisme et d’installer « un doute envers la définition même de la stratégie comme affaire guerrière ou quasi-militaire et donc essentiellement masculine »6. Comme traitez-vous de cette question, en lien avec les politiques d’émancipation, surtout dans une période aussi marquée par les antagonismes ?
Du fait que les hommes ont largement dominé et dominent encore les façons de dire et de faire la politique, les conceptions liées à la définition hégémonique, en tout cas en Occident, de la masculinité – donc du virilisme – a contraint lourdement les manières de mettre en mots et de pratiquer la politique. Les formes les plus valorisées de la politique ont alors eu souvent partie liée avec la tendance à « montrer qu’on a des couilles ». Et cela a été renforcé par le fait que – y compris à gauche et dans les gauches les plus radicales et critiques – la pensée militaire a joué un certain rôle. Par exemple, Marx, Engels, Lénine ou Trotsky sont des lecteurs de l’ouvrage classique de théorie militaire De la guerre (écrit entre 1816 et 1830 et resté inachevé) du général prussien Carl von Clausewitz. Ainsi la pensée militaire a innervé le langage et les façons de se représenter les choses. Récemment, cette focalisation sur le combat, les rapports de force, la figure de l’adversaire et le modèle de la guerre a été consolidée par le « populisme de gauche » théorisé par Chantal Mouffe. Ce « virilisme stratégique » accompagne aussi d’une certaine façon les politiques de gestion de l’ordre établi. Pour les politiciens qui mettent en œuvre ces politiques, il s’agit également de surtout gagner contre des adversaires dans le cadre des compétitions électorales.
Or, l’émancipation sociale, à la fois individuelle et collective, c’est une autre paire de manches. Cela suppose le développement d’autres formes de vie, de travail, d’amour, de rapport à la politique que les formes institutionnellement dominantes. Et d’autres formes qui sont déjà en germe dans les imaginaires personnels, les sociabilités quotidiennes ou les expériences alternatives. Il ne s’agit pas d’utopies au sens d’une complète extériorité par rapport au réel, mais de formes déjà présentes à l’état plus ou moins lacunaire dans les contradictions du réel. Partir des contradictions du réel pour le transformer : voilà une injonction marxienne encore pleinement actuelle ! Il s’agit donc moins de gagner un combat que de développer des formes de vie à la fois déjà là et alternatives aux formes dominantes. Gagner des combats dans des rapports de force ne peut qu’être un moyen parmi d’autres pour aider à ce développement, mais ne peut pas constituer le centre de la stratégie émancipatrice. Or, le virilisme stratégique en fait justement le cœur de son imaginaire. Cela tend, en particulier, à dévaloriser tout ce qui est culture expérimentale, expérimentation d’autres formes de vie. Ce qui a été redoublé dans la tradition politique française très marquée par le centralisme. Il y a d’ailleurs eu une évolution négative dans le cas français de ce point de vue, car fin du XIXe – début du XXe siècles, les expériences alternatives font pleinement partie du mouvement ouvrier et socialiste.
C’est-à-dire ?
Quand Jean Jaurès définit le socialisme, c’est à travers trois piliers : le pilier parlementaire, le pilier syndical, et les coopératives. Et puis après de la guerre de 14-18, les coopératives ne disparaissent pas, mais tendent à ne plus être considérées comme un pilier du socialisme, en dehors de Marcel Mauss dans ses chroniques du Populaire. Autrement dit, la forme expérimentale de la politique perd de son importance. Il reste donc le parti et le syndicat. Et, dans ce cadre, le syndicat va être considéré comme quelque chose de dépendant du parti, dans le pôle socialiste et dans le pôle communiste, de manière plus rigide dans ce second cas. Ainsi le mouvement socialiste français a connu une dévalorisation de la forme expérimentale en son sein. Or, faire naître une société émancipée en rupture avec le capitalisme suppose d’inventer des choses différentes à partir de ce qui est en germe dans les contradictions du réel et de les mutualiser. Et dans la logique expérimentale, ce qu’a bien compris la philosophie pragmatiste de John Dewey, il y a une dimension importante d’exploration, de tâtonnements et d’apprentissage via les échecs même.
Restent des antagonismes qui poussent à l’affrontement…
Bien sûr, le « virilisme stratégique » est souvent justifié historiquement chez les marxistes et les anarchistes par la confrontation avec deux secteurs de l’appareil d’État que sont la police et l’armée. Mais ce n’est qu’un bout de l’expérience multiforme des quelques avancées et des nombreux échecs socialistes et libertaires. Or, lorsqu’on finit par penser que l’État c’est principalement la police et l’armée, on tend à ne voir uniquement que la question du rapport à la police et à l’armée, et donc à la violence. Pour une politique d’émancipation sociale, l’État c’est à la fois plus compliqué que la police et l’armée, avec également une diversité de dispositifs bureaucratiques mais aussi une prise en charge verticaliste de services publics socialement utiles. Et, par ailleurs, faire émerger des formes d’auto-organisation populaire et d’autonomie personnelle face à l’État appelle une inventivité démocratique, coopérative et personnelle, que l’obsession d’une contre-violence peut paralyser. Car s’il n’y avait que des affrontements pour une politique d’émancipation ce serait relativement simple. C’est pourquoi une focalisation anti-étatique sur les composantes répressives de l’État consolide la présence subreptice de l’étatisme au sein même de la galaxie de l’émancipation, dans l’imaginaire émancipateur lui-même. La fétichisation de la figure christique de Che Guevara en constitue une modalité post-adolescente de masse. J’ai aussi personnellement donné dans cette colonisation militarisante de l’imaginaire de gauche : j’avais un poster du Che dans ma chambre quand j’étais lycéen à la fin des années 1970…
Les dérèglements actuels de la violence policière, de loi Travail en « gilets jaunes », favorise cette focalisation militante sur la question de la violence. Tout en dénonçant cette accentuation des violences policières, on peut avoir une analyse plus nuancée de ses causes permettant de s’écarter de cette tendance. Mon collègue Fabien Jobard, spécialiste de la sociologie de la police, a suggéré que ce n’était pas « le Pouvoir » qui devenait de plus en plus volontairement méchant en vue de défendre le néolibéralisme et les intérêts de la bourgeoisie, mais que le pouvoir politique perdait de plus en plus le contrôle des forces de police, que le pouvoir policier s’autonomisait par rapport au pouvoir politique en France. Les politiques craignent, dans un contexte idéologique valorisant le sécuritaire, de se faire traiter de « laxistes » et même la hiérarchie policière tend à couvrir les débordements de plus en plus nombreux.
Cette focalisation sur la violence policière dans la représentation de « l’État », lui-même mis au centre de la politique, conduit logiquement les groupes alternatifs à renforcer l’imaginaire viriliste et à assécher l’imaginaire de l’émancipation.
Quelle serait l’alternative permettant de penser la transformation sociale sans mettre l’émancipation au frigo, penser la confrontation politique sans naïveté ni virilisme ?
Cela suppose de mettre au centre la question de l’émancipation et de ne faire de la confrontation politique qu’une des composantes importantes de cette question. Afin de sortir de l’obsession des ennemis et des adversaires, de l’imaginaire militaire, du modèle de la guerre, des textes de 1952 de Maurice Merleau-Ponty autour de la notion d’adversité sont très stimulants. Il part d’exemples de créateurs et d’artistes, comme le peintre Paul Cézanne, mais cela peut être étendu aux actions émancipatrices. Il met en évidence que quand on veut créer ou quand on veut transformer le monde, il y a des inerties qui nous retiennent, des inerties qui sont en nous et qui sont dans les choses autour de nous, qui sont dans les institutions, qui sont aussi dans les relations avec les autres personnes. Il appelle cela « adversité ». L’émancipation aurait alors davantage à voir avec le déplacement des adversités, intériorisées et extérieures, qui freinent nos actions, voire les paralysent, qu’avec le combat contre des adversaires. Au-delà des analyses de Merleau-Ponty lui-même, on pourrait ne faire des adversaires qu’une modalité de l’adversité. Cela nous aide à sortir des visions manichéennes et cela réintroduit le travail sur soi comme une figure de l’émancipation en interaction avec l’activité coopérative pour surmonter les adversités. N’importe qui s’étant immergé un tant soit peu dans une expérience alternative observe bien que, sans aucune intervention policière ou sans aucune trace de propagande médiatique, deux plans surévalués dans les imaginaires militants critiques, des difficultés surgissent des inerties en soi, dans les choses et dans les relations avec les autres.
La problématisation merleau-pontienne de l’adversité nous réoriente donc vers une stratégie d’émancipation non viriliste et, par ailleurs, échappant aux aigreurs du ressentiment. Cela n’évacue pas le fait qu’il peut y avoir des adversaires à combattre. Et cela ne conduit pas à abandonner la possibilité qu’une victoire électorale puisse favoriser de l’émancipation. C’est rare historiquement, mais cela existe. On peut penser à l’exemple du Chili de Salvador Allende jusqu’au coup d’État de septembre 1973.
Cela n’est-il pas contradictoire avec ce que vous développez sur l’émancipation et l’expérimentation ?
La focalisation sur l’activité électorale est effectivement, souvent, quelque chose qui dévie la transformation sociale. Mais la victoire de Salvador Allende en 1970 a stimulé le développement de formes populaires d’auto-organisation. On a donc eu là un cas peu courant de conjonction d’une transformation au niveau de l’État, née d’un processus électoral, et de transformations autogestionnaires qui se passent dans la société. Ce n’est pas la victoire électorale qui a produit le processus de transformation sociale, mais la victoire électorale l’a favorisé. Cependant on ne doit pas caler les stratégies émancipatrices sur de tels cas exceptionnels en en faisant l’axe principal, dans une logique qui relève alors d’une croyance électoraliste. Mais il ne faut pas, non plus, se figer dans un dogmatisme anti-électoral, en étant a priori fermés à ce qui n’est une possibilité parmi d’autres. Un pragmatisme libertaire suppose de pouvoir se saisir d’une pluralité d’outils et de les combiner dans des situations historiques à chaque fois spécifiques.
Ainsi, dans le cadre pluraliste de ce pragmatisme libertaire, des formes contrôlées de violence de masse ne doivent pas être, non plus, a priori exclues. Car il n’est pas impossible que, dans des situations où les dispositifs politiques deviennent structurellement autoritaires, à la manière du régime incarné par Vladimir Poutine en Russie, des formes insurrectionnelles refassent partie d’une solution possible. Mais faisons toutefois attention de ne pas confondre les régimes politiques structurellement autoritaires avec les fantasmes de prétendue « dictature » et autre « totalitarisme » visant un État de droit à penchants autoritaires comme la France d’aujourd’hui, tels qu’ils ont pu s’exprimer parmi les antipass-antivax ou dans le Manifeste conspirationniste écrit par une fraction marginale de l’ultragauche. La violence poutiniste a rappelé avec ses morts le ridicule relativiste de tels amalgames, de Julien Coupat à Laurent Wauquiez. La direction des éditions du Seuil va-t-elle lancer dans l’urgence un nouveau coup éditorial, de « solidarité avec l’Ukraine » cette fois, pour tenter subrepticement d’effacer la honte d’avoir publié, promu et défendu les délires de Coupat et al. ?
Ces clarifications apportées, notons que l’actuel drame ukrainien nous pose aussi la question de la possibilité de formes de violence au sein des stratégies émancipatrices. Certes, dans chaque situation socio-historique concernée, les acteurs de l’émancipation doivent tenter d’évaluer dans quelle mesure des formes de non-violence de masse pourraient être davantage efficaces dans une logique émancipatrice que des formes de violence insurrectionnelle, ou comment les deux pourraient éventuellement être combinées. Car il faudrait garder en tête que la violence insurrectionnelle prédispose davantage à des capitalisations de pouvoir selon une hiérarchie militarisante. Cela a aussi été le cas dans l’armée libertaire ukrainienne dirigée par Nestor Makhno lors de la Révolution russe. À l’inverse, la non-violence de masse laisse davantage de place à l’auto-organisation collective et à l’autonomie personnelle, mais elle suppose une forme d’autodiscipline individuelle et collective pas si facile à générer à une grande échelle. Et ce n’est pas un instrument qui peut avoir a priori la même efficacité dans toute situation. De toute façon, même si des formes de violence apparaissent nécessaires au sein de dictatures ou de régimes lourdement autoritaires, les formes militarisées de combat devraient être soumises dans la galaxie des émancipations à la double question prioritaire du déplacement des adversités et du développement, à partir de là, de formes alternatives de vie, dès l’ici et maintenant.
Le problème principal du virilisme stratégique qui hante encore souvent, au moins sous une forme nostalgique, des secteurs significatifs des gauches radicales et libertaires, dans la mythologie de Guevara, pour les uns, de Makhno et Durruti, pour les autres, c’est de tendre à faire de la logique militarisante susceptible au plus de constituer une composante secondaire dans un nombre limité de situations contemporaines, le cœur de l’imaginaire alternatif. Or, c’est la dialectique des adversités et des émancipations qui devrait occuper le cœur de l’imaginaire d’une gauche d’émancipation, et encore plus de son pôle libertaire.
Post-scriptum de Philippe Corcuff après le 1er tour de l’élection présidentielle (lundi 11 avril 2022)
J’ai tenu à ce que cet entretien, notamment critique à l’égard des composantes confusionnistes des discours de Jean-Luc Mélenchon, ne paraisse qu’après le premier tour de l’élection présidentielle. Car je ne voulais pas que mes critiques soient comprises comme une hostilité à l’égard de la dynamique du « vote utile » à gauche en faveur de Mélenchon et utilisées contre elle. La mise en perspective conceptuelle et historique est une chose, les choix électoraux circonstanciels très contraints dans l’incertitude relative de conjonctures spécifiques une autre. D’ailleurs, après maintes hésitations, j’ai moi-même opté au premier tour de la présidentielle pour Mélenchon par pragmatisme antifasciste. J’ai ainsi tenté d’appuyer la fragile possibilité de non-qualification de Marine Le Pen au second tour. J’ai pris le risque des ambiguïtés confusionnistes pour essayer de freiner le danger d’extrême droite.
Cependant, si Mélenchon avait atteint le 2ème tour, j’aurais voté blanc dans un face-à-face Macron-Mélenchon. Pourquoi ? Au niveau de la politique sociale et écologiste, les propositions de Mélenchon constituent nettement un mieux par rapport au cadre néolibéral d’Emmanuel Macron, même si cela demeure éloigné de la perspective anticapitaliste et libertaire qui est la mienne. Au niveau socio-psychologique, son autoritarisme, qui a explosé dans divers épisodes publics, apparaît plus important que celui du verticalisme technocratique de Macron. Quant au niveau du conflit ukrainien et des relations internationales en général, il est à redouter que sa politique ait pu être et soit beaucoup plus inquiétante que celle de Macron. Enfin, si Mélenchon avait fait un trop bon score face à Macron, sans pour autant le battre, cela aurait donné des forces supplémentaires aux dérèglements confusionnistes de la gauche qu’il a incarnés de manière réitérée (comme le documente La grande confusion), en le mettant encore davantage au centre de l’avenir de la gauche et en contrecarrant les possibilités de réinvention d’une gauche d’émancipation.
Aujourd’hui, le pragmatisme antifasciste réclame résolument de battre le danger « postfasciste » incarné par Marine Le Pen et donc de mettre un bulletin Macron dans l’urne sans état d’âme. Mélenchon et Macron sont les deux locuteurs confusionnistes les plus cités parmi les politiciens dans La grande confusion, et j’ai pourtant voté Mélenchon au premier tour… Car si le confusionnisme facilite dans la période actuelle la dynamique ultraconservatrice, les formations discursives confusionniste et ultraconservatrice sont distinctes, la seconde représentant le péril principal. Certes, le facteur « confusionnisme » ne constitue pas le seul élément à prendre en compte dans le jugement politique aujourd’hui, et il y a aussi le néolibéralisme économique qui sépare Macron de Mélenchon. Cependant il faut prendre garde à ne pas mettre un doigt, qui serait justifié par l’hostilité à l’actuel président, dans une critique du néolibéralisme appuyant une politique xénophobe et nationaliste d’extrême droite. Car, sous couvert de sanctionner la politique, effectivement détestable, de Macron, il n’y aucune raison que nous nous punissions nous-mêmes, par un masochisme non conscient de lui-même, en contribuant à installer l’extrême droite au pouvoir pour un temps indéterminé. Ce qui affectera peu la situation d’Emmanuel Macron lui-même, mais surtout la nôtre.
Au soir du 1er tour de la présidentielle de 2022, Jean-Luc Mélenchon est apparu moins ambigu qu’au soir du premier tour de 2017, alors qu’il était tenté hier par un rejet symétrique de Le Pen et de Macron. Toutefois, il s’est arrêté en chemin en reprenant la position exprimée sur TF1 le 30 avril 2017, avant le second tour de la dernière élection présidentielle du 7 mai 2017, par un appel à ne pas voter Marine Le Pen. Un net coup d’arrêt au brouillage confusionniste de la frontière symbolique avec l’extrême droite engagerait à appeler à voter contre l’extrême droite en mettant un bulletin Macron dans l’urne. Le choix final laissé à une consultation électronique des sympathisants de La France insoumise a peu de chance, au vu de leurs divisions probables sur cette question et comme la dernière fois, de déboucher sur cette clarification souhaitable. Si Mélenchon et son entourage ont utilisé l’argument de l’extrême droite pour alimenter le « vote utile » en leur faveur au 1er tour, ils ne font donc pas toute leur part contre l’extrême droite au 2ème tour, par une position demeurant partielle et ambiguë. Ce qui apparaît particulièrement dangereux à un moment où l’écart entre Macron et Le Pen s’est resserré et où jamais la menace d’une victoire de l’extrême droite n’a été aussi forte. Souhaitons que Jean-Luc Mélenchon, en tant que personne, et que le Parlement de l’Union Populaire, en tant qu’entité collective, connaissent un sursaut de clarification éthique sur ce point décisif d’ici le 24 avril. Autrement, ils porteraient une responsabilité importante pour l’avenir en consolidant les jeux dynamiques du confusionnisme et de l’extrême droitisation, à un moment où nous sommes vraiment au bord du précipice politique pour la première fois sous la Ve République …
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2 Dans Olia Maruani, « Quelques réflexions sur l’antisémitisme et son déni à La France insoumise », site du collectif Golema, 7 février 2022.
3 Julien Chanet, qui réalise cet entretien, est aussi engagé dans le RAAR.
5 Dans Jean-Yves Pranchère, « Anti-impérialisme ou complicité avec l’agression russe ? », site de la revue Esprit, mars 2022.
6 Dans Laurent Jeanpierre : « Former un engrenage socialiste », entretien avec Julien Chanet, site de Ballast, 28 février 2021.
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